Sillon

De Les Mots de l'agronomie
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Auteur : Pierre Morlon

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Article accepté le 14 mai 2019
Article mis en ligne le 14 mai 2019, modifié le 26 janvier 2021



En hommage à François Sigaut
« Les problèmes de terminologie sont grandement compliqués, en France, par les changements de sens qui ont affecté de nombreux mots paysans lorsqu’ils ont été repris dans le langage urbain, qui est aussi celui que parlent la plupart des agronomes. L’exemple (…) de la jachère est caractéristique des contresens qui s’établissent de cette façon. Il en est de même du mot sillon, qui est encore couramment employé dans le sens de « raie de labour », quarante ans après que le linguiste J. Jud ait rétabli son véritable sens (Jud, 1937 ; voir aussi Haudricourt & Brunhes Delamarre, 1955 : 330). Le sillon, en fait, c’est la bande de terrain délimitée par le semeur sur le champ, et dont la largeur correspond à la portée de son jet de semences. C’est l’unité spatiale d'ensemencement. » (Sigaut, 2005).).

Un sillon, c’est en creux ou en relief ?

Pour le grand public de nos jours, un sillon est une mince ligne creuse, en agriculture la « trace de l’organe de travail d’un instrument de labour » (Larousse agricole, 1981 : 1039). Mais, pour de nombreux auteurs des siècles passés, c’est quelque chose de haut, levé, dressé, parfois accolé ou adossé, et souvent très large :

  • « Cela se fera ainsi, moyennant que le laboureur monte d'un côté du sillon, & descende par l'autre, (…) En la Beauce & ailleurs, les terres sont divisées par grands sillons de cinq à six pas de large, enfermés au milieu de deux lignes parallèles, la terre d'entre-deux amoncelée en voûte ou rond, pour vider l'eau des pluies és côtés & parties basses. A l'entour de Montargis, par petits sillons, de quatre à cinq raies. (…) La crainte des eaux fait qu'en beaucoup d'endroits on dispose le labourage par sillons voûtés & rehaussés en rondeur, enfermés entre deux lignes parallèles, larges & profondes, semblables à petits fossés (Olivier de Serres, 1605 : 73, 81, 116).
  • « Les uns labourent en sillons plus ou moins larges que les autres, & aussi plus ou moins élevés. Les sillons larges & peu élevés conviennent aux terres qui ne sont point sujettes à s’imbiber d’eau, au lieu qu’il faut sillonner hautement & en dos d’âne dans les terroirs où l’eau se garde longtemps dessus. » (Liger, 1715, article Labourer, t. 1 : 41).
  • « on distanciera le sommet d’un sillon à l’autre de dix-huit pouces ; la base du terrain sur lequel ces sillons s’élèveront, devra avoir au moins quatorze pouces de largeur, de façon que la largeur des raies excédera celles des bases des sillons d’environ quatre pouces » (Bellepierre de Neuve-Église, 1761 : 45).
  • « Dans le labour en planches de plusieurs toises, le milieu est plus élevé que les deux côtés ; ce milieu s’appelle à-dos, parce qu’il y a deux sillons adossés l’un contre l’autre. (…) Dans les planches larges seulement de quelques pieds, l’à-dos est très élevé & les côtés fort bas : ces espèces de planches étroites s’appellent billons, ou simplement sillons ; on ouvre aux deux côtés de ces billons deux raies profondes, pour faciliter l’écoulement des eaux » (Préservatif contre l’agromanie, 1762 : 81-82).
  • « Mr. Arbuthnot [en Angleterre] a essayé de cultiver ces terrains de diverses manières. Il les a fait labourer en sillons de quatre, huit, seize, et vingt raies (…). Enfin il s'est avisé d'une méthode suivie en Flandres sur des terres semblables ; et peu à peu, il a donné à tous ses champs les mêmes courbures. Les grands sillons ou segments ont deux perches de large, et la courbure est telle, que le milieu est environ deux pieds et demi plus haut que les raies latérales qui le bornent. La coupe du sillon représente un segment d'un très grand cercle. (…). Chaque grand sillon ou segment, de trente-deux pieds de large, porte deux, trois, ou quatre billons dont la figure ci-après représente la coupe  » (Pictet de Rochemont, 1801 : 174-175 – le pied valait 30,5 cm en Angleterre, 32,5 cm en France, et la perche 5 à 7 m).
Fig. 1. Sillons larges (10 m) portant chacun trois ou quatre billons, en coupe (Pictet de Rochemont, 1801 : 175)

Les deux acceptions coexistent depuis longtemps dans la littérature spécifiquement agricole, parfois dans le même texte. C’est ce que nous allons tenter d’éclairer.

Tout d’abord, il existe un autre mot, raie (roie, reun, reon, rayon, raye…), pour désigner la ligne (rainure) creusée ou laissée par l’instrument de labour, charrue ou araire. La plupart des textes, en particulier les plus anciens, distinguent raie de sillon :

E si la terre deit estre seme desouz veez qele seit arre ove menu reon. E la terre enhaucez qanqe vous poez e veez qe le reon qest entre les deuz seilluns seit estreit…

(de Henley, ca. 1280)

Et si la terre doit être semée dessous [= sous raie], veillez qu’elle soit labourée avec menu rayon, et la terre rehaussée autant que vous le pourrez, et veillez que le rayon qui est entre les deux sillons soit étroit…

(transcription P. Morlon)

« … car à la Brye où sont les terres glaizes & humides … on labeure en talut & comme en dos d’asne : & tient on entre cinq rayons un seillon plus large dressé, aussi en talut … » (Estienne, 1565, f. 100r) ; « Il y a des terres qu'on laboure à uni, sans sillons ni planches, & où l'on se contente de verser toutes les raies du même côté, en ne prenant la terre qu'avec l'oreille de la charrue ; en sorte qu'après le labour on n'aperçoit point d'enrue ; on se sert alors d'une charrue à tourne-oreille » (Diderot, 1751)  ; « Il est vrai qu’il tombe un peu plus de grain dans le fond des raies que sur la petite élévation des sillons » (Préservatif contre l’agromanie, 1762 : 142).

Souvent, le sillon comprend à la fois le bas ou creux (la raie) et le haut (ados, crête) : « Et le même advient le bled étant semé après que la terre est labourée, en tant qu’épandant la semence sur les raies qui se trouvent inégales, & proéminentes, & és vallons & fossés des sillons, il advient que tout le grain épars au haut du sillon, s’unit soudain avec celui qui est en bas : de sorte qu’après, lorsqu’on herse la terre, non seulement sont couverts les grains les uns par les autres, étant unis par les raies, & lignes, ainsi la herse en trouvant quelque un sur le haut du sillon, le pousse, & l’envoie en bas avec les autres » (Gallo, 1572 : 44) ; « … on plante les graines dans la raie du sillon, si on ne craint pas le séjour des eaux, & dans l'ados du sillon si le séjour des eaux est à craindre » (Alletz, 1760, t. 2 : 231) ; « On corrige cet excès d'humidité en donnant aux raies des sillons une disposition convenable, & qui, suivant la pente naturelle de la terre, procure à l'eau un libre écoulement. (…) Il paraît encore que plus la crête des sillons sera étroite, pourvu qu'ils s'élèvent au dessus de l'eau, plus l'eau s’insinuera aisément à travers pour tomber dans les raies … » (Home, [1757] 1761 : 140) ; « Là vous rencontrerez des sillons relevés, dont les parties basses ne produisent que de la paille courte & des épis maigres. » (Encyclopédie, 1765, article Labour, t. 9 : 146).

Parfois, sillon désigne alternativement, dans le même texte, le creux et le relief : « Labourez en talus, à dos d'âne, & en sillons hauts, les terres argileuses & humides. On laisse dans ces derniers cas un grand sillon aux deux côtés du champ pour recevoir & décharger les eaux. Que vos sillons soient moins larges, moins unis, & plus élevés dans les terres humides que dans les autres. (…) Si vous labourez à plat & en planches des terres humides, n'oubliez pas de pratiquer au milieu de la planche un sillon plus profond que les autres, qui reçoive les eaux. » (Diderot, 1751 : 183 ; voir aussi l’article Sillon, rédigé par Jaucourt, dans le t. 15, 1765, de la même Encyclopédie).

Dans son Vocabulaire de géographie agraire, Fénelon (1970 : 583) indique au mot sillon : « Parfois, on réserve ce nom à l'arête de terre constituée par deux rayes de charrue déversées l’une vers l'autre, ou bien c'est un billon formé de quatre bandes de terre soulevées par le versoir et appliquées les unes contre les autres », en accord avec l’origine probable du mot qui « dérive sans doute du gaulois selj, amasser la terre ». Pour Alletz, « SILLON, en terme d’Agriculture, est un composé de plusieurs raies de terre qu’un Laboureur a ramassées les unes contre les autres par le moyen de sa charrue. On fait des sillons plus ou moins larges, que l’usage du pays le demande » (1760, t. 2 : 327).

Or le mot raie désignait aussi (d’abord ?) la tranche de terre découpée et retournée par la charrue (bande de labour). Une des plus anciennes définitions de sillon dans un livre d’agriculture est ainsi « Un Sillon est composé de plusieurs rayes de terre qu’un Laboureur a ramassées les unes contre les autres par le moyen de sa Charrue ; ou un Manouvrier par celui de la Bêche ou de la Pioche » (Angran de Rueneuve, 1712 : 104).

Une mesure de surface agraire.

Fig. 2. Extrait d’une carte de 1816 d’un domaine royal anglais ayant conservé les anciennes divisions en sillons (Seebohm, 1883 ; voir aussi Jud, 1937)..
« JOURNAL. Mesure de terre, à laquelle on a donné ce nom, parce qu’autrefois on entendait par ce mot une étendue qu'on pouvait labourer en un jour. Aujourd'hui cette mesure appelée Journal est différente selon les Provinces (…) en Bretagne le journal a vingt-deux sillons entiers, dont chacun est de six raies (…) » (Alletz, 1760, t. 1 : 606.).

Vers 1850, le dictionnaire patois de Louis Bizeul, en Loire Inférieure, donne « Raie. (…) 3. Mesure locale de superficie. Il faut quatre raies pour faire un sillon » (Brasseur, 1988) : ce qui signifie que les sillons de la région sont constitués de quatre raies ou tranches de terre que retourne la charrue, ce que confirment d’autres témoignages.

Fénelon (1970) termine l’article sillon par « Jadis ce terme désignait une planche de labour ensemencée et de superficie déterminée ; le mot sillon avait alors le sens d'une mesure de superficie agraire correspondant à celle de la planche labourée ». Le Trésor de la langue française donne cet emploi comme le plus ancien attesté : « Ca 1200 seillon de terre “mesure de terre (cinquième d'arpent)” (Renart) [att. indirectement par seillonet “petit sillon” dès ca 1175 (Chronique Ducs Normandie)] ».

En Angleterre au Moyen-âge, le selio (latin tardif, pluriel seliones) ou sillion, seilion, seillun, soilom… (dialecte anglo-normand), était le plus souvent – au sein d’organisations sociales bien précises – la surface labourée en une journée de travail se terminant à midi (Seebohm, 1883), soit un demi acre (= un demi-journal, beaucoup plus grande donc qu’en Bretagne ci-dessus). Liée à une opération concrète, cette unité de surface avait une forme (fig. 2), sa longueur étant celle, 40 rods soit 200 m, sur laquelle les bœufs pouvaient tirer la charrue sans se reposer, et sa largeur 2 rods, soit 10 m.

On retrouve la même préoccupation - et la même longueur - en France au XVIIIe siècle : sous le titre Sillons & Raies, Liger & B (1721) écrivent : « La figure même, que le Laboureur donne à son Champ en le façonnant, doit être réglée suivant ce qui est plus avantageux pour la terre & pour les bêtes qui labourent. On ne doit jamais faire des seillons trop longs, parce que les bêtes ont trop à tirer tout d’une traite, les raies n’en sont pas si droites, & la terre n’en est pas si bien mêlée ni figurée si agréablement ; c’est pourquoi les Curieux veulent qu’on sépare leurs terres par quartiers, chacun de quarante perches de long tout au plus ».

La bande de terre recevant la semence à chaque passage du semeur.

Changez chescun an votre semence a la seint Michel, qar plus vous aprovera la semence qest cru sur autri terre qe ne fra cele qest cru sur la terre meymes. E le volez vous veer? Fetes arrer deus seilluns en un iour e semez lun de la semence qe ert achatee e lautre semez (del ble) qe vous ert cru; al aust vous verrez qe ieo vous dy veyr.

(de Henley, ca. 1280)

Changez chaque année votre semence à la St Michel, car plus vous fera profit la semence qui a crû sur une autre terre que ne fera celle qui a crû sur la même terre. Et le voulez-vous voir ? Faites labourer deux sillons le même jour et semez l’un de la semence achetée et l’autre du blé que vous avez récolté ; en août vous verrez que je vous dis vrai.

(transcription P. Morlon)

Peu de textes en français du Moyen Age décrivent des techniques agricoles. Dans celui-ci, sillon désigne une bande d’une certaine largeur, très probablement bombée – « strip of ploughed land, marked by a furrow on either side », dit The Anglo-Norman dictionary online, ou bande de terre allongée entre deux lignes limites pour être ensemencée régulièrement (Jud, 1937). Beaucoup plus récemment, en Afrique du nord, « L’agriculteur délimite d'abord à l'araire des rectangles d’une dizaine de mètres de large, les sillons, qui correspondent à une quantité donnée de semences » (Sigaut, 1972 : 445).

Ce sens, sous-jacent à l’expression « planche de labour ensemencée » de Fénelon, nous apparaît en relation étroite avec le précédent (dont il pourrait être l’origine[1] ?). C’est à nos yeux ce dont parlent Estienne & Liébault (1572), lorsqu’ils écrivent « & alors faut faire seillons quelque peu larges, à fin que la semence y soit mieux receuë », Olivier de Serres, « Par sillons on disperse la semence » (1605 : 264), ou encore Liger : « Chaque sillon sur lequel on sème ce grain doit avoir quatre pieds & demi de largeur » (1715, article maïs, t. 2 : 95 ; soit des sillons de 1,5 m de large).

Peut-on dire que, dans ce sens, sillon est moins lié au labour qu’au semis ? Ce serait oublier que, pour chaque espèce cultivée – avec sa place dans l’assolement et la main d’œuvre disponible à chaque époque de l’année – dans chaque condition de milieu, les différents labours successifs et les modalités de semis et enfouissement des semences étaient indissociables, pensés ensemble, « il est clair qu'on ne peut rien comprendre à la problématique des labours si on les considère comme des opérations isolées, alors que chacun d'eux est en fait un maillon dans la chaîne des opérations successives et coordonnées de préparation du champ. (…) Pour comprendre les techniques de labour, on le voit, il faut connaître tous les détails opératoires liés à l’ensemencement. » (Sigaut, 2005). Le mot sillon – comme raie – ne désigne donc pas une simple forme ou trace visible à posteriori par un observateur extérieur, mais correspond à une action planifiée complexe et échelonnée dans le temps[2] .

Ici, il faut décrire le semis à la volée : « La semaille à la main, à la volée (…) exige de la force, de l'adresse et de l'expérience ; c'est encore là, je le répète, l'affaire majeure, le soin indispensable du cultivateur ; et je lui conseillerai toujours de ne point s'en fier à d'autres (…). On dispose donc de distance en distance, des sacs de blé tout préparé ; le semeur, armé d'un panier long ou d'une large toile passée dans son cou et sous son bras gauche, y met du grain, et marque, à chaque bout de sa terre, huit pas, au moyen de petites branches feuillées qu'il multiplie sur deux lignes, si la pièce est longue ; puis, se plaçant à un pas de cette borne de droite, pour l'élan du bras, il lance la poignée de blé, en écartant les doigts, de manière à atteindre la limite de gauche. Rendu au bout, il change de côté et observe la même chose, pour revenir au lieu de départ. Il doit bien observer de régler autant que possible, sa marche et sa poignée sur le plus ou le moins de grosseur du blé, et avoir soin de croiser toujours les jets de la semence, afin qu'elle soit mieux répartie. » (Picard, 1844 : 143).

Mais le semis à la volée sur une large bande de terre labourée à plat n’était pas la seule modalité. « Il y a deux manières de semer. Les bonnes terres qui ne conservent point l’eau trop longtemps à leur superficie, & qu’on laboure pour cette raison à plat ou en grandes planches, sont simplement semées, & ensuite bien hersées de long & de travers pour recouvrir la semence. Les terres médiocres, que l’on est obligé de labourer en billons, doivent être premièrement hersées, ensuite semées, puis on recouvre la semence par un petit labour le plus léger qu’il se peut. (…) Il est encore une autre manière de semer (…), que l’on nomme semer sous raie : elle consiste à répandre la semence dans la raie que le soc forme derrière le charretier ; elle est recouverte par la raie suivante, dans laquelle on répand pareillement la semence. » (Préservatif contre l’agromanie, 1762 : 143-145). « Il faut d’ailleurs comprendre ces deux façons de semer ou d’enterrer la semence avec la herse, ou avec la charrue ; cette dernière méthode se nomme semer sous raies » (Duhamel du Monceau, 1762 : 139).

Ces deux grandes modalités de labour-et-semis éclairent l’ambiguïté ancienne du mot sillon. Dans la première, la large bande de terre recouverte par le semis à la volée comprend aussi bien les parties hautes que les raies. Dans la seconde, seule l’étroite raie reçoit la semence. Or chaque modalité avait de nombreuses variantes…

Le labour en sillons.

De nombreux textes parlent de labourer en sillons : « Les uns labourent en sillons plus ou moins larges que les autres, & aussi plus ou moins élevés » (Liger, 1715, article Labourer) ; « Labourez en talus, à dos d'âne, & en sillons hauts, les terres argileuses & humides » (Diderot, 1751) ; « Il les a fait labourer en sillons de quatre, huit, seize, et vingt raies » (Pictet, 1801) ; « exécuter tous vos labours au versoir, quoiqu'en sillons (…) [cette charrue] peut servir… soit enfin comme charrue ordinaire pour labourer en sillons. » (Picard, 1844 : 110, 112). On trouve aussi labourer à sillons ; « labourer à plat les terres qui ont besoin d'eau : en talus & à sillons hauts les terres argileuses » (Alletz, 1760, t. 2 : 613) ; « on laboure en talus & en dos d'âne à sillons hauts & élevés, les terres argileuses, les terres humides… » (Jaucourt, 1765), etc.

De nos jours, le lecteur, trompé par le sens actuel de sillon, prend ces expressions pour un pléonasme, puisque tous les labours font des “sillons” dans la terre... Le problème est que la plupart des auteurs anciens ne les expliquent pas, parce qu’alors tout le monde savait de quoi il s’agissait. Certains auteurs, anciens comme modernes, disent ici sillon synonyme de billon. D’autres les distinguent, voire les opposent, tels au milieu du XIXe siècle l’abbé Picard, inventeur d’une charrue primée (voir annexe 1), ou bien Royer : « On fait quelquefois de petits sillons, de trois à quatre pieds seulement, ainsi bombés… mais ces petites planches, très longues à bien faire… ont tous les inconvénients des billons qui se font à la régeoire six fois plus vite. Mais un excellent moyen d'égoutter des terres fort humides qu'on veut ensemencer en prairies artificielles sous le blé, et qu'on ne peut pas mettre à billons, par conséquent, consiste à les labourer en sillons de douze raies seulement, tout à fait plats et qu'on sème à la volée pour enterrer le blé à la herse » (1839 : 68-69) (voir aussi annexe 2 et annexe 3).

L’explication de ces contradictions réside dans le sillon, unité d’ensemencement : « Cette unité peut être tout à fait indépendante du labour - cas des régions du Midi de la France où on labourait à plat, à l’araire, cas aussi du Norfolk au XVIIIe siècle (Marshall 1787, 1 : 221). Mais elle peut aussi coïncider avec l’unité de labour, la planche ou le billon : dans ce cas, « on n’a pas besoin de 'sillonner' (de marquer les sillons). Chaque billon forme un 'sillon' dont les limites se voient facilement. » (Gardette 1950, 1 : C. 48.) C’est précisément dans ce cas, qui semble avoir été très général dans l’ouest et le centre de la France, que l'on parle de labour en sillons. ». (Sigaut, 2005).

Ainsi, selon les régions, ou selon les modalités choisies par les cultivateurs, sillon et billon étaient synonymes, ou pas. N’ayant pas étudié ces différences, évoquées par Leclerc-Thoüin : « en termes locaux, il lève le sillon (ce mot est ici synonyme de billon) » (1843 : 187), nous mettons en annexe 4 des extraits des articles du géographe Baulig (1949).

Le sillon réduit à une trace creuse.

Très tôt, sillon est, pour certains auteurs, synonyme de raie – « à Paris, où l’on est loin des réalités paysannes », dit Straka (1982), mais c’est le cas d’incontestables connaisseurs et praticiens de l’agriculture, comme Duhamel du Monceau, originaire de l’Orléanais, ou Crud, de Genève, qui donne la définition « Un sillon est une raie unique tracée par la charrue » (1814 : 63).

C’est ce seul dernier sens qui, repris par la littérature ordinaire et les dictionnaires (dès 1762, celui de l’Académie française), a été conservé jusqu’à maintenant, où l’on a oublié les anciennes modalités des labours et semis, désormais faits par des machines…

Nous n’avons plus idée de cet aspect essentiel de l’agriculture qui fut la nôtre jusqu’au grand massacre d’hommes et de chevaux de la Première Guerre Mondiale. « Qu’un sang impur abreuve nos sillons » : si le mot « impur » fait l’objet de bien des débats, qui sait encore ce que signifiait « sillon » pour l’auteur de la Marseillaise, et pour ses contemporains ?

Autres langues

L’espagnol a gardé le latin sulcus, transformé en sulco puis surco. Dans tous les cas, il s’agit sans ambigüité de la ligne creusée (raie). Le verbe surcar signifie fendre : au propre, la terre par la charrue, et au figuré l’eau ou l’air. La crête de terre entre deux surcos a d’abord été puerca, du latin porca ; mot remplacé (à cause de l’homonymie avec la truie ?) par lomo, qui désigne le dos des animaux à l’arrière des côtes – image animale qu’on retrouve pour les ados : caballón (du cheval, caballo) en Espagne et camellón (du chameau) en Amérique du sud.

Pour d’autres langues, voir l'annexe 4.

Pour en savoir plus :

  • Bourrigaud R, Sigaut F., dir., 2007. Nous labourons. Actes du colloque « Techniques de travail de la terre, hier et aujourd’hui, ici et là-bas », 25-28 octobre 2006. Centre d’histoire du travail, Nantes, 400 p. + DVD.

Notes

  1. En tant qu'unité d'ensemencement, le sillon a une largeur - en semis à la volée, celle du jet de semence, sans doute calée sur un nombre de raies de labour. Pour devenir une unité de surface, il lui faut une longueur à peu près fixe, sans doute celle qu'au labour les bœufs peuvent faire sans s'arrêter
  2. Olivier de Serres (1605 : 116) indique que certaines partagent la terre en sillons pour que, plus tard, chacun des moissonneurs ait sa tâche bien délimitée.

Références citées

  • Alletz P.A., 1760. L’agronome, ou dictionnaire portatif du cultivateur contenant toutes les connaissances nécessaires pour gouverner les Biens de la Campagne, & les faire valoir utilement ; pour soutenir ses droits, conserver sa santé, & rendre gracieuse la vie champêtre. Veuve Didot et Veuve Damonneville, Savoye, Durand, Paris, t. 1, 666 p. ; t. 2, 664 p. Texte intégral sur le site de l'Université de Lille 3.
  • Angran de Rueneuve, 1712. Observations sur l’agriculture et le jardinage, pour servir d’Instruction à ceux qui désireront s’y rendre habiles. Paris, t. 2, 2 + 406 p + table. Texte intégral sur Gallica.
  • Bellepierre de Neuve-Église L.J., 1761. Le patriote artésien. Paris, 362 p.
  • Brasseur P., 1988. Dictionnaire patois du canton de Blain de Louis Bizeul. Université de Nantes, 2de éd., 173 p.
  • de Henley G. (Walter of Henley), ca. 1280. Le dit de hosebondrie. Voir Lamond, 1890 et Oschinsky, 1971.
  • Diderot, 1751. Article Agriculture, in Diderot D., d’Alembert J., dir, Encyclopédie, ou Dictionnaire Raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers., t. 1 : 186. Texte intégral sur le site de l'ATILF.
  • Duhamel du Monceau H.L., 1750. Traité de la culture des terres, suivant les Principes de M. Tull, Anglois. Vol. 1, Paris, XXXVI + 488 p. + figures. Texte intégral sur Gallica.
  • Duhamel du Monceau H.L., 1762. Éléments d’agriculture. Paris, Guérin & Delatour, t. 1, 499 p. Texte intégral sur Gallica.
  • Encyclopédie, 1765, article <u<Labour, t. 9 : 146.
  • Estienne C., Liebault J., 1572. L’agriculture et maison rustique. Paris, chez Jacques du Puis. Texte intégral sur Gallica.
  • Fénelon P., 1970. Vocabulaire de géographie agraire. Imprimerie Louis Jean, Gap, 691 p.
  • Gallo A., [1569] 1572. Secrets de la vraye agriculture, et honestes plaisirs qu’on reçoit en la mesnagerie des champs, ... traduits en françois de l’italien par François de Belleforest. Chez Nicolas Chesneau, Paris, 427 p. Texte intégral sur Googlebooks.
  • Gardette P., 1950. Atlas linguistique et ethnographique du Lyonnais, Paris, CNRS. (Réimpr. 1967).
  • Haudricourt, A. G., Brunhes Delamarre M.J., 1955. L’homme et la charrue à travers le monde. Paris, Gallimard, 506 p, 16 pl.
  • Home F., [1757] 1761. Les principes de l’agriculture et de la végétation. Paris, 155 p (+ 18 p de 2 mémoires d’un auteur français anonyme). Texte intégral sur archive.org ; Texte intégral sur openlibrary.org.
  • Jaucourt, 1765. Article Sillon. In : Encyclopédie, t. 15 : 196.
  • Jud, J. 1937. Sils, seglias, sillon. In : Donum natalicum Carolo Jaberg messori indefesso sexagenario, Leipzig, Max Niehaus. Romanica Helvetica, IV : 147-162.
  • Lamond E., 1890. Walter of Henley's Husbandry, together with an anonymous husbandry, Seneschaucie and Robert Grosseteste's Rules. Longman, Green & Co, London. Texte intégral sur archive.org.
  • Larousse Agricole, 1981 (Clément, dir.). Larousse, Paris, 1208 p.
  • Leclerc-Thoüin O., 1843. L'agriculture de l'Ouest de la France étudiée plus spécialement dans le département de Maine-et-Loire. Bouchard-Huzard, Paris, xvi + 484 p. + carte HT. Texte intégral sur Gallica.
  • Liger L., 1715. Dictionnaire pratique du bon ménager de campagne et de ville. Ribou, Paris, 2t., 449 & 407 p.
  • Liger L. et B., 1721. La nouvelle Maison rustique ou Economie générale de tous les biens de campagne... 3è éd., Paris, t. 1, 782 p.
  • Marshall W., 1787. The Rural Economy of Norfolk. London, T. Cadell, 2 vol.
  • Oschinsky D., 1971. Walter of Henley and Other Treatises on Estate Management and Accounting. Clarendon Press, Oxford, xxiv + 504p.
  • Picard P. (abbé), 1844. L’agriculture raisonnée, ou Manuel complet spécial du cultivateur dans les Deux-Sèvres et Départemens de l’Ouest. Niort, xii + 454 p. Texte intégral sur Gallica.
  • Pictet de Rochemont C., 1801. Traité des Assolemens, ou de l’art d’établir les rotations de récoltes. Paschoud, Genève, 285 p.
  • Préservatif contre l’agromanie, ou l’Agriculture réduite à ses vrais principes, 1762. Paris, Hérissant, 197 p. [Auteur : L.B. Desplasses ou Desplaces] [Sur GoogleBooks]
  • Seebohm F., 1883. The English village community, examined in its relations to the manorial and tribal systems and to the common or open field system of husbandry. Longmans, Greens & Co., London, New-York etc., , 2d ed, xxi + 464 p., figures HT. Texte intégral sur archive.org. Édition 1915: Texte intégral sur archive.org.
  • Sigaut F., 1972. Les conditions d’apparition de la charrue. Contribution à l'étude des techniques de travail du sol dans les anciens systèmes de culture. Journal d'agriculture tropicale et de botanique appliquée, 19 (10-11) : 442-478. Texte intégral sur le site de Persée.
  • Sigaut F., [1982] 1988. L’évolution technique des agricultures européennes avant l’époque industrielle. Revue archéologique du Centre de la France, 27, 1 : 7-41. Texte intégral sur le site de Persée.
  • Sigaut F., 2005. Labourer, pour quoi faire ? In : dossier de documents préparatoires contenu dans le DVD accompagnant l’ouvrage : Bourrigaud R, Sigaut F., dir., 2007. Nous labourons. Actes du colloque « Techniques de travail de la terre, hier et aujourd’hui, ici et là-bas », 25-28 octobre 2006. Centre d’histoire du travail, Nantes, 400 p. + DVD.
  • Straka G., 1982. Sur les dénominations romanes du sillon. Revue de linguistique romane, 46 (183-184) : 231-251. Texte intégral.
  • The Anglo-Norman dictionary online. Consultation
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