Routine - Annexe 7

De Les Mots de l'agronomie
Aller à la navigationAller à la recherche
Date de mise en ligne
4 juillet 2023
Retour à l'article
Cette annexe se rapporte à l'article Routine.

Pour une histoire technique

(Comet, 1992. Le paysan et son outil, p. 597-602)


Les raisons du choix social d'une technique

Il n’y a pas davantage dans le monde des techniques que dans celui des sciences de développement linéaire continu. L’apparition d’une nouvelle technique ne supprime pas pour autant l’ancienne (…).

A un certain moment donné, il existe diverses techniques pour atteindre un même but, et leur emploi dépend de facteurs matériels, économiques, sociaux, moraux... L’existence simultanée de plusieurs techniques visant à un même but et apparues à des moments différents, n’est pas à considérer comme un signe d’archaïsme parce que d’anciennes techniques ont toujours cours. C’est plutôt une marque de richesse, car la simultanéité correspond à des fonctions variées, différenciées entre elles par des données matérielles aussi bien qu’idéelles. On va moudre à la main la farine domestique qu’il reviendrait trop cher d’obtenir du moulin seigneurial (lorsque le seigneur le permet). Mais aussi on pourra préférer égruger les grains vêtus à la meule à main ou au pilon, pour de réels avantages dans la qualité du travail. Il serait donc hasardeux d’employer l’outil comme instrument de datation absolu, non plus que comme critère développement. Il faut au préalable avoir bien cerné qui emploie l’outil, dans quel contexte, et si possible trouver plusieurs exemples.

Les changements dans le monde de l’outillage, de la technique, le choix que font les hommes d’un meilleur outil éventuel, se font par tâtonnements essais, échecs... Les formes de la charrue sont nombreuses, et souvent les modifications apportées en tel endroit sont purement locales ou même liées à un seul utilisateur. Les sociétés, les sous-groupes sociaux, les familles, les individus, ont choisi l’outil qu'ils ont utilisé ou refusé en fonction de critères multiples, que nous avons souvent peine à reconnaître et démêler. Mais ce serait une lourde erreur que de se contenter du terme et de la notion de routine ou de progrès, et les raisons de ces choix donnent des éclairages de première valeur sur l’organisation sociale.

Lorsque l’on observe des outils ayant servi, on est surpris de constater combien chacun ou presque diffère par tel ou tel détail qui a été souvent le résultat de l’astuce d’un utilisateur appliquant l’outil à sa main par exemple. Une société, un groupe, un homme, a intérêt ou non à employer telle ou telle technique. Quand l’homme n’emploie pas un outil qu’il connaît, et qui nous semble meilleur, il convient de se demander quelles bonnes raisons il pouvait avoir de refuser. C'est parfois long à comprendre pour nous, mais on peut arriver à trouver. Ainsi le vieux débat sur la faucille et la faux s’éclaire-t-il à la fois par des éléments matériels : type de forgeage de la lame, par des éléments sociaux, économiques : qui fauche ? quel prix pour la main d'œuvre ? pour le grain ?... Cela conduit souvent l’historien des techniques à renoncer à la fierté de posséder le savoir des hommes de cabinet, et à partir demander leurs réactions aux hommes d’atelier.

Les surprises peuvent foisonner. Nous avons évoqué le coût relatif des journées d'homme et d’animal. Le baron Crud comptait au début du XIXe siècle qu’une journée d’homme coûtait 1,5 F et celle d'animal 3 F. Il avait donc tout intérêt à utiliser une technique lente et dispendieuse en temps humain (les semailles dessous) parce qu’elle lui coûtait un temps payé moins cher que le temps d’animal. Il y a là toute une sorte d’écologie sociale, qui fait qu’une technique n’a de valeur que dans un certain contexte. Et le contexte peut changer d’une exploitation à l’autre, d’un mode de faire valoir à l’autre Les métayers battent généralement le grain aussitôt moisson faite, afin de le partager. Les fermiers ou exploitants en faire-valoir direct ont le loisir d’attendre l’hiver pour ce faire. Dans la question du labour tracté face à celui à main, quel pouvait-être le coût économique et social de l’attelage, qu’il faille l’entretenir ou le louer ? Est-ce que ce ne fut pas, pendant longtemps, d’un coût supérieur à celui ce la main-d’œuvre utilisée dans le labour à main ?

Deux notions ambiguës

Chaque fois que l’on traite de questions d’histoire des techniques dans le monde rural, quelles que soient les périodes envisagées, on en vient toujours à aborder la question de la routine et du progrès. Progrès et routine, voilà deux maîtres mots.

Beaucoup de gens ont abordé la question et elle fut particulièrement soulevée pour l’époque contemporaine. Pourtant, des études précises continuent de faire défaut. On parle de ces notions en s’aidant de concepts qui ne sont pas forcément opératoires, et qui découlent davantage d’habitudes de pensée que de l’expérience. De même que nous avons cessé de penser que se réclamer de la révolution signifie que l’on n'est pas conservateur, de même conviendrait-il de reprendre à la base ces notions de progrès et routine.

Les ruraux sont dits routiniers, et novateurs les citadins ; le monde rural serait opposé à la nouveauté bienfaisante que lui proposent les citadins éclairés. Certains ont trouvé des explications rationnelles à ce qu'ils pensaient constater. Marc Bloch suggérait que les enfants des champs, éduqués par les grands-parents, maintenaient plus vigoureusement les traditions qui n’évoluaient pas à chaque génération, et cela retardait l’arrivée de nouvelles idées. Ce fait a certainement joué son rôle dans l’histoire des campagnes. De même sait-on bien que la solitude, jointe à la foule des villes, rend les hommes plus libres face aux traditions. Mais pour que ces affirmations ne ressemblent pas trop à des excuses, il faudrait préciser ce que l’on entend par progrès et par routine.

— Progrès

C'est le progressus, la marche en avant. A cette notion en sont attachées deux autres : l’une est qu’il y a une direction, un avant, et donc un arrière, et qu’il y a un but : « La notion classique de progrès... suppose une ascension qui rapproche indéfiniment d’un terme idéal » (J. P. SARTRE, Situations, III, Paris, 1947. p. 53). L’autre, qui lui est liée, c'est qu’il peut y avoir un processus régulier avec des gens qui sont dans le bon sens et d’autres non. Dès lors il y a un sens de l’histoire... et donc aussi des « poubelles de l’histoire ».

En fait, on le sait, le progrès, auquel on affecte généralement valeur positive, n’est perceptible le plus souvent, même dans le domaine des sciences exactes, celles des objets, qu’en fonction de repères déterminables seulement après coup, suivant l’efficacité des résultats à moyen terme. Ainsi généralement le mot de progrès est-il attaché à une évolution qui conduit à prolonger la vie humaine, assurer avec davantage de confort et moins d'effort la satisfaction des besoins fondamentaux de nourriture, chaleur,... assurer le travail nécessaire dans le moins de temps possible et avec le moins de pénibilité. C'est donc sur la notion de moindre pénibilité et de meilleure satisfaction, plus longtemps, des besoins biologiques de l'homme qu'il semble qu'il y ait accord général pour appeler cela progrès. (…).

- Routine

C'est la route, « l'ensemble des habitudes et des préjugés établis, considérés comme faisant obstacle à la nouveauté » selon le dictionnaire Robert. C'est le chemin tracé dont on ne veut pas s'écarter. Routine comme progrès portent en eux la notion de chemin, de voie. Mais l'un conduit quelque part, c'est le progrès, et l'autre nulle part, c'est la routine, dont le cheval dans son manège serait une bonne illustration.

Pourtant il y a ce que H. Mendras appelle la « bonne routine », rappelant qu'Alain déclarait : « la résistance aux innovations, ramenant toujours l'intelligence au niveau des problèmes réels est aussi ce qui assure le progrès » (Sociétés paysannes, Paris, 1976). La routine c'est aussi la maîtrise réelle et complète d'une certaine technique, lorsque ce que l'on a observé et acquis est passé du conscient à l'inconscient et qu'il n'est plus nécessaire de « réfléchir pour trouver la cause de l'incident quotidien ». En ce sens « le progrès consiste à créer des routines nouvelles, et à les créer vite afin qu'on puisse en changer souvent »[1].

Il ne saurait être question ici de discuter des notions philosophiques de progrès ou de routine, mais de constater certains faits que rencontre l'historien. La routine paysanne est invoquée lorsque certains ruraux refusent ce qu'on leur propose : la faux, le fléau... Chaque fois que nous avons pu pousser l'analyse assez loin, nous avons constaté que des raisons économiques et sociales existaient à ce refus, que des équilibres fondamentaux pour ces groupes seraient rompus par un tel changement qu'ils refusaient. En ce sens leur refus était conservateur.

La routine est une réponse, exprimée par un refus passif, et sans qu'en soient explicitées les raisons parfois non conscientes. Pensons que ce que l'on proposait chaque fois aux campagnes : méthodes ou outils nouveau, d'un côté bouleversait les habitudes rurales, mais de l'autre rendait service à ceux qui propageaient ces techniques : marchands ou fabricants, situés en amont ou en aval du processus de production. L'ensemble des zélateurs du « progrès » avait intérêt à son extension. (…)

Chaque fois que l'historien rencontre dans un texte à portée technique le terme de progrès, il doit penser qu'il a des chances de se trouver en face d'une conception idéologique qui privilégie un certain aspect d'un équilibre socio-économique donné, et parfois parce que l'auteur a intérêt à développer tel ou tel secteur de l’activité humaine. Les exemples ne manqueraient pas. Le progrès pour Crud était de dépenser du temps humain, bon marché, en semant dessous. En d'autres lieux et époques, il a été d'économiser le travail humain trop cher. (…)

Il ne s'agit pas de nier les notions de progrès ou de routine, mais nous avons hésité et hésiterons encore à employer ces termes malgré leur utilité. Une utilisation abusive, et peu innocente, les a piégés et leur a donné un sens moral. Tâchons d'agir à leur propos comme envers les images, et de voir ce qu'il y a de non-dit derrière leur emploi.


Technique et société

Le but de cette histoire technique, c'est évidemment l'histoire de la société. La technique en tant que telle n'a pas été notre objectif premier, mais le fait de la connaître avec précision est un bon moyen d'atteindre la société. C'est que les diverses techniques tiennent un rôle dans l'organisation sociale, mais lequel ? Certes, elles permettent la production ou l'échange, mais il ne faudrait pas en rester là.

Il y a des groupes sociaux qui possèdent telle ou telle technique ou bien qui l'accaparent. Il y a des sociétés qui refusent des techniques à un moment donné. Si l'innovation est incessante, il est cependant des facteurs qui en favorisent la diffusion ou qui la freinent. Les conceptions qu'un homme et une société se font du monde, les conduiront à accepter, refuser, transformer une technique qu'on leur propose. Les problèmes rencontrés dans une terre nouvelle par des colons porteurs d'une technologie importée montrent aussi la complexité des rapports d'une technique et d'une société. (…)

Notes

  1. Auguste DETOEUF, Les mémoire de O. L. Barenton, confiseur, Paris, 1948. L’auteur, que l'on connaît surtout pour son humour, était un spécialiste averti et reconnu de l'organisation du travail.
Bandeau bas MotsAgro.jpg