Jours disponibles pour les travaux des champs - Annexe 4
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Assolement triennal et emploi du travail (Sigaut, [1982] 1988).
On a peut-être trop parlé de l’assolement triennal. On a surtout mal compris son intérêt économique. Mais une chose est sûre : rien de comparable n’existait dans l’Antiquité. Que les agronomes romains aient discuté de diverses successions possibles de cultures (White 1970 : 121 ss.) est une chose. Qu’ils aient eu l’idée d’un véritable assolement en est une autre, qui nous semble complètement anachronique. La notion d’assolement est complexe et abstraite, elle ne fit du reste son apparition qu’au XVIIIe siècle, des siècles donc après que l’assolement triennal fût entré dans les faits : dans ce cas comme dans tant d’autres, l’action a précédé l’idée. Mais qu’est-ce qui caractérise l’assolement triennal, en quoi consiste exactement son avantage sur d’autres systèmes ? C’est à un agronome du XIXe siècle, Lullin de Châteauvieux (1841 ; il parle ici en gros du tiers nord de la France), que nous allons le demander :
« Les terres arables de cette région étaient soumises jadis à l’assolement triennal dans toute son intégrité, c’est-à-dire au moins productif de tous puisque en estimant l’avoine à une demi-récolte de blé, il n’obtenait de la terre qu’une récolte et demie en trois ans ; ou si l’on veut une demi-récolte par année. (...) Trois puissants chevaux de collier formaient l’attelage d’une charrue et pouvaient suffire à la culture de 60 hectares. (...) L’ordre des travaux était réglé sur ce système. Les attelages labouraient sans relâche hormis le temps des récoltes (…). On peut juger, d’après ces séries d’opérations, qu’il n’y en avait pas de simultanées, en sorte qu’il suffisait à l’exploitation d’avoir un train de charrues monté d’après sa superficie, et qui pourvoyait dans les intervalles des récoltes aux labours, ainsi qu’aux divers transports que l’exploitation nécessitait. Il suffisait encore de se pourvoir d’ouvriers étrangers pour le temps seul des moissons et pour le battage en grange. » (1841 : 146-148.). |
Contrairement à ce qu’on lit encore un peu partout, donc, ce n’est pas sur le plan du rendement du sol, c’est-à-dire du produit brut, que se situe la supériorité de l’assolement triennal. Mais exclusivement sur celui du produit net, de la productivité du capital et du travail. Et cette supériorité se réalise au moyen d’une répartition des cultures dans l’espace qui correspond à une optimisation de la répartition des travaux dans le temps. Voilà ce qui fait l’essence de l’assolement triennal, et de tous les assolements plus complexes qui lui succéderont au XIXe siècle. Et voilà pourquoi l’assolement biennal n’en est pas un : toute idée de programmation en est absente. Quant aux aspects agronomiques proprement dits, ils ont leur importance comme contraintes, comme limites de ce qu’il est possible de faire. Mais ils ne sont nullement déterminants. On peut parfaitement cultiver deux blés de suite, ou deux betteraves, et il y en a de nombreux exemples : si ce procédé ne s’est pas généralisé, c’est parce qu’il dérange l’organisation du travail. L’« assolement » biennal, du reste, n’est qu’une monoculture de blé : s’il dure deux ans, c’est simplement parce que la culture du blé, avec les labours préparatoires qu’elle implique, occupe le terrain durant quinze à dix-sept mois. Au début du XIXe siècle (1809), le botaniste De Candolle, envoyé en mission agricole dans les départements, avait remarqué en parcourant la Provence que les cultures, souvent pérennes, y étaient combinées dans l’espace, alors que dans le Nord elles l’étaient dans le temps. Il nous semble que cette remarque nous donne la logique profonde de l’opposition Nord-Midi en ce qui concerne l’évolution de leurs systèmes de culture respectifs. D’une certaine façon, l’assolement triennal va permettre l’apparition d’une agriculture à plein temps, c’est-à-dire dans laquelle certains travailleurs au moins (les charretiers) sont employés à plein temps à peu près toute l’année. C’est en cela que réside, à notre sens, son originalité profonde. Et une conséquence logique en découle immédiatement. Ces travailleurs à plein temps n’ont plus le temps, donc, de construire eux-mêmes leurs maisons, de fabriquer leurs meubles, etc. Ils représentent une étape de plus dans la voie vers une économie d’échanges et de marché. Il va de soi que le battage différé en hiver, par opposition au battage ou au dépiquage immédiats dans le mois qui suit la moisson, a la même signification. Ce que nous avons appelé « système gerbes-grange » n’est sûrement pas moins important que l’assolement triennal lui-même dans cette progression générale vers une agriculture à plein temps, professionnelle, qui selon nous caractérise le Moyen Age et l’Époque moderne. Il resterait à cartographier les deux systèmes pour vérifier s’ils sont généralement associés l’un à l’autre, ou s’ils sont indépendants.
Références citées :
- Lullin de Chateauvieux F., 1841. Voyages agronomiques en France. La Maison rustique, Paris, t. 2, 564 p. Texte intégral de l’édition de 1843 sur Gallica
- Sigaut F., [1982] 1988. L’évolution technique des agricultures européennes avant l’époque industrielle. Revue archéologique du Centre de la France, 27, 1 : 7-41. [1] (Conférence donnée sous le titre « Formes et évolution des techniques » au Congrès d’histoire économique Grand domaine et petite exploitation, Budapest, août 1982).
- White K.D., 1970. Roman farming. Cornell University Press, Ithaca, NY, 536 p.