Raison, rationnel & Cie : mots piégés !

De Les Mots de l'agronomie
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Avertissement
Cet article évoque de façon critique quelques emplois à propos d’agriculture. D’autres articles sont attendus sur ce thème immensément vaste.

Auteur : Pierre Morlon et Michel Petit

Le point de vue de...
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Article accepté le 6 juillet 2021
Article mis en ligne le 6 juillet 2021


C’est la faute au latin…

Le substantif latin ratio vient du verbe reor, qui signifiait au départ « nouer, fixer, assembler » puis, via le sens abstrait de « fixer dans sa pensée », compter et calculer ainsi que penser, croire, juger, estimer.

Ratio, c’est d’abord tout ce qui a rapport avec les chiffres et nombres : le calcul, l’énumération, le (dé)compte, la comptabilité, les relations financières et commerciales (le business). De là le sens de rapport ou proportion qu’a l’anglais ratio, repris en français ; ou la ration alimentaire calculée pour le bétail ou les humains.

Mais, comme le grec logos, qu’il traduit à peu près, ratio a des sens si divers qu’ils peuvent être contradictoires, comme démonstration versus spéculation, ou bien la stricte logique mathématique versus un discours incontinent !

En agriculture, Columelle, le plus prolixe des auteurs de l’Antiquité parvenus jusqu’à nous, emploie ratio dans cinq acceptions différentes :

  • un compte, un calcul,
  • une énumération ou classement,
  • un procédé, une méthode,
  • une doctrine, un jugement,
  • le pourquoi des choses.

C’est par trois voies que des mots français ont dérivé de ratio (nous indiquons quand le mot devient d’usage commun) :

  • l’évolution spontanée de la langue, qui a donné au Moyen Age raison, raisonner, raisonnable, raisonnablement, raisonnement, et vers 1600 raisonné pris comme adjectif ;
  • la réintroduction savante : rationnel (Renaissance, mais pas avant 1840 dans un texte agricole), rationnellement, rationaliser, rationalité (XIXe siècle) et rationalisation (XXe) ;
  • l’emprunt à l’anglais financier : ratio (milieu XXe) ;

La diversité de sens du latin se retrouve en français : chacun de ces mots couvre un large éventail de significations, et ces éventails se recouvrent plus ou moins, interfèrent entre eux, l’un connotant l’autre. D’où des ambiguïtés et confusions redoutables, qui peuvent être involontaires et inconscientes, ou habilement manipulées. Des exemples provocateurs… mais pas imaginaires, comme on le verra :

  • Rationnel : fondé sur des nombres, des calculs.
  • Rationnel : qui relève de la raison, produit par un raisonnement logique, conforme au bon sens.
  • Rationnel : qui pense comme moi (W. Churchill ?).
  • Rationnel : qui agit dans le sens de mes intérêts.

C’est par cette dernière acception que nous commencerons.

La raison du plus fort est toujours la meilleure

Des références pour le profit du seigneur féodal

Un sens très ancien de raison est : ce qui est juste, équitable, de droit.

Les traités de gestion de domaines agricoles écrits en Angleterre aux XIIIe et XIVe siècles, dont le plus connu est celui de Henley, donnent aux seigneurs normands deux outils pour vérifier que tout ce qui était fait sur leur domaine l’était bien à leur pru (profit) – que rien de trop n’avait été compté dans les dépenses et que rien ne manquait dans les produits (voir annexe A) :

  • des registres (ou rôles, écrits sur des rouleaux) comptabilisant en détail tout ce qui était fait et récolté ;
  • des normes chiffrées servant de références, de raison ou par raison.
« …et solom coe qe lour feust avis qe le bledz devereient rendre de reson, et meynz feust trove sur la compte en defaulte de baillif,… »

(Registre des barons Mohun de Dunster, ca. 1300, in Oschinsky, 1971)

« …et selon ce qu’à leur avis les blés auraient dû rendre normalement, et moins fut trouvé sur le compte par la faute du bailli,… »

(Transcription par P. Morlon)

Ces normes ou références étaient-elle des moyennes ? Ou bien ce que l’on faisait ou obtenait les bonnes années, en l’absence de tout problème ? Le passage qui suit semble indiquer que les seigneurs l’entendaient de la seconde façon, quand c’était leur intérêt : « Mais parce que les terres ne rendent pas aussi bien une année comme une autre, ni les mauvaises terres ne rendent pas aussi bien que les bonnes (…). Et si la terre ne rend plus qu’elle n’a reçu de semence, le seigneur y perd, et si elle rend moins, il convient que celui qui rend le compte qu’il paye du sien » (Hosebonderie, ca. 1285).

Dans les pays que nous appelons anglo-saxons, ces textes, très connus, sont considérés comme fondateurs en gestion.

De nos jours, combien de fois le mot rationalisation n’est-il pas employé dans le même esprit… par les lointains héritiers des seigneurs normands ?

La controverse sur la jachère : est raisonné ce qui sert mes intérêts

Après 1750 en France, des propriétaires veulent imiter les enclosures anglaises en supprimant la servitude de vaine pâture (qui permettait aux plus pauvres de survivre), pour pratiquer des assolements sans jachère. A la fin du siècle, les promoteurs des nouveaux systèmes, furieux de la résistance des cultivateurs, affirment avec mépris que ces derniers sont routiniers et ne raisonnent pas, et opposent leurs assolements vicieux à ceux, raisonnés, des agriculteurs éclairés :

« les plus indolents [des propriétaires] dépendent de leurs domestiques qui se traînent dans la routine du pays & proportionnent leur travail à sa surveillance. L’Agriculture est ainsi entre les mains de gens qui ont du raisonnement sans usage, ou de la pratique sans lumières. » (Bibliothèque britannique, 1796 : 296).

« la pratique constante de ceux qui ne suivent pas aveuglément la routine, et qui raisonnent leurs opérations » (Huzard & Yvart, 1804 : 170).

« A cela, j’observe que les pratiques rurales d’un pays sont tellement soumises à la coutume et au préjugé, qu’il ne faut pas espérer de les justifier par le raisonnement. » (Pictet, 1802 : 386).

« cet état d'improduction ((la jachère)), au lieu d'être borné à une seule année, devint un véritable état d’abandon prolongé et souvent indéterminé (…) on abandonna à la nature le soin de réparer les torts d’une culture plus avide que raisonnée ; et cette pratique, qui est aussi celle des sauvages et de tous les peuples nomades, déshonore encore aujourd’hui les contrées qui sont le moins avancées vers l’instruction, la civilisation et la population. » (Yvart, 1809, 1821, 1822, 1838, voir annexe B).

« Le paysan sans instruction ne raisonne pas, ou que bien peu, et il suit la routine de son endroit » (Poirot de Valcourt, 1841 : 17).

« Dans le monde agricole qui pense et qui raisonne, (…) » écrit Rémi Dumont en 1913, sous-entendant que ce n’est pas le cas de tous.

Certains en sont venus à ne pas reconnaître les paysans comme des êtres aussi rationnels qu’eux-mêmes… appliquant la cinglante définition de W. Churchill, « est rationnel celui qui pense comme moi ».

Il n’y aurait pas lieu de prêter attention à ces outrances si, elles n’avaient, sur le fond, profondément et durablement marqué l’agronomie – malgré les arguments opposés apparus très tôt (voir annexe C, article De la raison dans les comptes et complément de par Nathalie Joly). Jusqu’à maintenant, malgré tous les travaux en sciences humaines, ceux pour qui le progrès n’a qu’une seule direction possible, considèrent comme irrationnels et « réfractaires au progrès » ceux qui veulent avancer, progresser dans une autre direction. Partout dans le monde, combien d’agricultures paysannes adaptées aux conditions locales n’ont-elles pas été qualifiées d’irrationnelles par des agronomes imbus de leur supériorité, qui ont voulu imposer des techniques et des systèmes finalement désastreux ?


Les cultivateurs, êtres rationnels

Les philosophes du XVIIe siècle

Un détour hors agronomie pour rappeler deux textes célèbres, antérieurs à ce qui précède :

L’affirmation de Descartes, « Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée (…) la diversité de nos opinions ne vient pas de ce que les uns sont plus raisonnables que les autres, mais seulement de ce que nous conduisons nos pensées par diverses voies, et ne considérons pas les mêmes choses » (Discours de la Méthode, 1637, 1re partie).

Et la dénonciation par Hobbes de l’attitude de ceux qui, considérant qu’il n’y a qu’une seule rationalité, la leur, utilisent l’opposition rationnel / irrationnel pour disqualifier ceux qui ne pensent pas ou n’agissent pas comme eux : « Et quand des arrogants qui se croient plus sages que tout le monde appellent à grands cris et réclament comme juge la droite Raison, ce qu’ils veulent en somme, c’est que leur procès ne soit tranché par d’autre raison [humaine] que la leur (…). Ces gens-là veulent seulement en effet que, dans leurs propres litiges, on prenne comme droite Raison les passions qui les dominent : en proclamant ainsi que la droite Raison est pour eux, ils prouvent leur manque de droite Raison » ([1668] 1921 : 51).

En donnant la raison de pratiques anciennes, l’expérimentation leur donne raison

C’est au milieu du XVIIIe siècle qu’apparaissent les premières expériences scientifiques au sens moderne. Parlant de deux des siennes, Guettard écrit « On peut tirer de cette expérience un principe de pratique pour la culture de ces sortes de plantes, ou plutôt on peut en déduire la raison du fait de pratique que l’on a connu dès que l’on a cultivé ces plantes » et « on trouve encore par ce principe la raison de la pratique des Jardiniers » (1748-49 : 82 et 1749 : 282). Guettard fut suivi dans cette perspective par des gens aussi prestigieux que Duhamel du Monceau, « les expériences exécutées par M. Tillet ne permettent pas d’en douter : elles démontrent que c’est avec raison que les Fermiers évitent, avec beaucoup de soin, de semer des grains mouchetés » (1762 : 320). Plus généralement, Schabol critique « ceux des savants Physiciens qui ont raisonné et raisonnent sur les phénomènes de la nature dans le Jardinage & la végétation ; mais qui n’ayant pas opéré dans les diverses fonctions de l’Agriculture, ne sont pas à portée de raisonner d’après une expérience suivie » (1767, Article Spéculatif).

« Les cultivateurs ont des raisons de faire ce qu’ils font... »

Ce slogan, lancé au début des années 1970 par Michel Petit à une assemblée générale de la Fédération Nationale des Centres d’Études Techniques Agricoles (FNCETA), a fait florès au département Systèmes Agraires et Développement (SAD) de l’INRA, dans les milieux du développement agricole et dans l’enseignement technique agricole. Pourtant, l’idée n’était pas nouvelle. Déjà en 1767, Louis Rose écrivait : « Vous voyez donc par-là que nous ne devons pas blâmer légèrement les pratiques des étrangers, sur le prétexte qu’en faisant autrement qu’eux, nous réussissons peut-être, ou croyons réussir mieux qu’eux. Pouvons-nous savoir les circonstances qui peuvent les obliger à faire comme ils font ? Je conviens qu’il serait plus sage de penser que les méthodes qu’ils suivent, ont été, ainsi que les nôtres, conseillées par la raison, & déterminées par l’intérêt particulier le plus apparent » (p. 171-173). Cent ans plus tôt, Hobbes avait affirmé « Pourtant, ceux qui n’ont aucune science sont dans une condition meilleure et plus noble, avec leur prudence naturelle, que ceux qui, en raisonnant mal, ou en faisant confiance à ceux qui raisonnent de façon incorrecte, se précipitent dans des règles générales fausses et absurdes. » ([1651] 2002 : 44-45). Comment alors expliquer ce regain d’intérêt pour la rationalité du comportement des agriculteurs dans les années 70 ?

Pour comprendre l’impression qu’il s’agissait alors d’un renversement radical de perspective, un changement de paradigme, il faut rappeler quel était l’état d’esprit des agronomes en France dans les années de reconstruction après la deuxième guerre mondiale. L’heure était à la « modernisation » par la mécanisation et l’adoption du progrès technique. L’exemple du « progrès » fourrager est particulièrement emblématique à cet égard. René Dumont prônait le retournement des prairies permanentes, qui devait permettre un accroissement considérable des rendements fourragers (Dumont, 1948 ; Dumont et Chazal, 1955, voir aussi article André Voisin). Pour lui, cette « révolution » était possible et donc souhaitable. L’écho dans le monde agronomique français fut considérable. Il orienta l’effort de recherche et de vulgarisation pendant plusieurs décennies. Les agronomes impliqués créèrent une association au nom révélateur, L’Association Française pour le Progrès Fourrager (AFPF), publiant la revue Fourrages. Mais, dix ou quinze ans plus tard, la révolution n’avait pas eu lieu, le retournement des prairies permanentes restait marginal. Les recherches menées alors sur « les obstacles au progrès fourragers » (Petit, 1971) ont montré que la gestion conjointe d’un troupeau et d’un espace fourrager à base de prairies temporaires était compliquée et impliquait de multiples aléas. Beaucoup d’éleveurs n’étaient pas prêts à gérer les risques inhérents à la révolution fourragère ; et leur comportement était tout à fait rationnel. Affirmer qu’ils avaient des bonnes raisons de faire ce qu’ils faisaient s’opposait alors frontalement à l’action de la communauté agronomique depuis plusieurs décennies.

Que le mouvement de contestation soit parti des économistes n’est pas surprenant si l’on se souvient que la théorie économique de la production est fondée sur une hypothèse de rationalité du comportement économique des producteurs, notamment la maximisation du profit. Les économistes agricoles ont depuis longtemps montré que pour une exploitation familiale, c’est le revenu agricole, et non le profit, qui est pertinent ; et que, dans une situation risquée, il est rationnel pour les producteurs de faire un arbitrage entre recherche du revenu et limitation des risques encourus (Chia et al., 2014).

En outre, les travaux récents sur les agricultures des pays en voie de développement avaient suivi un cheminement parallèle. T.W. Schultz avait publié en 1964 Transforming Traditional Agriculture, un livre qui contribua à l’attribution de son prix Nobel quinze ans plus tard. Sa thèse centrale va à l’encontre des idées dominantes à l’époque dans les milieux de l’aide au développement, selon lesquelles les petits agriculteurs pauvres des pays en développement sont rétifs à la modernisation de l’agriculture, à l’adoption du progrès technique en particulier, parce qu’ils sont prisonniers de leurs routines et de leurs traditions (d’où le mot traditional dans le titre). Schultz souligne qu’au contraire, ces petits agriculteurs ont un comportement économique qui apparaît tout à fait rationnel si l’on prend suffisamment en compte l’ensemble des contraintes, souvent très sévères du fait de leur pauvreté, qui entravent leurs actions.

La reconnaissance des « bonnes raisons » des agriculteurs a eu des conséquences importantes en France dès les années 70 et après. La formation des conseillers agricoles par les Chambres d’agriculture, en particulier dans leur centre de Trie-Château a été alors largement remaniée pour prendre en compte cette nouvelle perspective. Mais, plus important encore, le renouvellement pédagogique dans les lycées agricoles, largement inspiré par les équipes de l’Institut National de Recherches et d’Applications Pédagogiques (INRAP), basé à Dijon (Bonneviale et al., 1989).

« Les agriculteurs ont de bonnes raisons de faire ce qu’ils font » a été nuancé ou précisé en devenant par la suite « il faut d’abord découvrir et comprendre les raisons pour lesquelles les agriculteurs font ce qu’ils font, leurs raisonnements complexes qui expliquent leurs pratiques et qui doivent être le point de départ de toute proposition de changement ».

… mais ne sont pas habitués à l’expliquer

« Il faut donc, lorsqu’on porte ses vues sur les progrès de l’agriculture, voir beaucoup en détail & d’une manière suivie, la pratique des fermiers ; il faut souvent leur demander, plus souvent deviner les raisons qui les font agir » (Le Roy, 1756).

« Telle est la nature de l’homme, qu’en répétant souvent le même travail, il ne s’accoutume à le mieux faire qu’en perdant en même temps le besoin & conséquemment le désir de se rendre raison de ce qu’il fait » (Broussonet, 1786).

Si, depuis des temps immémoriaux, les êtres humains ont la faculté de raisonner pour guider leurs actions, tous n’ont pas la même capacité d’expliciter leurs raisonnements, de les expliquer à autrui – surtout à quelqu’un n’ayant pas la même expérience vécue. Voici ce qu’on a pu en dire récemment :

« La façon de raisonner des agriculteurs est beaucoup plus complexe qu’on ne le croit souvent ; elle a rarement été étudiée jusqu’à maintenant, car il n’est pas facile de dévoiler la “connaissance-dans-l’action tacite” (Schön, 1983). Elle constitue souvent une connaissance non dite, que les agriculteurs ont de la difficulté à expliquer à d’autres, et qui est rarement couchée sur le papier. Les décisions prises sur les exploitations ne doivent pas toujours être expliquées ou argumentées avant d’être prises (Jacobsen, 1999). Les praticiens connaissent plus que ce qu’ils ont habituellement besoin de dire » (Macé et al., 2007).


Le raisonnement et l’expérience « doivent mutuellement s’appuyer & se soutenir »

Dans sa préface, Olivier de Serres explique que cultiver la terre est une « Science plus utile que difficile, pourvu qu’elle soit entendue par ses principes, appliquée avec raison, conduite par expérience, et pratiquée par diligence. (…) J’entends assez qu’on apprend des bons et experts laboureurs, le moyen de bien cultiver la terre : mais ceux qui nous renvoient à eux seuls, me confesseront-ils pas, qu’entre les plus expérimentés, il y a divers jugements ? et que leur expérience ne peut être bonne sans raison ? Aura-on plus tôt recherché tous les cerveaux des paysans, et accordé leurs opinions, non seulement différentes, mais bien souvent contraires, que de lire en un livre, la raison jointe avec la pratique, pour l’appliquer avec jugement, selon le sujet, par l’aide et adresse de la science et de l’usage recueillis en un ? Cette même raison sert-elle pas de livre au paysan ? (…) L’ART est un recueil de l’expérience, et l’EXPÉRIENCE est le jugement et usage de la RAISON. »

Cette idée sera largement reprise au XVIIIe siècle (bien que pas par tous : Liger (1721 : 527) ne dit pas l’un et l’autre, mais l’un ou l’autre : « Sur tout ce détail il est impossible de donner aucune règle certaine ; mais aussi il ne faut pas que ce soit le caprice qui nous guide ; il faut y aller par raisonnement, ou s’en rapporter à l’expérience de nos Pères, & suivre l’usage du Païs »).

En 1705, Vallemont écrit dans la préface de son livre sur l’agriculture et le jardinage : « Je crois avoir donné à cet ouvrage toute la certitude, & l’évidence, qu’on peut exiger en matière de Physique : où tout se décide par le Raisonnement & par l’Expérience, qui doivent mutuellement s’appuyer & se soutenir. On trouvera que je n’ai point séparé ces deux choses, & qu’elles marchent dans cette alliance, qui fait toute la solidité de la Physique. Le Raisonnement, & l’Expérience sont partout de concert. Je ne produis point d’Expérience, que je ne l’éclaircisse, & la rassure par le Raisonnement : et pareillement, lorsque j’emploie le Raisonnement, je le justifie aussitôt par l’Expérience, qui le suit de si près, que je ne laisse rien à désirer là-dessus aux plus difficiles à persuader ».

Que le raisonnement et l’expérience « doivent mutuellement s’appuyer & se soutenir » est une condition nécessaire, mais difficile en agriculture où deux raisons exigent des expériences de longue durée pour conclure de façon certaine : les différences de climat entre années, et le fait que les résultats à court terme d’une nouvelle technique puissent être contredits par ceux à long terme. C’est en expérimentant pendant dix ans que Duhamel du Monceau réfute la théorie de Tull selon laquelle la multiplication des labours permet de se passer d’engrais. Deux siècles plus tard, André Voisin (1953 ; 1961) demandera, en vain, des expérimentations de durée suffisante (10 à 15 ans) pour comparer des prairies permanentes conduites à leur optimum, et leur remplacement par des prairies temporaires en rotation

Et surtout, « il arrive souvent que l’on admet des pratiques dont on croit l’utilité fondée sur l’expérience ; vient-on à répéter les expériences que l’on assure en avoir été faites, l’utilité disparaît. Cela pourrait provenir de ce que les auteurs de ces prétendues découvertes ont commencé par où ils auraient dû finir, c'est-à-dire, qu’ils ont d’abord raisonné ; au lieu qu’il est nécessaire sur ces objets, que l’expérience précède les raisonnements, autrement elles deviennent souvent inutiles : on les croit confirmatives de ce qu’on a imaginé » (Préservatif contre l’agromanie, 1762 : 108-109). Home se trompe lorsqu’il affirme « on devrait toujours rapporter les faits séparément & les distinguer des raisonnements, parce qu’on peut se tromper dans ceux-ci, au lieu que ceux-là sont la vérité même » (1761 : 74, c’est nous qui soulignons). Les conclusions que l’on tire du va-et-vient entre Raisonnement et Expérience dépendent des connaissances et des théories que l’on a à ce moment (voir annexe C et article Une histoire de l’évapotranspiration).


Pour en savoir plus

Sur la rationalité des agriculteurs « traditionnels »

Schultz T.W., 1964. Transforming traditional agriculture. Yale University Press, New Haven & London, xvi + 212 p. Un ouvrage très controversé…

De façon générale, en sortant de l’agronomie

  • L’encadré « Raison » et les articles « raison », « raisonnable », « raisonné » dans le Dictionnaire culturel en langue française (A. Rey, dir.), Le Robert, 2005, t.3, pp. 2341-2348.

Références citées

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  • Bonneviale J.R., Jussiau R., Marshall E., 1989. Approche globale de l'exploitation agricole- Comprendre le fonctionnement de l'exploitation agricole: une méthode pour la formation et le développement. INRAP, Dijon - Foucher, Paris, 329 p.
  • Broussonet P.M.A., 1786. Exposé des Travaux de la Société, dans le courant de l’année 1785. Mémoires d’agriculture, d’économie rurale et domestique, publiés par la Société Royale d’Agriculture de Paris, année 1786, Trimestre d’hiver, p. 12-24. Texte intégral sur Gallica.
  • Chia E., Petit M., Brossier J., 2014. Théorie du comportement adaptatif et agriculture familiale. In : *Gasselin P., Choisis J.-P., Petit S., Purseigle F., Zasser, S., (Coord.), L'agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre. Les Ulis, EDP Sciences : 81-100. Texte intégral
  • Columelle (Columella L.I.M.) [ca. 42] 1844. Rei rusticæ libri. [1]. De l’Agriculture. Trad. du Bois, Panckoucke, Paris, 1844. [2] [3].
  • Descartes R., 1637. Discours de la Méthode pour bien conduire sa raison et recherché la vérité dans les sciences. Nombreuses éditions.
  • de Serres O., 1605. Le théâtre d’agriculture et mesnage des champs. 3e édition revue et augmentée par l’Auteur. Nombreuses éditions..
  • Duhamel du Monceau H.L., 1762. Éléments d’agriculture. Paris, Guérin & Delatour, t. 1, 499 p. Texte intégral sur Gallica.
  • Dumont Rémi, 1913. Routine et progrès en agriculture. Larousse, Paris, 223 p. (1e édition 1908).
  • Dumont René., 1948. La nécessaire intensification fourragère. Bull. Tech. Inf., 35 : 599-604.
  • Dumont R., Chazal P., 1955. La nécessaire révolution fourragère et l’expérience lyonnaise. Le journal de la France agricole, Paris, 170 p.
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  • Hobbes T., [1651] 1921. Léviathan. 1re partie, chap. 5 : de la Raison et de la Science. Traduction de R. Anthony d’après les 2 éditions originales, celle en anglais de 1651 et celle en latin de 1668 qui la précise voire la corrige, et qui est celle qui a circulé en France. Viard, Paris. Texte intégral.
  • Hobbes T., [1651] 2002. Léviathan. 1re partie, chap. 5 : de la Raison et de la Science. Traduction de P. Folliot (2002), [4].
  • Home F., [1757] 1761. Les principes de l’agriculture et de la végétation. Paris, 155 p (+ 18 p de 2 mémoires d’un auteur français anonyme). Texte intégral ou Texte intégral.
  • Hosebonderie, ca. 1285. Voir Oschinsky, 1971.
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  • Liger L. et B., 1721. La nouvelle Maison rustique ou Economie générale de tous les biens de campagne... 3e éd., Paris, Prudhomme, t. 1, 782 p.
  • Macé K., Morlon P., Munier-Jolain N., Quéré L., 2007. Time scales as a factor in decision making by French farmers on weed management in annual crops. Agricultural Systems, 93 (1-3): 115-142.
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  • Préservatif contre l’agromanie, ou l’Agriculture réduite à ses vrais principes, 1762. Paris, Hérissant, 197 p. [Auteur : L.B. Desplasses ou Desplaces] [Sur GoogleBooks]
  • Rose L., 1767. Le bon fermier, ou l’ami des laboureurs. Lille, 441 p., incluant un mémoire sur les engrais et un sur la culture du lin. Texte intégral sur Gallica.
  • Schabol R., 1767. Dictionnaire pour la théorie et la pratique du jardinage et de l’agriculture, par principes et démontrées d’après la physique des végétaux. Paris, LXXVIII + 531 p. Texte intégral sur Gallica.
  • Schön, D., 1983. The Reflective Practitioner. How professionals think in action. Basic Books, USA. Reprint 2003. Ashgate Publishing, Hants, GB, 374 p.
  • Schultz T.W., 1964. Transforming Traditional Agriculture. Yale U. Press, New Haven & London, xvi + 212 p.
  • Vallemont (Pierre le Lorrain, abbé de), 1705. Curiositez de la nature et de l’art sur la végétation, ou *L’agriculture et le jardinage dans leur perfection... Paris, xxvii + 708 p. [sur GoogleBooks]
  • Voisin A., 1953. Grandeurs et faiblesses du ley-farming. Bull. Tech. Inf., 82 : 673-704.
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  • Yvart V.J.A., 1821. Considérations générales et particulières sur la jachère et sur les meilleurs moyens d’arriver graduellement à sa suppression avec de grands avantages. Mémoires... de la Société d’Agriculture de Paris, année 1821 : 160-395. Idem, 1822. Considérations générales et particulières sur la jachère et sur les meilleurs moyens d’arriver graduellement à sa suppression avec de grands avantages. Huzard, Paris, 250 p. Texte intégral sur Gallica. Idem, article Jachère, in : Nouveau cours complet d’agriculture…, t. 8. Repris dans l’édition 1837-38 du même Dictionnaire…
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