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Version du 29 janvier 2018 à 15:01
Nous avons modernisé l’orthographe des citations à partir de la Renaissance. |
Auteur : Philippe Prévost, Pierre Morlon et Jean Salette
Le point de vue de... | |
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Article accepté le 1er décembre 2017
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Article mis en ligne le 1er décembre 2017 |
« TERROIR, en terme d’Agriculture, n’est autre chose qu’une terre considérée selon ses qualités & propriétés : on dit que le vin a un goût de terroir, quand il a quelque qualité désagréable qui lui vient par la nature de la terre où la Vigne est plantée ; & pour discerner le bon d’avec le mauvais terroir, on examinera s’il est trop humide ou trop sec, s’il est en état de se rétablir lui-même quand il est altéré, si ses productions sont vigoureuses, si sa couleur est d’un gris noirâtre, s’il est aisé à cultiver, s’il est meuble & sans pierre, s’il est uni, doux & comme de la cendre, & enfin s’il a une profondeur convenable à produire heureusement toutes choses. Un terroir aquatique & marécageux n’est bon que pour les Saules, les Aulnes, les Peupliers, & les Osiers. La Vigne demande un terroir sec & pierreux ; le bled un terroir gras & fertile. Le terroir des Landes ne se cultive point parce qu’il est trop ingrat. [TERROIR, solum.] » (Liger, 1715, t.2, 346.). |
Introduction
Les dictionnaires généralistes donnent de terroir des définitions de différentes longueurs. Les unes très brèves, « Terrein, ou espace de terre considéré selon ses qualités » (Encyclopédie, 1765 : 186), « Terre considérée par rapport à l’agriculture » (Larousse, 1880).
D’autres indiquent une diversité d’usages. A trois siècles de distance, le premier Dictionnaire de l’Académie Française et le Nouveau Larousse encyclopédique détaillent ainsi : « Terroir. Terre considérée par rapport à l'agriculture. Terroir fertile. bon terroir. mauvais terroir. terroir gras. terroir sec. terroir humide. terroir maigre. terroir aride, pierreux, sablonneux. terroir ingrat. le terroir de la Beauce est bon pour les bleds. le terroir de la Bourgogne est bon pour les vignes. On dit, que Du vin sent le terroir, qu’il a un goût de terroir, pour dire, qu'il a une certaine odeur, un certain goût qui vient de la qualité du terroir. Et fig. qu'Un homme sent le terroir, pour dire, qu'il a les défauts qu'on attribue ordinairement à son pays. (Dictionnaire de l’Académie Française, 1694). « 1. Territoire exploité par un village, une communauté rurale. 2. Terre considérée sous l’angle de la production ou d’une production agricole caractéristique : Terroir fertile. 3. Province, campagne, considérée sous le rapport de certaines habitudes spécifiques : Mots du terroir. 4. Goût de terroir, goût particulier à certains vins de petits crus, tenant à la nature du sol. » (Nouveau Larousse encyclopédique, 1998)
Contrairement à d’autres mots comme jachère, friche ou sillon, la signification de terroir a peu changé au cours de l’histoire ; mais elle est multiple, et ses définitions interpellent aujourd’hui plusieurs champs disciplinaires dont les points de vue éclairent chacun une dimension spécifique.
Du territoire villageois aux aptitudes des différents terrains.
Dérivés du même mot latin, les mots terroir et territoire ont longtemps été synonymes, le premier existant dans la langue courante dès le Moyen âge (voir annexe 1), le second créé plus tard dans la langue savante. Au mot « terroir », le Dictionnaire de la France Médiévale de Jean Favier dit simplement « voir village ».
Le terroir, ou territoire, d’un village, espace délimité et approprié, correspond au finage des géographes. « Pratiquement, en dehors des bois et landes, le terroir local ou bien chaque partie de finage se trouve donc divisé en trois soles à peu près égales », écrit Michot en 1952. Voici la définition qu’en donnent actuellement les géographes de l’Afrique tropicale :
Ce territoire est exploité par un ensemble de familles qui le constituent en une communauté d’intérêts, de modes de vie et d’actions, avec des règles et contraintes collectives : « il n’est pas possible à un Laboureur de changer seul, quand même il le voudrait, la méthode reçue dans son terroir. On ne peut guère déroger aux jachères là où elles sont établies ; parce que dans ces terroirs tout un canton est en bleds, l’autre en mars & le troisième en jachères. Si l’on voulait déranger cet ordre, on se trouverait enfermés & embarrassés les uns dans les autres, soit pour les labours, soit pour le voiturage des fumiers » (Rose, 1767 : 181). Ceux que nous appelons maintenant « paysans » ont transformé le milieu naturel qui est devenu un milieu nouveau, domestiqué, aménagé. Boisguilbert (1695), ou Vauban dans « La Dîme Royale » (1707), écrivent : « C’est une vérité qui ne peut être contestée que le meilleur terroir ne diffère en rien du mauvais s’il n’est cultivé ». D’où cette définition, empruntée à des archéologues (Moberg et al., 1982) :
Le milieu naturel de ce territoire étant le plus souvent hétérogène, les « paysans » ont très tôt distingué les aptitudes à être travaillées et à produire de chaque partie. En tenant compte des qualités des différents terrains et des distances à parcourir, ils ont divisé le terroir villageois en zones affectées au labour, au pâturage, à la vigne, à la forêt… Il en est résulté des paysages. D’où cette définition :
Les savoirs et savoir-faire… Reprenant une affirmation des auteurs grecs et latins de l’Antiquité comme Xénophon, Caton l’ancien ou Columelle – pour bien pratiquer l’agriculture, il faut d’abord connaître la nature du terrain – Olivier de Serres écrit : « Le fondement de l'agriculture est la connaissance du naturel des terroirs que nous voulons cultiver (...) : afin que par cette adresse, puissions manier la terre avec artifice requis » (1605 : 3). En 1572, la traduction en français de Gallo distingue « six qualités diverses de terroirs : à savoir gras, ou maigre, sec ou humide, rare & tendre, ou solide, & épais ». Ce qui correspond à une autre définition (illustrée dans l’annexe 2) :
Ces aptitudes diverses impliquent des productions différentes et, pour chacune, des façons de travailler différentes. Ce qu’Estienne (1564) explique ainsi :
(…) on voit la nature & fécondité des terres labourables, engendrer diverse complexion & gouvernement en un lieu plus qu’en l’autre, selon que le terroir est glaireux, sablonneux, crayeux, briqueux, caillouteux, ou franc : qui fait que de nécessité nos premiers habitants de ce pays, ont varié de culture, & même de façon de charrue (...). ... car tout ainsi qu’un champ se refroidit s’il n’est fumé, aussi il se brûle quand il est trop fumé, à raison de quoi faut diligemment considérer le terroir, car la bonne terre n’a si grand besoin d’être fumée, que la maigre. Le champ humide veut être plus fort fumé, d’autant que quand il est gelé par moiteur continuelle, le fien ((fumier)) par sa chaleur le résout & dégèle. Le champ sec en veut moins, parce que de soi-même il est assez chaud à cause de sa sécheresse : & en y mettant beaucoup de fumier, il pourrait être brûlé » (1564, f. 97r).
Citer un tel texte conduit à préciser la définition précédente :
Une relation à discuter est celle entre terroir et classification pédologique. Riedel affirmait en 1955 : « Demolon écrivait alors : “ les auteurs sont partis de cette définition des terroirs dont parlait déjà Olivier de Serres et que la pratique a sanctionnée au cours des générations. Considérant que l'art de cultiver implique chez l'agriculteur la connaissance de son sol, ils ont cherché à traduire cette connaissance à formules plus précises, en recourant aux méthodes pédologiques. Combien il est suggestif de constater que la nomenclature locale, si riche et si expressive, traduit toujours des types génétiques nettement différenciés ! Et quels enseignements ne tire-t-on pas d'un examen attentif des profils, en ce qui concerne l'humidité, l'extension des racines, la présence d'horizons réducteurs ou imperméables, etc...” Dans chacune de nos provinces, dans chacun de nos cinq cents et quelques terroirs[1], si différents parfois les uns des autres, cette classification pédologique donnerait une physionomie particulière et précieuse à chacun des sols, classification qui renseigne mieux et plus avant que la classification physique des manuels d'agriculture. (…) Toutes études rattachant désormais les principaux sols de nos terroirs à des types pédologiques éloquents devraient être largement encouragées. C'est la clef, la seule clef du progrès le plus productif de la culture - adaptée - à venir. (…) La plupart des milieux que nos agriculteurs connaissent bien pour peu qu'ils les aient désignés d'une certaine appellation depuis longtemps (rouget, cranette, etc...), sont désormais entrés parmi les 30 types de sols devenus classiques. Cela n'apprendra rien aux agriculteurs des régions mêmes attardées pour qui une groie reste une groie ; un rouget, un rouget ; et une aubue, une aubue. Mais cela en apprend beaucoup à l'élève agronome qui ne sait pas d'avance sur quel terroir ou ensemble de terroirs il aura un jour à s'employer. »
Au milieu du XXe siècle, la notion de vocation, maintenant heureusement abandonnée, a souvent été associée au mot terroir. René Dumont (1946 : 30) parle d’« une recherche poussée à son maximum (…) de la vocation de chaque terroir » ; Demolon (1946 : 130) écrit « La considération du type génétique nous permet de préciser la vocation culturale des sols : herbage, forêt, cultures spéciales. Elle s'est révélée chez nous en parfait accord avec les appellations des terroirs consacrés par les siècles ». Plus tard, Lecomte & Riedel (1958) relativisent en parlant de vocations, au pluriel, changeantes selon les conditions économiques : « Dans un pays aussi varié que la France, on ne peut pas préconiser à chacun toutes les cultures et tous les élevages, mais seulement ce qui correspond aux orientations économiques du moment, à choisir parmi les différentes vocations du terroir, celles qui n'exigent qu'un minimum d'artificialisation ».
Comme tout découpage (zonage) ou toute description du « milieu naturel », la définition d’un terroir repose sur un choix de critères qui, bien qu’apparemment objectifs (des caractéristiques de [[sol, topographie, climat), sont historiquement (socialement, techniquement, économiquement, culturellement...) situés.
L’influence du terroir sur ses habitants et ses productions.
« Comme l’on voit ordinairement les complexions des habitants des provinces d’une bien grande région selon l’air ou aspect du soleil que l’on dit climat, différentes les unes d’avec les autres » écrit Estienne en 1564. Au mot terroir, le dictionnaire de Richelet (1706) donne cet exemple : « Le terroir de Normandie est bon, gras, & fertile, mais les gens qui le cultivent, ont peu de foi & de parole »…
L’idée que chaque terroir donne des caractères spécifiques à ses habitants et ses productions semble être aussi ancienne que le mot, ce qui donne les définitions suivantes – pour les humains, d’abord, puis pour les produits agricoles :
Pour les produits agricoles, les plus anciennes mentions concernent le vin : « aucune fois est li bons vin refusés quant on nomme le terroir la ou il crut, pour ce que l’on ne croit pas que teus terroirs puist tel vin porter » (Beaumanoir, [ca. 1283] 1899 : 4 ; « Mon gosier dit aussi qu’il ((un vin clairet d’Orléans)) a pris sa naissance du terroir des bons vins » (Basselin, [ca. 1576] 1811 : 59). Mais cela s’applique vite aux autres produits (appelés génériquement fruits) : « desquelles les fruits sont bons & savoureux » (Gallo, [1569] 1572 : 4) ; « Il est important à ceux qui commercent sur le Chanvre, de savoir de quel terroir il vient. En général, le Chanvre, cultivé dans les provinces méridionales de la France, est d'une meilleure qualité que celui qui croît dans les septentrionales. (…) Le Chanvre des terres fortes, grisâtres, légères & sablonneuses est ordinairement le meilleur. » (Alletz, 1760, t. 1 : 204).
A partir du XVIIIe siècle, l’expression « goût de terroir » désigne le plus souvent une saveur désagréable : « on dit que le vin a un goût de terroir, quand il a quelque qualité désagréable qui lui vient par la nature de la terre où la Vigne est plantée » (Liger, 1715). Duhamel du Monceau en discute la cause : « Nous sommes convaincus que ce sont les organes des Plantes qui donnent à la sève les modifications qui font les différentes saveurs ; car on a beau y prêter attention, l’on ne trouve dans la terre aucun vestige de ces saveurs. Il est vrai qu’on remarque dans les fruits des saveurs particulières, qui viennent des terres, & qu’on nomme Goûts de terroir : mais ces Goûts propres à certaines terres s’observent également dans des fruits d’espèces fort différentes ; ces sucs dont la saveur est inaltérable, sont donc aspirés par ces différentes Plantes » (1750 : 26-27).
Pendant longtemps, seul fut évoqué un lien direct entre le « milieu naturel » et le produit : « Nous savons aujourd'hui que la qualité d'un produit naturel résulte de l'adaptation d'une variété végétale déterminée à un milieu donné. L'adaptation étroite ainsi réalisée caractérise un « crû », notion qui nous est familière pour la vigne et qui a d'ailleurs été utilisée avec succès dans la délimitation de divers terroirs des côtes du Rhône, de la Champagne, du Bordelais » (Demolon, 1946 : 130-131). La conception actuelle, qui repose sur le trio milieu – pratiques – produit, date des premières préoccupations de Joseph Capus dès 1919 et devait aboutir à la création de l’INAO en 1935. Cette conception a été généralisée par Prévost et al. (2014).
Les pratiques et l’expression du terroir.
Ce paragraphe traite des produits dont la typicité reflète leur origine, qu’ils soient ou non protégés juridiquement.
L’action de l’homme contribue à créer le terroir et à faire en sorte que le produit qui en est issu reflète bien, par ses caractères appréciables, son lieu d’origine. Ceci d’autant mieux que ces actions sont précisément orientées en fonction d’un objectif qualitatif défini, qui dans les meilleurs des cas, correspond à une tradition vivante et bien établie.
Ces aptitudes du terroir doivent être révélées : c’est le rôle d’opérations pratiques organisées dans le but d’obtenir un produit auquel elles contribuent à conférer une originalité et un caractère propre : les « facteurs de situation » liés au milieu doivent être complétés par des « facteurs d’intervention » dans le but d’obtenir la plus-value qualitative recherchée (Salette, 2014a).
Il faut faire s’exprimer les différences, les valoriser, les identifier, pour donner au produit les caractéristiques de son originalité, base de la notoriété. Cela ne concerne pas que la vigne et le vin et a été étendu à d’autres produits. Il s’agit dans tous les cas de faire s’exprimer des aptitudes à une originalité qualitative.
Les facteurs de situation sont liés à un lieu : ils sont pris en compte pour toute cartographie et pour les éventuelles délimitations de zones déclarées aptes à telle ou telle production (Terroir - annexe3|annexe 3). A un tel site correspond un milieu spécifique, dit milieu physique, que l’on peut caractériser par un ensemble de facteurs relevant de la connaissance du sol et du climat. A toute combinaison de ces caractéristiques correspond une étendue de terrain considéré comme homogène, soumise à un même mésoclimat ou à un même microclimat : on peut lui fixer des limites et en établir une cartographie (Bechet, 1998).
Cette approche relève de plusieurs disciplines scientifiques : l’écologie pour les relations entre ensembles organisés d’êtres vivants et de leurs relations avec le milieu dans lequel ils vivent et se développent ; l’agronomie pour les systèmes d’interactions dans lesquels les facteurs techniques d’intervention utilisés par l’homme se combinent à l’action des facteurs de situation caractérisant le milieu naturel et la végétation qui y est établie ; la technologie agroalimentaire pour les relations entre les caractéristiques physiques, chimiques et biologiques d’un produit agricole et les qualités nutritionnelles et organoleptiques d’un aliment : on parvient ainsi à dégager les éléments explicatifs des relations entre un terroir et un produit (Salette, 1998 & 2014b).
Expliquer et quantifier le lieu du terroir au produit revient à faire une étude d’agro-éco-physiologie comparée (Morlat, 1996 ; Salette, 2014a).
Diverses études, par expérimentation ou enquêtes, ont été réalisées pour les vins, les fromages et d’autres produits.
L’expérimentation exige des comparaisons « toutes choses égales par ailleurs », ce qui conduit à caractériser des surfaces élémentaires de terrain sur lesquelles la végétation se comporte d’une manière uniforme. C’est ainsi qu’ont été définies, pour la vigne, l’ « unité terroir de base » (Salette, 1996) : la plus petite unité de terrain – c'est-à-dire la plus petite subdivision de la classification des sols - que l’on peut différencier pour correspondre à une entité de fonctionnement homogène de l’écosystème milieu x vigne ; et, pour le fromage de Comté, l’unité agro-pédologique (Monnet & Gaiffe, 1998 ; Monnet et al., 2000).
Au plan explicatif et à une échelle plus fine, un terroir peut correspondre à des unités agro-écopédologiques différentes.
Sur le plan de l’organisation pratique, des unités opérationnelles caractérisent le mode d’exploitation propre à chaque opérateur. Il en résulte des différences entre produits, qui doivent pouvoir être reconnus comme « faisant partie d’une même famille » ; il faut donc pouvoir fédérer des diversités, par une autorité unificatrice qui limite les libertés individuelles : c’est le rôle des organismes de gestion des appellations d’origine.
Entre connotations changeantes et définitions.
Nous n’avons pas trouvé de connotation particulière du mot terroir au Moyen-âge et à la Renaissance.
Ensuite, jusqu’au XIXe siècle inclus, la connotation est négative : un goût de terroir est un goût désagréable. Cela est-il à attribuer à la concentration du pouvoir à Paris et Versailles ? La noblesse ne réside plus dans son terroir d’origine…
Au XXe siècle, la création des AOC (Appellations d’Origine Contrôlée) en 1935 inverse les choses en opposant les produits de terroir ayant une typicité (Casabianca et al., 2008) à la production industrielle standardisée.
De nos jours, terroir, qui a toujours été un mot utilisé selon différents points de vue, est un concept construit dans différentes disciplines scientifiques, vu avec une plasticité qui en fait sa richesse (Prévost et al., 2014) (annexe 4).
D’une part, il exprime un patrimoine commun dans un processus de valorisation des ressources locales. Il offre la possibilité de porter, autour d’un (ou de plusieurs) produit(s) typique(s), des pratiques sociales, techniques et économiques, procédant d’une vision. En s’inscrivant dans une profondeur historique, et en s’appuyant sur la construction par les acteurs de règles de normalisation et de gouvernance adaptées, il est un système dynamique. Il peut constituer une voie de gestion durable des ressources et de développement adaptée à la communauté qui s’y rattache. Dans cette perspective, il peut aussi être le motif d’un questionnement éthique renouvelé, spécialement à l’endroit de la négociation des règles de normalisation et de gouvernance. Il peut ainsi se caractériser comme un système productif et culturel localisé :
- - productif parce que c’est (ce sont) d’abord un (ou des) produit(s) ou un (ou des) service(s) typique(s) qui porte(nt) l’identité d’un terroir ;
- - culturel parce que le(s) produit(s) est (sont) le(s) fruit(s) de la valorisation de ressources territoriales qui fondent l’appropriation et le sentiment d’appartenance (Brunet et al., 1993). Valorisation qui nourrit le souci collectif de la conservation des ressources (matérielles et immatérielles) vues comme des « biens communs », et participe à la construction de traits identitaires (savoir-faire, traditions…) spécifiques aux acteurs rassemblés – il s’agit d’une valeur patrimoniale. Sans oublier que la consommation, sur place ou ailleurs, du (ou des) produit(s) qui en est (sont) issu(s), est généralement associée à un répertoire non figé de connaissances et de pratiques culinaires.
- - localisé parce qu’il est délimité dans l’espace et concerne avant tout la participation des acteurs du (ou des) lieu(x) de production (qu’ils soient producteurs ou non) à l’élaboration d’un (de) produit(s) qui exploite(nt) des ressources naturelles locales et des savoir-faire construits socialement et localement.
Dans cette approche, le terroir est une réalité dont l’offre de biens et de services résulte de l’expression de la diversité dans ses différentes dimensions : diversité des milieux, diversité des agricultures et diversité des cultures. Cette vision représente ainsi l’ensemble des concepts intégrés dans le terroir, certains (constituant les composantes) renvoyant aux facteurs qui caractérisent le terroir, d’autres (les effets) mettant en évidence la trajectoire de développement par la production de valeurs qui, en retour, impactent les propriétés du terroir.
Le terroir est ainsi également l’expression communautaire d’une volonté d’acteurs de garantir la durabilité des ressources naturelles, et la reproductibilité de la communauté, par la légitimité des origines et l’expérience du temps historique. Le terroir, objet d’un processus dynamique de renouvellement et d’adaptation au changement, situé dans l’espace et le temps (entité substantielle), représente un mixte complexe de données objectives qui le justifient et de « pratiques » subjectives qui lui donnent sens (entité relationnelle) (Prévost et al., 2014).
Ces différents éléments expliquent la définition synthétique du terroir à partir des travaux d’un groupe de travail INRA-INAO (1998 – 2004) :
Cette définition est très bien explicitée par Alain Rey dans une vidéo : [1]
Terroir et défis de l’agronomie au XXIe siècle
Le mot terroir appartient à des domaines divers. C’est, entre autres, un mot de l’agronomie, qui a accompagné l’évolution des objets d’étude de l’agronome.
Initialement, le terroir de l’agronome renvoie à une agronomie du champ – considéré comme homogène – centrée sur les approches biophysiques pour choisir espèces, variétés et techniques. L’agronome évalue des aptitudes et des potentialités (Auricoste et al., 1983), qu’il confronte à des exigences de rendement et de qualité. Ces approches d’agronomie du champ, largement développées maintenant au sein de modèles formalisés et informatisés, ne se réfèrent plus que rarement à cette vision du terroir longtemps connotée à la « vocation des sols ». Elles subsistent cependant dans les rapports d’expertise pour délimiter les appellations d’origine protégée (AOP) et en définir les conditions de production.
Les productions animales se différencient d’abord par la mobilité des animaux susceptibles de se déplacer sur des pâturages multiples et de nature variée ; par exemple, une vache peut, à l'échelle d'une journée, pâturer une prairie naturelle, consommer du foin récolté sur place ou ailleurs, et ingérer des aliments concentrés dont une partie pourra provenir d'autres régions, voire d'autres continents. D’où des délimitations adaptées aux terroirs d'élevage, intégrant les interactions entre ressources naturelles, fourrage, animal et produit (lait ou viande) (Brunschwig et al., 2004). Ensuite par l’animal qui est un intermédiaire de plus entre le terrain et le produit. Et enfin l’utilisation d’une race animale comme support identitaire se révèle parfois dominant dans la valeur patrimoniale du terroir.
La conception actuelle du terroir converge avec l’évolution en cours de l’agronomie sensu-stricto. La nécessité de penser les faits agronomiques à l’échelle des territoires est apparue progressivement (Sebillotte, 2002), en réponse à des enjeux comme la qualité de la ressource en eau, qui n’ont de solutions qu’aux échelles supérieures à celle du champ ou de l’exploitation et qu’avec l’entrée en scène de nouveaux acteurs : agences de l’eau, collectivités territoriales… (Boiffin, 2004). Ces enjeux conduisent à penser « la contribution de l’agriculture au développement d’un territoire plutôt que celle du développement de l’agriculture dans un territoire » (Vissac, 1989). Du champ au territoire, de l’approche biotechnique à la participation des acteurs, via les sciences de l’action et de la décision, la notion de terroir apparaît ainsi en phase avec deux grands défis de l’agronomie au XXIe siècle.
Le premier est le passage d’une agronomie de l’adaptation des milieux aux exigences des productions (fondée sur les intrants et l’utilisation d’énergie) à une agronomie de la valorisation des services écosystémiques, comme le propose l’agroécologie (Wezel et al., 2009). Les savoirs partagés qui fondent les terroirs sont des exemples d’élaboration collective de pratiques valorisant économiquement le fonctionnement écologique d’un territoire tout en en maintenant la pérennité. Aménager l’espace et y répartir les systèmes de culture, faciliter les coordinations (pas uniquement celle des acteurs agricoles), impose l’échelle du territoire. De nouveau et à ce titre, les terroirs offrent de nombreux exemples d’organisation, de gestion et d’utilisation collective de l’espace, et ceci à plusieurs échelles de territoire,
Le deuxième est l’établissement du lien entre système de production et système alimentaire. Cette relation production – alimentation va devenir de plus en plus centrale pour affronter le défi alimentaire mondial (FAO, 2009) avec le soutien d’une agriculture soucieuse du renouvellement des ressources et du maintien de la biodiversité (Griffon, 2006). À ce titre, les terroirs peuvent déjà avoir valeur d’exemple. Ils forment des systèmes favorisant les interactions entre des productions adaptées à la diversité des milieux et des alimentations associées à la diversité des cultures. Ils illustrent la proximité et la continuité entre faits agronomiques (agro-écologiques) et faits culturels liés à la consommation et à l’alimentation (Bérard &t Marchenay, 2007).
L’analyse du mot terroir montre qu’il ne se laisse pas facilement saisir dans toute sa complexité. Et son histoire nous laisse penser que ce mot devrait poursuivre son cheminement conceptuel dans le langage des agronomes. Il sera intéressant de voir comment il évolue dans la période qui s’annonce de changement climatique, compte tenu de l’impact considérable que celui-ci l devrait avoir sur la stabilité qualitative et spatiale des terroirs.
Autres langues
Anglais : faute de terme équivalent, l’anglais a adopté le mot français terroir (à prononcer avec l’accent). Voir par ex. Barham, 2003 ; Gade, 2004 ; Wilson, 1998. Mais les dictionnaires généralistes semblent l’ignorer : il ne figurait ni dans la 3e édition (1966) du Shorter Oxford English Dictionary (Little et al.), ni dans la 10e édition (1993) du Merriam Webster’s Collegiate Dictionary, ni dans l’édition 1995 du Collins Cobuild English Dictionary. En ligne, l’Oxford Learners Dictionary, consulté en mai 2016, répond « Sorry, no search result for terroir »…
Espagnol : terruño. Autrefois équivalent exact du français terroir, terruño s’en est peu à peu éloigné dans deux directions opposées. En 1611, le dictionnaire de Cobarruvias dit : « TERRUÑO. La calidad de una tierra ». En 1737, le Diccionario de Autoridades précise : « La calidad buena, o mala de la tierra » et donne deux exemples dont l’un parle de l’excès d’eau, et l’autre de ce qu’un terruño peut produire en qualité (sazonado) et en quantité. En 1984, celui de la Real Academia donne 3 acceptions : « 1. Terrón o trozo de tierra. 2. Comarca o tierra, especialmente el país natal. 3. Terreno, especialmente hablando de su calidad o casta », soit : 1. motte de terre ; 2. région, en particulier le pays natal ; 3. terrain, en parlant de son type ou qualité. La troisième acception s’appauvrit dans l’édition en ligne (mai 2016, ) : « 3. terreno (porción de tierra) », et ne figure pas du tout dans le Dictionnaire d’usage de María Moliner (1990) (traduction) : « 1. Motte de terre. 2. Morceau de terre. 3. (employé avec emphase affective) Terre que l’on travaille et dont on vit. 4. (id.) Pays où l’on est né et où l’on vit ou dont on a la nostalgie ».
Notes
- ↑ Demolon appelle ici « terroirs » les « petites régions naturelles » françaises, définies en 1946 comme « un territoire d’étendue souvent limitée (quelques dizaines de kilomètres) ayant des caractères physiques homogènes (géomorphologie, géologie, climat, sols, ressources en eau) associés à une occupation humaine également homogène (perception et gestion de terroirs spécifiques développant des paysages et une identité culturelle propres). » ( carte). Ces petites régions sont beaucoup plus grandes que, par exemple, les terroirs viticoles dont traite l’annexe 3 de cet article, ou ceux du fromage de Comté : la notion de terroir peut être définie à différentes échelles.
Pour en savoir plus :
Publications
- Terroirs africains et malgaches. Études rurales, N° 37-38-39, 1970, 555 p.
- Parker T., 2015. Tasting French Terroir, the History of an Idea. University of California Press, Oakland, 248 p.
Sites Internet
- Serveur d'exploration sur les terroirs dans lorexplor.istex - Les terroirs du Comté sur le site du Comité Interprofessionnel du Comté.
Références citées
- Alletz P.A., 1760. L’agronome, ou dictionnaire portatif du cultivateur contenant toutes les connaissances nécessaires pour gouverner les Biens de la Campagne, & les faire valoir utilement ; pour soutenir ses droits, conserver sa santé, & rendre gracieuse la vie champêtre. Paris, t. 1, 666 p. ; t. 2, 664 p. Texte intégral sur le site de l'Université de Lille 3.
- Auricoste C., Deffontaines J.P., Fiorelli J.L., Langlet A., Osty P.L., 1983, Friches, parcours et activités d'élevage. Points de vue d'agronomes sur les potentialités agricoles. Paris, INRA Éditions, 55 p. + cartes.
- Barham E., 2003. Translating terroir: the global challenge of French AOC labeling. Journal of Rural Studies, 19 (1): 127-138.
- Basselin O., [ca. 1576] 1811. Les Vaudevires. xxvi + 131 p. Texte intégral sur Gallica [voir aussi : http://fr.wikipedia.org/wiki/Olivier_Basselin].
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