« Routine » : différence entre les versions

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Avertissement

Auteurs : Pierre Morlon et Marianne Cerf

Le point de vue de...
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Annexes de l'article
Voir aussi (articles complémentaires)
Autres langues
Anglais : routine
Allemand : Routine
Espagnol : rutina
Informations complémentaires
Article accepté le 4 juillet 2023
Article mis en ligne le 4 juillet 2023
« Une seule machine, la machine à battre, commençait à être acceptée. C’était l’engourdissement mortel, inévitable, de la routine ; et si lui, progressiste, intelligent, se laissait envahir, qu’était-ce donc pour les petits propriétaires, têtes dures, hostiles aux nouveautés ? Un paysan serait mort de faim, plutôt que de ramasser dans son champ une poignée de terre et de la porter à l’analyse d’un chimiste, qui lui aurait dit ce qu’elle avait de trop ou de pas assez, la fumure qu’elle demandait, la culture appelée à y réussir » (Zola, La terre, 1887.).

« C’est une explication vraiment trop simple que de dire : “Le paysan est un imbécile et un retardataire”. L’empirisme paysan ne représente qu’une longue expérience ancestrale. Je pense également que, dans tous les pays, on peut faire confiance à l’homme de la terre pour savoir “compter ses sous”. Aussi, ai-je essayé de comprendre les raisons de cette résistance paysanne au retournement de ses vieilles pâtures ». Ainsi doit encore plaider, en 1959, André Voisin, à l’Académie d’Agriculture de France.

Pendant des générations, il a été reproché à la « routine » et aux préjugés de paysans ignorants et paresseux de maintenir l’agriculture dans l’immobilisme et l’arriération.

Mais la routine peut aussi être vue comme un savoir-faire, une qualité issue de l’expérience, une assurance de ne pas risquer de perdre sa subsistance.

Et l’époque récente redécouvre l’utilité des routines pour réduire la charge mentale dans la chose extrêmement complexe qu’est la conduite d’une exploitation agricole.


Avant la routine, l’accoutumance

« Je voy de si grans abus et ignorances en tous les arts, qu’il semble que tout ordre soit la plus grande part perverti, et qu’un chacun laboure la terre sans aucune Philosophie, et vont tousjours le trot accoustumé, en ensuivant la trace de leurs prédécesseurs, sans considérer les natures, ni causes principales de l’agriculture. » (Palissy, [1563] 1988, 60.).

Le mot coutume, qui a précédé routine, désignait sous l’Ancien Régime un ensemble de règles juridico-économiques. A la Renaissance, il prend aussi le sens d’habitude, qui s’applique à la terre, au bétail ou aux hommes.

Suivre l’habitude – celle du lieu, ou la sienne propre – est, selon les cas, une bonne ou une mauvaise chose, comme l’explique Gallo ([1569] 1572 : 42-43) :

« VINCENT. Quelle façon, & coustume vous plaist le mieux en matiere de semer les bleds, ou de les laisser legerement sur la terre, ou de les couvrir avec le soc, & araire ?
JEAN BAPTISTE. Il y a plusieurs qui sement largement, & dessus, & dessous, selon qu’il convient à l’assiette des lieux, à la tardiveté des semailles, ou à la saison oportune, mais la plus-part s’y gouvernent selon leur puissance, & autres suyvant ce qu’ils ont acoustumé, & laquelle coustume peut estre aussi mauvaise & sans fruit, que bonne, & prouffitable. »

C’est aussi ce qui ressort de la lecture d’Olivier de Serres (annexe 1).


Le péché originel de l’agronomie

Routine : une connotation négative seulement en agriculture

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, le mot routine est employé en musique, littérature, médecine, chirurgie, droit, religion… avec des connotations diverses. « Routine, longue usance & pratique de quelque chose. (…) Expérience par longue pratique. (…) Il a un peu de routine, & rien de plus. » (Monet, 1635), « Routine. Usage acquis par une longue habitude, sans le secours de l’étude & des règles » (Académie, 1694), « PRATIQUE, signifie aussi, routine, habitude contractée par un exercice assidu » (Furetière, 1701), « Sorte d’habitude acquise à force d’exercice » (Richelet, 1706), « longue pratique » (Pomey, 1716), « Capacité, faculté acquise plutôt par une longue habitude, par une longue expérience, que par le secours de l’étude & des règles » (Académie, 1718 ss).

Parlant d’agriculture et appliqué aux cultivateurs, routine a toujours un sens péjoratif. Son emploi se généralise après 1750, lors des controverses sur la « nouvelle culture » de l’Anglais Tull, testée par Duhamel du Monceau et son réseau, et sur la jachère.

Rappelons un point essentiel de cette dernière : la jachère était vue comme une année de «  repos » pendant laquelle la terre « reprenait des forces » en ne « travaillant » pas, c’est-à-dire en ne produisant pas de récolte. Or repos de la terre n’est pas absence de travail du sol, bien au contraire : la jachère était une suite de labours et façons superficielles… soit beaucoup de travail. « La terre se repose donc, mais le cultivateur ne se repose pas » (Chrestien de Lihus, 1804 : 80). Mais Yvart (1764-1831) a transféré de la terre à l’homme l’idée de repos, et fait l’amalgame entre jachère, friche et lande pour expliquer l’existence de la jachère par la « paresse » des cultivateurs (Morlon & Sigaut, 2008, chap. 3).

C’est à cette époque que naît l’agronomie (dans son sens large de science de l’agriculture) porteuse de la notion de progrès qui remplacera peu à peu l’idée de « porter l’agriculture à sa perfection ». Or, alors que certains affirment « que plus un champ rapporte, moins la terre en est altérée, et que plus au contraire, le rapport est modique, plus elle soufre et s’amaigrit ; et qu’on la rend inépuisable, quand on sait seulement varier les objets de sa fécondité » (François de Neufchâteau, 1797 : 28), et qu’il existe des « cultures restituantes », suffisantes à elles toutes seules pour maintenir la fertilité perpétuelle de la terre (Yvart, 1809 : 350), ce que l’agronomie naissante proposa pendant des décennies,

  • n’était pas économiquement à la portée de l’immense majorité des cultivateurs,
  • ou pas applicable partout : le « système de Norfolk », ou de Flandre, donné comme modèle universel, exige des conditions très rarement réunies : engrais humain des villes, moyens de communication[1], etc. (Morlon, 2013 ; [[Assolement, rotation, succession, système de culture : fabrication d’un concept, 1750-1810),
  • voire techniquement pas valable sur le long terme : on comprit plus tard que remplacer la jachère par du trèfle met de l’azote dans le système, d’où quelques années de meilleures récoltes… qui accentuent la carence en phosphore.

On expliqua par la « routine » la résistance à ces changements. Ce lieu commun, qui évite de se poser les bonnes questions, est le fondement du schéma descendant du progrès et des classifications psychologiques des agriculteurs : les chercheurs trouvent, la vulgarisation diffuse et les agriculteurs adoptent plus ou moins vite ou n’adoptent pas, selon leur psychologie personnelle.

Ce schéma diffusionniste a longtemps marqué l’agronomie naissante. Elle ne s’en libérera qu’à la fin du 20e siècle, où cela le mot routine prit un sens positif.


Un lieu commun largement admis…

Les phrases de La Quintinie, « rarement se trouve-t-il parmi eux ((les jardiniers)) autre chose qu’une ignorance présomptueuse & babillarde, soutenue d’une misérable routine », « continuant de faire la plupart de leur besogne au hasard, ou plutôt par routine » (1697 : 38 & 61) sont peut-être les premières expressions d’une affirmation qui sera répétée à l’infini comme une vérité de base admise par écrivains en agriculture et agronomes (annexe 2)

Ces reproches sont encore répétés au XXe siècle (annexe 3). En 1913 ou 1914, un manuel d’école primaire propose dans ses lectures complémentaires un extrait du livre de Rémi Dumont (le père de René), Routine et Progrès en agriculture, incluant ce qui suit :

« L’esprit routinier et les préjugés populaires »

.

La culture progresse avec plus de lenteur que le commerce et l’industrie, parce qu’elle est la plus ancienne des professions. Ses procédés, transmis de génération en génération par une tradition routinière, par un usage séculaire, s’imposent d’autant plus qu’ils sont enracinés depuis plus longtemps : « Une vieille erreur a toujours plus de force qu’une jeune vérité. (…) Que de préjugés, que d’erreurs, que de recettes empiriques [en note : suggérées uniquement par une expérience routinière], de croyances superstitieuses à déraciner encore chez bon nombre de nos paysans ! (…) On voit, par ces quelques considérations, quel chemin il reste à parcourir pour que le progrès puisse s’installer en maître dans nos campagnes, en chasser les erreurs, les préjugés, les pratiques superstitieuses et la routine » (Dutilleul & Ramé, ca. 1913 : 250).


…quoique discuté

Revenant aux XVIIIe et XIXe siècles, certains en restent à cette condamnation sans appel. Mais d’autres, tout en la faisant leur, et quitte à se contredire (annexe 4), la nuancent ou la discutent.

Dès 1762, un Préservatif contre l’agromanie anonyme[2]. s’élève contre ces critiques : « Il n’en est point de l’agriculture comme des manufactures. On ne doit point être surpris de ce qu’on l’ait abandonnée à la routine, à sa méthode triviale : elle est bonne en général. Le simple cultivateur est en état de donner des leçons au physicien, qui n’a jamais labouré. » (p. 21).

En 1786, Broussonet est radical : « On ne peut se le dissimuler, quoique les Écrivains aient été prodigues de conseils, il ne s’est opéré en Agriculture, depuis les anciens Romains, aucune révolution sensiblement avantageuse. Si l’on en croit la plupart des Auteurs, la faute doit en être attribuée au Cultivateur, comme si celui qui entreprend d’instruire les autres, n’était pas toujours comptable de l’inutilité de ses leçons. Telle est la nature de l’homme, qu’en répétant souvent le même travail, il ne s’accoutume à le mieux faire qu’en perdant en même temps le besoin & conséquemment le désir de se rendre raison de ce qu’il fait. De même l’habitude de combiner des idées, fait perdre peu-à-peu à celui qui ne s’occupe que de la partie théorique d’un art quel qu’il soit, le désir & la facilité de mettre la main à l’œuvre ».

Dans ces discussions, les arguments ou les questions portent d’une part sur les individus (leur personnalité, leur situation économique) et d’autre part sur les techniques nouvelles proposées (annexe 5).

Comme le suggère Duhamel du Monceau (1762 : vi), les routines ne sont pas toutes vicieuses : « Je pense bien que des gens instruits doivent essayer de détruire les préjugés & les routines reconnues vicieuses ». En 1816, Bosc explicite : « On appelle ainsi une série de pratiques dont ne peuvent rendre raison ceux qui les exécutent. Il y a de bonnes, il y a de mauvaises routines » : le fléau, ce sont les mauvaises routines.

Dit autrement, les pratiques anciennes ne sont pas toutes des routines aveugles : « Les laboureurs Flamands sont incontestablement, de l’aveu des Anglais eux-mêmes, les premiers laboureurs du monde. (…) La pratique de Flandre, étudiée par les Anglais vers 1650, ne leur a point paru une routine aveugle. Ses effets étaient ceux d’une méthode heureuse. L’Angleterre s’en est servie pour perfectionner la sienne ; et, dans ces derniers temps, elle y revient encore. » « Qui est-ce qui a révélé aux fermiers Flamands l’avantage de faire succéder une plante qui trace, à un végétal qui pivote ? Qui leur a donné le secret de cette merveilleuse alternative ? C’est ce qu’on ignore. Ici la science n’a point précédé la routine. » (François de Neufchâteau, 1804 : 183 & 188).

On trouve ainsi des plaidoyers épars contre l’accusation de routine, voire pour la routine. Nous en donnons des exemples en annexe 6). Mais c’est en faisant appel à d’autres disciplines que l’agronomie contemporaine propose un vrai retournement. Nous évoquerons ici ce qu’elle apprend de l’histoire et des sciences de gestion.


Éclairages contemporains : le retour des routines

Court terme et long terme

L’agriculture a la particularité que, sur un même critère, les résultats d’un changement technique, non seulement varient d’une année à l’autre selon le climat ou les problèmes phytosanitaires, mais peuvent être différents, voire contraires, selon qu’on les juge à court, moyen ou long terme. Les exemples en sont légion. Mais qui a la possibilité de juger à long terme avant de se prononcer ? Sur ce point, comme sur d’autres, les différences sociales sont fondamentales…

Historiquement, quelques noms ressortent pour avoir fait des essais ou des évaluations pluriannuels : Duhamel du Monceau (1700-1782), Thaer (1752-1828)… Mais, dans la controverse des années 1950-60 sur le retournement des prairies permanentes, André Voisin (1953, 1961, 1963) réclamait encore à la recherche, en vain, des essais de longue durée !


« Le véritable problème n’est pas celui de l’efficacité de la vulgarisation, mais celui de la pertinence de l’innovation »

« La seconde tâche d’une technologie de l’agriculture actuelle serait l’étude de la transmission des savoirs entre ces deux sous-ensembles sociaux que sont les agriculteurs d’une part, et les "conseillers" de l’agriculture d’autre part (au sens large du terme : conseillers proprement dits, mais aussi enseignants, chercheurs, techniciens, etc.). Ce problème est, si l’on veut, celui de l’efficacité de la vulgarisation. Mais on s’interdit de le résoudre si on le pose seulement en termes de vulgarisation[3] c’est-à-dire si, sans trop s’interroger sur la pertinence de celle-ci, on se borne à chercher des explications d’ordre socio-économique ou psychologique à ses difficultés. Bien sûr, les facteurs de cet ordre jouent un rôle, qu’il ne s'agit pas de nier. Mais les raisons les plus profondes sont d’ordre épistémologique : c’est dans la cohérence du système de notions sous-jacent à chaque système de culture qu’il faut les chercher. Une innovation n’est possible que si elle trouve sa place dans ce système. Le véritable problème n’est pas celui de l’efficacité de la vulgarisation, mais celui de la pertinence de l’innovation. Le "refus" de celle-ci (…) n’est, scientifiquement parlant, qu’un artefact, une fausse apparence créée par une fausse problématique. L’histoire montre au contraire (ou plutôt montrerait, si nous la connaissions mieux) que les agriculteurs de tous les pays sont capables d’adopter avec un empressement parfois étonnant les innovations qui leur profitent vraiment. Ils se chargent même souvent de les inventer eux-mêmes, et à côté des échecs de la vulgarisation, il y a des réussites de cette "non-vulgarisation", si l’on peut dire » (Sigaut, 1976 & 1985).


Le progrès n’est pas une voie étroite à sens unique

Comme l’explique Comet (1992, voir annexe 7), le progrès ne consiste pas à remplacer une technique par une autre, mais à élargir l’éventail des techniques disponibles, entre lesquelles chaque praticien choisit en fonction de contraintes et de critères matériels, économiques, sociaux, moraux... entre lesquels il fait des compromis. Le « progrès » peut ainsi prendre des directions différentes selon, par exemple, que priorité est donnée à la maximisation du revenu (critère souvent utilisé dans les livres pour juger de l’efficacité d’un système agricole), à la stabilité de ce revenu, à la durée et la pénibilité du travail, ou à la conservation à long terme des ressources…

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Compte tenu de ce qui précède, que vaut le schéma largement enseigné de la diffusion du progrès, qui classe les agriculteurs en « premiers adoptants », « suiveurs » et « réfractaires au progrès » ?


Des « procédures de routine » pour alléger la charge mentale

Un critère rarement pris en compte dans la littérature agricole est la charge mentale : la quantité et la difficulté des questions à résoudre et à décider dans sa tête. « Celui qui pense ne peut être continuellement à penser qu’il pense. Notre entendement ne remplit plus sa mission. Il ne s’occuperait que de lui-même » (Balmès, 1850 : 98). « C’est ce partage de l’attention qui constitue, me semble-t-il, la spécificité de l’action outillée. Spécificité qui en fait aussi toute la difficulté. Cette difficulté est évidente chez les humains, qui eux aussi s’en remettent le plus possible à leurs automatismes d’habitude dans les actions ordinaires (dites de routine) » (Sigaut, 2012 : 132-133) ; ainsi, « l’automatisme n’est pas incompatible avec l’intelligence, au contraire. Sans automatismes, il n’y aurait que des tâtonnements, et la réflexion elle-même n’aurait plus rien à quoi s’appliquer » (id. : 124).

Ce qui est vrai pour de nombreuses activités l’est tout particulièrement en agriculture. De tous les métiers, c’est sans doute celui qui fait appel aux compétences les plus diverses, et met en concurrence au même moment des tâches très variées sur des milieux de culture hétérogènes. Un agriculteur doit penser à plusieurs choses en même temps, prendre des décisions à des échelles de temps qui vont de l’heure à plusieurs années, alors qu’il fait face à un maximum d’incertitudes : biologiques (sous influence météo et phytosanitaire), météorologiques pour les travaux des champs, commerciales… De façon à première vue paradoxale, ce n’est qu’en ayant des routines – éprouvées par l’expérience pratique – qu’il peut faire les meilleurs choix possibles… en évitant d’avoir le cerveau qui explose.

C’est ainsi que, étudiant la façon dont des agriculteurs organisent la mise en place des betteraves sucrières (préparation du sol et semis) en fonction de l’état du sol sur leurs différentes parcelles, du climat, de leur équipement et de leur calendrier de travail, Marianne Cerf (1994, 1996 a & b, 1997) observe que chacun de ces agriculteurs a construit au cours du temps[4] ce qu’on appelle une “procédure de routine”, qui est dans ce cas la combinaison d’outils qu’il applique le plus souvent, ou qu’il cherche à appliquer le plus souvent possible. Cette procédure oriente son regard : est-ce que la situation va lui permettre d’appliquer sa procédure de routine pour atteindre le résultat qu’il en attend ? Les observations qu’il fait alors ne visent pas à imaginer une façon de travailler le sol adaptée à ce qu’il voit, mais à savoir s’il peut appliquer sa procédure de routine, et dans le cas contraire, quelle autre procédure. Il y a donc une grande différence entre la façon dont un agriculteur porte son regard sur une situation, et la pratique de diagnostic de l’agronome (conseiller, chercheur). Le semis étant un moment clé pour la réussite de la culture des betteraves, et la procédure de routine donnant satisfaction lorsqu’elle s’applique sur un certain état du sol, certains agriculteurs cherchent à créer les conditions pour avoir cet état du sol à ce moment, ce qui se gère au labour à l’automne précédent. La procédure de routine du semis structure alors en amont d’autres procédures. Pour l’agronome, il peut sembler étrange de labourer des limons tôt en hiver, car ils vont « battre » ; mais c’est justement ce que recherche l’agriculteur car la croûte de battance assure une portance suffisante pour passer les outils de sa procédure de routine, tout en ne créant pas de difficultés pour créer le lit de semence.

De telles procédures de routine ont été observées dans d’autres domaines, comme la lutte contre les adventices tout au long de la campagne agricole (Macé et al., 2007 ; Compagnone et al., 2008 ; voir l’annexe 3 de l’article Mauvaise herbe). La routine permet l’efficacité quand les situations qu’on rencontre se répètent – même si ce n’est jamais totalement à l’identique- : ce qu’on met en œuvre résiste à une certaine variabilité des situations, il faut simplement avoir en tête la classe de situations pour laquelle la routine est efficace pour atteindre l’objectif visé, et savoir repérer quand la routine n’est pas pertinente et ne doit pas être appliquée.


Le progrès consiste… à trouver de nouvelles routines

Traitant d’Action et rationalité des acteurs, après avoir évoqué les travaux de Herbert Simon sur la « rationalité limitée » des acteurs qui ne sont pas des « homo œeconomicus », Sebillotte (1994 : 56-57) écrit : « “ Là se déterminent les conditions de succès, ou d’échec, des organisations économiques, par un processus analogue à celui de la sélection naturelle. En économie, cette sélection fonctionne par le couplage de deux procédures, la routine et la recherche (de nouvelles routines). [...]. Par routine, on entend une structure de comportements régulière et prévisible, conduisant à des schémas d’activité répétitifs. Ces schémas constituent la mémoire organisationnelle où les participants puisent les références qui vont garantir la rapidité et la pertinence de leurs choix ” (Ménard, 1990, p. 111, à propos des travaux de R. Nelson et S. Winter, 1982). C’est bien ce que disaient déjà les pionniers (March et Simon, 1958, p. 134-167). Ce qui est intéressant, c’est une mise en valeur positive, si l’on peut dire, des “ rigidités internes qu’on a habituellement tendance à identifier à des facteurs d’inefficience ”, alors qu’habituellement on valorise plutôt “ la flexibilité comme le font les modèles du cycle de vie ” (Ménard, 1990, p. 111). Les agronomes évoquaient aussi le double rôle des modèles pour l’action de l’agriculteur : source d’efficacité et contrainte pour des changements. La recherche de nouvelles routines, quant à elle, se fait sous les pressions de l’environnement, qui ont pour origine principale des modifications de la structure des marchés et/ou des actions de l’État. En revanche, ces travaux ne soulignent pas assez le rôle des innovations technologiques dans la nécessité d’élaborer de nouvelles routines, alors qu’elles étaient l’un des facteurs majeurs dans les travaux cités des agronomes. »

Cependant, la variabilité des situations agricoles que l’agriculteur rencontre, que ce soit du fait du changement climatique, du retrait de certains produits (comme dans le cas de l’agriculture biologique) ou modes d’action (par exemple le labour dans le cas de l’agriculture de conservation) peut questionner ces formes d’économie cognitive ou organisationnelle telles qu’elles ont été mises en évidence : il devient plus difficile de stabiliser des modes d’action. D’autres routines, comme l’habitude d’enquête (Slimi, 2022) peuvent éventuellement s’y substituer pour faire avec cette variabilité et s’y adapter sans la réduire.

Notes

  1. « Il faut croire aussi que l’agriculture, en Flandre, a été surtout encouragée par le bon état et la multitude des communications, des débouchés, des canaux, des chemins, etc. Partout où les denrées ne peuvent pas circuler, on n’est pas riche avec des denrées dont on ne peut se défaire. On ne cultive alors que pour le besoin le plus strict. » (François de Neufchâteau, 1804 : 199).
  2. L’auteur en est Laurent Benoit Desplaces
  3. Le terme même de vulgarisation implique une certaine conception de la répartition sociale du savoir. Conception pas très ancienne, puisque le mot n'est attesté que depuis 1852 (Petit Robert).
  4. La construction de telles procédures exige un environnement climatique et réglementaire stable.


Pour en savoir plus

Pour la période s’étendant jusqu’au début du XXe siècle, cet article n’utilise que les textes de la littérature agricole, et pas les travaux des historiens. Parmi ces derniers, signalons :

  • Antoine A., Boehler J.M., Brumont F., 2000. L’agriculture européenne à l’époque moderne. Belin, Paris, 448 p.
  • Bloch M., 1930. La lutte pour l’individualisme agraire dans la France du XVIIIe siècle : l’œuvre des pouvoirs d’ancien régime. Annales d’Histoire économique et sociale, II : 329-381 Texte intégral. Réimpression : Mélanges Historiques, SEVPEN, Paris, 1963, p. 593-637.
  • Boehler J.M., 1995. Tradition et innovation dans un pays de petite culture au XVIIIe siècle. Du cas alsacien au modèle rhénan. Histoire et sociétés rurales, 4 : 67-103. Texte intégral
  • Boehler J.M., 2004. La terre, le ciel et les hommes à l’époque moderne. Des réalités de la plaine d’Alsace aux horizons européens. Société Savante d’Alsace, Strasbourg, 729 p.
  • Bousbaci R., 2020. L’Homme comme un «être d’habitude». Essai d’anthropologie et d’épistémologie pour les Sciences du design. Presses de l’Université Laval, Québec, 410 p..
  • Moriceau J.M., 1994. Le changement agricole. Transformations culturales et innovation (XIIe-XIXe siècle). Histoire et Sociétés rurales, 1 : 37-66.
  • Moriceau J.M., 1998. Les fermiers de l’Ile-de-France, XVe-XVIIIe siècles. 2e édition, Paris, Fayard, 1069 p.
  • Tits-Dieuaide M.J., 1984. Les campagnes flamandes du XIIIe au XVIIIe siècle, ou les succès d’une agriculture traditionnelle. Annales Histoire, Sciences Sociales, 39 (3) : 590-610. [Sur Jstor]


Références citées

  • Académie Française, 1694, 1718, etc. Dictionnaire. Paris, 2 t. Texte intégral
  • Balmès J., [1845] 1850. Art d’arriver au vrai, philosophie pratique. Traduit de l’espagnol par E. Manec. Paris, XII + 312 p. Texte intégral.
  • Bibliothèque britannique, 1796. Vol. 1, M.A & C. Pictet, F.G. Maurice, eds. Genève, 515 p. Texte intégral sur HathiTrust.
  • Bosc L.A., 1816. Article "Routine en agriculture". Encyclopédie méthodique, t. 6 : 197.
  • Broussonet A., 1786. Exposé des Travaux de la Société, dans le courant de l’année 1785. Mémoires d’agriculture, d’économie rurale et domestique, publiés par la Société Royale d’Agriculture de Paris, année 1786, Trimestre d’hiver, p. 12-24. Texte intégral sur Gallica.
  • Cerf M., 1994. Essai d'analyse psychologique des connaissances techniques et pratiques des agriculteurs : application au raisonnement de l'implantation des betteraves sucrières. Thèse de doctorat, Université de Paris VIII - Saint-Denis, 301 p. + annexes.
  • Cerf M., 1996a. Les connaissances mobilisées par des agriculteurs pour la conception et la mise en œuvre de dispositifs d’intervention culturale. Le travail humain, 59 (4) : 305-334.
  • Cerf M., 1996b. Approche cognitive de pratiques agricoles : intérêts et limites pour les agronomes. Nature, Sciences, Sociétés, 4, 327-339. Texte intégral
  • Cerf M., Sébillotte M., 1997. Approche cognitive des décisions de production dans l'exploitation agricole. Confrontation aux théories de la décision. Économie rurale, 239 : 11-18. Texte intégral
  • Chrestien de Lihus, 1804. Principes d’agriculture et d’économie, appliqués, mois par mois, à toutes les opérations du cultivateur dans les pays de grande culture. Paris, An XII, 336 p. [[1]] sur le Wicri Agronomie..
  • Comet G., 1992. Le paysan et son outil. Essai d’histoire technique des céréales (France, VIIIe-XVee iècles). École française de Rome, Rome, 711 p.
  • Compagnone C., Hellec F., Morlon P., Macé K., Munier-Jolain N., Quéré L., 2008. Raisonnement des pratiques et des changements de pratiques en matière de désherbage : regards agronomique et sociologique à partir d’enquêtes chez des agriculteurs. Innovations Agronomiques, 3 : 89-105. Texte intégral
  • de Serres O., 1605. Le théâtre d’agriculture et mesnage des champs. 3e édition revue et augmentée par l’Auteur. Réimpression fac-simil, Slatkine, Genève, 1991, 1023 + 22 p..
  • Duhamel du Monceau H.L., 1762. Éléments d’agriculture. Paris, t. 1, 499 p. Texte intégral.
  • Dumont Rémi, 1908. Routine et progrès en agriculture. Larousse, Paris, 224 p. Réédition 1913, 223 p.
  • Dutilleul J., Ramé E., ca. 1913. Les sciences physiques et naturelles - Enseignement primaire, cours moyen et supérieur. Larousse, Paris, 288 p.
  • François de Neufchâteau N., 1797. Arrêté de l’Administration centrale du Département des Vosges sur un moyen préliminaire d'encourager l'agriculture dans ce département, par la réunion des propriétés morcelées. 89 p. Texte intégral.
  • François de Neufchâteau N., 1804. Notes à l’édition du Théâtre d’Agriculture d’Olivier de Serres, t. 1.
  • Furetière A., 1701. Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes & les termes des sciences et des arts,... T. 3. 2de édition revüe, corrigée & augmentée par Mr. Basnage de Bauval. Texte intégral.
  • Gallo A., [1569] 1572. Secrets de la vraye agriculture, et honestes plaisirs qu’on reçoit en la mesnagerie des champs, ... traduits en françois de l’italien par François de Belleforest. Chez Nicolas Chesneau, Paris, 427 p. Texte intégral
  • Gasparin A. de, 1854. Principes de l’agronomie. Dusacq, La Maison rustique, Paris, xii + 232 + 42 p. Texte intégral
  • La Quintinie J., 1697. Instructions pour les jardins fruitiers et potagers. Avec un Traité des orangers, suivi de quelques réflexions sur l'agriculture. T. 1, 559 p. Texte intégral.
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  • March J.G., Simon H.A., 1958. Organizations. (trad. : Les organisations, Paris, Dunod, 253 p.)
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