Liebig et la loi du minimum

De Les Mots de l'agronomie
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Auteur : Marika Blondel-Mégrelis

Le point de vue de...
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Anglais : the Law of Minimum
Allemand : das Gesetz vom Minimum
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Article accepté le 29 juin 2020
Article mis en ligne le 30 juin 2020



La loi du minimum qui, depuis son énonciation, n’a cessé de régler « la nutrition correcte » des plantes, est couramment énoncée de la façon suivante :

Les rendements des récoltes sont proportionnels à la quantité de l’élément fertilisant qui se trouve la plus basse dans le sol relativement aux besoins des plantes.

Cet énoncé étant rarement exact de façon stricte, on lui donne également la forme suivante :

L’insuffisance d’un élément assimilable dans le sol réduit l’efficacité des autres éléments, et, par suite, diminue le rendement des récoltes.

Fig. 1. Le tonneau ne peut pas se remplir à cause des hauteurs différentes des douves (affiche ancienne reproduite par Schulz & Menzel, 1999 : 26).

En fait et dans les origines, il ne s’agit ni de récoltes ni d’élément fertilisant, mais des conditions dans lesquelles une plante peut se développer. Il ne s’agit pas d’agriculture mais de physiologie végétale.

Elle est couramment illustrée par l’image du tonneau dont la douve la plus courte détermine le niveau maximum de remplissage du tonneau (fig. 1).

De la même façon, les plantes ne peuvent pas parvenir à un plein développement à cause de l’insuffisance d’un des éléments nécessaires à cette croissance. Parmi ces éléments, on remarque l’eau, la lumière, la chaleur, au même titre que l’acide phosphorique, le soufre, le fer ou le chlore.


L’histoire de la loi

La loi du minimum a été énoncée en 1840 par le chimiste Justus Liebig (1803-1873), dans la première édition de sa Chimie organique appliquée à la Physiologie végétale et à l’Agriculture, qui « imprima à la science agronomique l’impulsion la plus féconde qu’elle eût encore reçue », écrira Grandeau en 1885. Il s’agit d’un livre de chimie, que Liebig qualifie de « chimie extravagante, qui a à voir avec la physiologie et l’agriculture », et qui eut l’extraordinaire destinée de battre tous les records de librairie.

Le texte de cet ouvrage est, en fait, celui de l’Introduction au Traité de Chimie organique paru en ‘cahier séparé’, en français, en 1840. Il devient à peu près, pour des raisons exposées ailleurs, le texte du Traité mentionné plus haut, généralement nommé Traité de Chimie agricole. Ceci n’est pas anodin : l’introduction à un traité de chimie organique, écrit à la hâte, traduit à la hâte par Gerhardt, se présente sous la forme d’un cahier, agrafé ou non au premier volume déjà sorti chez Fortin et Masson, et devient, dans le même temps un traité d’agriculture édité par Vieweg (Blondel-Mégrelis, 2009) !

On lit, au § 23 (p. 39) : « La vie des plantes est soumise à plusieurs conditions spéciales qui, pour chaque espèce, sont particulières : si l’on place une plante dans toutes ces conditions vitales hormis une seule, elle ne pourra pas se développer ».

Ce premier énoncé de ce que l’histoire retiendra sous le nom de loi de Liebig, ou loi du minimum, ou encore loi des facteurs limitants, se situe dans le cadre des recherches concernant l’humus, ce produit de la décomposition des plantes, si riche en carbone. On est à l’articulation des préoccupations du chimiste, qui s’épuise depuis des années dans l’étude de toutes ces métamorphoses organiques, et de son intérêt naissant pour l’agriculture ; et, en tout premier, son interrogation : d’où les plantes prélèvent-elles le carbone nécessaire à leur texture, et dont il semblait à peu près évident pour tous qu’il était fourni par l’humus contenu dans les sols ?

  • - Ce paragraphe est situé dans le chapitre 2 : Assimilation du carbone, qui s’attache à démontrer que la théorie des physiologistes allemands (Meyen), selon laquelle l’humus, prélevé par les racines sous une forme soluble, fournirait aux plantes leur carbone, est parfaitement erronée. Liebig montre que le carbone des plantes est assimilé par leurs parties aériennes, fourni par le gaz carbonique contenu dans l’air. Dans l’état normal de végétation, l’acide carbonique de l’atmosphère pourvoit exclusivement à l’augmentation de leur masse.
  • - Le chapitre est d’humeur batailleuse, mais beaucoup moins que dans la version allemande. Cette question de l’humus, repaire des vitalistes dogmatiques, « qui ont des opinions et ne font pas d’expériences ((chimiques)) », donne le ton et le départ d’une campagne pour une agriculture fondée sur les lois de la chimie, qui occupera toute la vie de Liebig.
  • - Le texte de cette première version suit une critique féroce d’expériences de cultures pratiquées dans du marbre de Carrare, expériences faites « en dépit de toutes les règles d’une investigation rationnelle » et qui voulaient « éprouver le pouvoir nutritif de l’acide carbonique ». Tout un ensemble de conditions sont à prendre en compte pour l’assimilation des plantes : l’humidité, l’air, la lumière…
  • - Dans les lignes suivantes, Liebig compare la vie des plantes avec l’économie animale : des chiens nourris avec une substance azotée seule périssent. Il évoque la question de la gélatine qui occupe, à l’époque, les médecins, physiologistes, chimistes, et toute l’Académie des Sciences, avec ses noms les plus illustres.
  • - Ce paragraphe disparaitra entièrement dès l’édition suivante. Liebig est arrivé presque accidentellement sur le terrain de l’agriculture, un peu par dépit et découragement vis-à-vis de cette chimie pure qui ne lui apportait que fatigue et désagréments ; mais dans la suite des travaux importants qu’il menait avec Wöhler, depuis plusieurs années, autour des phénomènes de décomposition. Sa Physiologie animale terminée, en 1842, il va pouvoir se consacrer désormais à l’agriculture. Il doit faire face dès 1841 aux critiques majeures de Saussure et Sprengel. Il va lire, s’informer, observer, expérimenter et faire expérimenter sur la question des plantes ; et d’abord, rompre avec « tous ces essais minutieux exécutés sous des cloches ». C’est à l’échelle des prairies et des forêts qu’il s’agit d’observer.

La prise en compte de l’ensemble des conditions qui influent sur la croissance des plantes se précisera au fil des chapitres : outre l’eau et l’acide carbonique, l’azote (« si on offre au végétal toutes les matières dont il a besoin hormis l’azote, il ne pourra se développer que jusqu’à un certain point ; il produira des feuilles mais point de graines ; il donnera peut-être du sucre et de la fécule, mais point de gluten »). Puis il abordera les principes inorganiques au chapitre 6, pour bousculer une fois encore l’idée que l’humus serait la panacée universelle. La tige du blé doit sa solidité au silicate de potasse, sa graine exige, pour se former, du phosphate de magnésie, toutes substances qu’une terre riche en humus ne peut leur fournir. Pour arriver au deuxième pan de sa théorie agricole, « En Agriculture, le principe fondamental, c’est de toujours rendre à la terre, en pleine mesure, n’importe sous quelle forme, tout ce qu’on lui enlève par les récoltes » (p. 264).

On se concentre donc rapidement sur la préoccupation de l’agriculteur : la nutrition des plantes (die Ernährung) : « pour qu’un terrain soit propice à une plante, il faut qu’elle y trouve tous les principes inorganiques nécessaires à son développement, en quantité suffisante et dans un état propre à l’assimilation » (p. 220). Car, de l’Introduction, mentionnée plus haut, au traité d’agriculture, on ne voit qu’un seul changement, mais majeur : la partie chimique, de la décomposition des végétaux, est passée en deuxième partie, pour laisser la première place aux parties constituantes des plantes, qui deviendra très vite : de la nutrition des plantes. Le maquillage d’un traité de chimie organique en un traité d’Agriculture !

Liebig se concentre sur les principes minéraux, et il met en condition pour l’acceptation des engrais que l’on dira chimiques ; puisqu’il faut remplacer, « d’une manière quelconque, les substances que l’atmosphère ne peut point fournir » (p. 252), puisque les fumiers agissent de par les substances minérales qu’ils renferment, puisque l’on doit arriver, en agriculture, au point où l’on en est arrivé dans l’art de guérir.

En 1846, il précise et limite sa première version : « Le produit d’une culture est restreint par l’élément nutritif que l’on trouve en moindre quantité dans le sol, relativement au besoin de la plante cultivée. Tous les éléments nutritifs doivent être restitués en rapport ». Désormais est acquise la référence constante au sol, ancrage de toute culture, lieu de la réserve et donc de l’épuisement des ressources non illimitées. La loi se voit inextricablement reliée à la loi de la restitution, autre « loi naturelle » de l’agriculture. Liebig ne cessera désormais de mener ce combat, en particulier dans ses Lettres sur l’Agriculture moderne.

Le principe du minimum, associé à la terre (Boden = sol, terre) et au principe de la restitution, conduit donc à la question des engrais. C’est bien ainsi que l’on verra circuler la loi à travers les éditions postérieures, jusqu’à la dernière, qui insiste encore, dans le chapitre sur les engrais :

« Soit un champ contenant un maximum d’une ou de plusieurs substances nutritives, et un minimum d’une ou de plusieurs autres substances nutritives : c’est ce minimum, qu’il soit de la chaux, de la potasse, de l’azote, de l’acide phosphorique, de la magnésie ou autre chose, qui règle la quantité et la durée de la récolte. Si ce minimum est de la chaux ou de la magnésie, alors les récoltes de blé et de paille, de rave, de pomme de terre et de trèfle resteront les mêmes ; elles n’augmenteront pas quand bien même la quantité de chaux, de magnésie et d’acide phosphorique disponible dans la terre serait multipliée par cent » (1876 : 331).

On le voit, au fil des années, la question de l’alimentation des plantes se concentre sur les aliments que la plante pourra trouver dans le sol, et donc sur les matières minérales.


Avant Liebig : Sprengel, Saussure… et Palissy

Or cette loi a été énoncée, et de façon beaucoup plus précise, par Sprengel, dès 1828. L’énoncé de Sprengel et les mesures détaillées et nombreuses qui l’accompagnent sont cependant d’une autre rigueur ! « Si une plante demande douze éléments pour croître, elle ne pourra jamais pousser si un seul de ces éléments est manquant ; et elle ne pourra pousser que chétivement si l’un de ces éléments est disponible en quantité moindre que celle réclamée par la nature de la plante »[1] (p. 93, nous traduisons).

Philipp Carl Sprengel (1787-1859) est agriculteur, chimiste, spécialiste de l’humus et des sols. Lorsque Liebig veut l’humilier, il le traite d’agriculteur ! Il s’est formé à la science de l’agriculture auprès de l’illustre Thaër et à la chimie auprès de Einhof. Il a enseigné la chimie à Göttingen puis a rejoint l’Institut des Sciences agricoles et forestières de Braunschweig. Dès 1826, il a étudié la question de l’humus à partir des concepts chimiquement établis d’acide et de sels humiques ; c’est lui qui a reconnu que les propriétés fertilisantes de l’humus étaient dues à ses actions physiques sur le sol, ainsi qu’aux matières minérales contenues, et qu’il avait mises en évidence par l’analyse (Blondel-Mégrelis, 2007 b).

Il n’est donc aucun doute : il faut attribuer à Sprengel la paternité de la théorie de la nutrition minérale des plantes. Il faut aussi lui reconnaitre la paternité de la loi du minimum, ainsi que l’insistance sur le rôle déterminant de la chimie dans les progrès réalisés dans l’étude de la nutrition des plantes. Tout en gardant à l’esprit qu’il a reconnu qualitativement et quantitativement la valeur de la nutrition minérale via l’humus. Élève de Thaër, il le précise. Liebig, lui se préoccupe plus généralement du sol, de ce que la plante peut et doit y prélever pour se développer au mieux : ce qui sous-entend que l’on pourra remédier, dans une certaine mesure et sous certaines conditions, aux insuffisances du sol ou aux prélèvements qui lui sont faits par la récolte. On acquiert une perspective et elle est d’agriculture pratique.

Quant à la nécessité du retour à la terre de ce qui lui a été enlevé, l’affirmation n’est pas neuve, non plus. Loin de là. Dans sa Recepte véritable par laquelle tous les hommes de France pourront apprendre à multiplier et augmenter leurs trésors (1563), Bernard Palissy écrivait déjà : « Si le champ a été semé plusieurs années sa substance est emportée par les pailles et grains. Par quoi il est besoin de rapporter les fumiers, boues et immondices (…) afin de rapporter au lieu la mesme substance qui luy aura esté ostée ». Mais il ne semble pas qu’elle eût été reprise entre temps avec la vigueur qu’elle mérite…


La nutrition minérale

La loi du minimum est en relation étroite avec la théorie minérale, qu’on peut lire, inchangée, à travers l’objet des différentes éditions : « c’est la nature inorganique exclusivement qui offre aux végétaux leurs premières sources d’alimentation ».

On doit l’entendre selon les deux gradations successives :

  • - comme minérale opposée à organique : contre la théorie selon laquelle c’est l’humus, donc le produit de la décomposition des matières organiques, qui nourrit la plante, Liebig passe à l’idée de la nutrition minérale des plantes. A savoir l’eau, l’ammoniac et le gaz carbonique dont il démontre qu’il provient de l’air, même s’il y est contenu en très faible proportion. Il affirme donc que les trois règnes sont solidaires, que le végétal dépend du minéral, que la ressource minérale conditionne la vie de la plante, qui, à son tour, permet la vie animale ; selon un cycle où tous les moments sont dépendants, mais où la plante joue le rôle déterminant. Pour lui, les deux physiologies, animale et végétale, se tiennent. « Ma physiologie », dit-il souvent, sans distinguer ses deux traités (Physiologie végétale puis deux ans plus tard, Physiologie animale). En cela, il se place, avec respect, dans la lignée de Humboldt, à qui il dédie sa première édition allemande.
  • - Or cette nature inorganique se précise et s’enrichit dès que le drapeau rouge de l’« ennemi » humus s’agite moins. Il prendra le soin de développer, tout particulièrement dans sa dernière édition, après avoir vigoureusement scandé l’histoire de l’agriculture : avant 1840, où l’on croyait une foule de choses erronées ; après 1840 où, tel un chevalier, arrive Liebig, et où la chimie analyse, par sa méthode implacable, les plantes dans leurs différentes parties, les sols… Enfin l’on touche à la Vérité, le contraire de l’erreur, on arrive à la théorie minérale ; il écrit une Histoire de la théorie minérale, et précise : « les aliments des plantes sont inorganiques ou minéraux. Les plantes vivent de gaz carbonique, ammoniac, eau, acide phosphorique, acide sulfurique, silice, chaux, magnésie, potasse, fer, plusieurs ont besoin de sel… » (1876 : 9).

Or l’idée de la nutrition minérale des plantes fut énoncée dès 1804 par Nicolas Théodore de Saussure. Il convient de le citer dans son intégralité : « Plusieurs auteurs ont admis que les substances minérales qu’on trouve dans les végétaux, n’y sont qu’accidentelles, et nullement nécessaires à leur existence ; parce qu’ils ne les contiennent qu’en très-petite quantité. Cette opinion, vraie sans doute pour les substances qui ne se rencontrent pas toujours dans la même plante, n’est pas démontrée pour celles qui y existent constamment. Leur petite quantité n’est pas un indice de leur inutilité…. On a souvent conclu de ce que quelques sels, dans certaines proportions, sont nuisibles à certaines plantes, que tous les sels, dans toutes les proportions, sont nuisibles à la végétation. Mais l’observation ne confirme que très rarement ces idées systématiques et générales. Elle prouve que plusieurs plantes requièrent un aliment salin, mais qu’il doit être modifié dans sa qualité et dans ses principes, suivant la nature du végétal qui doit l’absorber » (p. 261).


La représentation de la loi du minimum

Plusieurs représentations de la loi du minimum ont été imaginées pour la populariser auprès des enfants des écoles, des paysans et de toute personne qui n’aurait pas un niveau scientifique suffisant.

La première, imaginée par Liebig lui-même en 1859, est celle d’une chaîne : « Si le cultivateur veut que ses récoltes prospèrent et que ses champs se couvrent de moissons abondantes, il faut que le sol qu’il cultive contienne huit substances différentes. Plusieurs, non pas toutes, sont en tout temps abondantes et toujours à sa disposition ; trois d’entre elles doivent être rendues à la plupart des sols. Ces huit substances sont comme les huit anneaux d’une chaîne tournant autour d’une roue. Si l’un de ces anneaux est faible, la chaîne ne tardera pas à se rompre ; l’anneau qui manque est toujours le plus important, sans lequel la machine ne peut pas être mise en mouvement. La force de la chaîne dépend donc du plus faible de ses maillons ».

Fig. 2. Affiche de l’image du tonneau, où ne figurent que les seuls éléments minéraux. La loi du minimum de Liebig, sous sa forme la plus développée, est-il précisé. « La moisson sera limitée par la quantité de potassium. Ce n’est que par l’apport d’engrais au potassium que la moisson pourra être améliorée ». (affiche ancienne reproduite par Browne, 1995).

L’image bien connue du tonneau a été proposée en 1903 par Dobeneck, à Iena Un tonneau dont les différentes douves représentent le potassium, le calcium, le magnésium, le phosphore, le fer, l’eau, l’acide carbonique, la lumière, la chaleur… Coupons-les à différentes hauteurs : le tonneau ne pourra être rempli que jusqu’au niveau de la douve la plus basse, qui représente le minimum. Réparons cette douve par addition de fertilisant, le tonneau pourra être rempli au niveau le plus bas suivant, qui devient le minimum suivant. D’autres représentations se limitent aux seuls éléments nutritifs, minéraux :

Fig. 3. Trois illustrations présentées à la compétition de 1910 organisée par la Société allemande d’Agriculture (Hoffmann, 1913, pp. 48, 74 et 85).

Le sujet prend une complexité croissante et l’information des fermiers est insuffisante. Aussi la Société allemande d’Agriculture organise-t-elle en 1910 un concours, doté d’un prix : il s’agit de récompenser la meilleure illustration symbolique de la loi du minimum, qui serait la plus fidèle à la définition qu’en avait donné Ewald Wollny, professeur d’Agriculture à l’université de Munich, en 1891 : « dans les conditions données, le rendement des récoltes, sous le rapport de la quantité et de la qualité, est déterminé, par le facteur de croissance qui est à l’œuvre avec une intensité minimum insuffisante ou un maximum superflu ». Aucune des 45 réponses ne fut jugée parfaitement adaptée aux exigences de la définition. Parmi les propositions, citons (fig 3) l’image de l’abreuvoir dont le jet d’alimentation doit être ni trop faible ni trop puissant. Celui des tubes hydrostatiques communicants : la hauteur du tube le plus court limite le remplissage du réservoir principal. Ou encore les coquilles d’œufs, tranchés à différentes hauteurs : la quantité d’eau de pluie susceptible d’y pénétrer dépend de la hauteur et de la section de la coupe. Ou encore l’image des instruments d’un orchestre dont la qualité globale est dépendante de la justesse ou de l’intensité d’un seul instrument…

Discussion

Alors Liebig aurait usurpé le produit de travaux rigoureux et fondamentaux ? Il n’a certes jamais été reconnu comme respectueux des propriétés intellectuelles et les a même parfois tordues pour s’accorder tout le mérite, provoquant des scandales retentissants. Et pourtant…

  • 1. L’immense diffusion, l’auditoire international, les voyages de Liebig, son triomphe au congrès de la British Association for the Advancement of Science en 1837 à Liverpool ; et surtout la promotion qu’il a pu faire lui-même de ses idées, la césure qu’il a lui-même inventée dans l’agriculture, font que l’histoire l’a retenu, lui, et lui seul. A quoi pouvaient prétendre les articles parus dans les Kastner Archiv, le Erdmanns Journal für technische und ökonomische Chemie, ou les ouvrages tels que Chemie für Landwirthe, Forstmänner und Cameralisten, face à la présence, aux appuis et aux envolées du tribun, face au flot des éditions de la Chimie agricole et des Lettres sur l’Agriculture puis sur l’Agriculture moderne… Que pouvaient l’aridité de l’exposé du professionnel de l’Institut des Sciences agronomiques et forestières de Braunschweig et ses colonnes d’analyse, face au langage simple et percutant, aux images évocatrices, aux campagnes vibrantes. Le progrès doit aussi être diffusé, et pour cela, on fait souvent fi des finesses.

Car il en est allé tout autrement de la diffusion qu’a pu faire Sprengel de ses travaux : Günter Wendt (1950) montre que, pendant ces années à Braunschweig, et alors qu’il était au point culminant de sa créativité scientifique, Sprengel a dû faire face à une extrême surcharge de travaux administratifs et à des difficultés relationnelles avec son supérieur hiérarchique, von Cramm, le plus haut administrateur du duché de Braunschwig. Ce n’est qu’après son départ pour Regenwald, où il occupera le poste de Secrétaire général de la Société d’Économie de Poméranie à partir de juin 1839, qu’il aurait pu se soucier de la diffusion de ses travaux et de ses résultats. Mais il était bien tard, et Regenwald était un lieu de peu d’éclat comparé à ces lieux privilégiés d’Allemagne où des chercheurs prestigieux répandaient la nouvelle théorie.

  • 2. Chimie et agriculture : Liebig n’a pas été un vulgarisateur ; il a été un propagandiste de génie, popularisant la théorie du minimum, la loi de la restitution, la fécondité de la science chimique. C’est par la chimie que l’agriculture fera des progrès. Peut-être fallait-il frapper fort pour faire sortir la profession de cette croyance naïve en la vertu de l’humus, que pourtant Saussure dénonçait déjà, et auquel Sprengel demeurait intimement lié ; ou encore le culte de l’engrais d’étable, que l’école française maintiendra, à tel point que Dehérain pourra dire encore, en 1873, que le progrès agricole est lié au succès des spéculations sur les animaux… contre l’école des engrais chimiques, que Ville professera ; les bêtes ne peuvent restituer dans leurs excréments que ce qu’elles ont absorbé dans leur alimentation !

Alles ist Chemie (Tout est chimie) : Liebig a milité pour la reconnaissance d’une science pure, première, mère, reine ; une science formatrice. Dans cet élan général, il a rapidement amorcé une campagne pour son application la plus haute, celle qui conditionne la vie même de l’homme, l’agriculture (Blondel-Mégrelis, 2007a).

  • 3. Il a ancré la plante dans le sol. On le voit déjà dans la citation de 1846. C’est dans le sol que la plante doit trouver les substances nécessaires, et en quantités requises. La loi du minimum force l’attention sur le sol, bien maltraité à l’époque. Certes, Sprengel avait étudié le sol, les cendres, en particulier dans son ouvrage de 1837, die Bodenkunde oder die Lehre vom Boden.

On peut reprocher à Liebig de n’avoir pas voulu voir, à côté des phénomènes chimiques, les phénomènes biologiques intervenant dans ces décompositions qui lui tenaient tant à cœur, et si cruciales dans le sol. Deux écoles se sont affrontées violemment et, précisément dans ces années 1838-39, les physiologistes travaillent sur la fermentation : Cagnard-Latour, Kützing, Schwann, et Turpin, auquel Liebig (et Wöhler) s’en prennent avec une malice redoutable. C’est un fait, et il s’en excusera très tardivement auprès de Pasteur. La levure est à l’origine de la fermentation, mais le processus est chimique.

Il n’empêche : l’insistance de Liebig sur le sol « innocent », ses spécificités, ses strates, et la conséquence immédiate qu’il en déduit pour marteler le danger de l’épuisement des sols, pour prêcher à l’agriculteur « intelligent » qui, comme le meunier, a la nécessité de maintenir la circulation, sont diablement modernes, et le distingue dans son temps : « Cet état d’épuisement devient inévitable, même lorsque, dans une série de cultures, le sol n’a perdu qu’une seule des diverses substances minérales nécessaires à la nourriture des plantes, car celle qui manque enlève aux autres toute efficacité ou les rend inutiles » (1859, 8e lettre : 111). Puis la nécessité de restituer à la terre : « Dans l’agriculture, le principe fondamental, c’est de rendre à la terre, en pleine mesure, n’importe sous quelle forme, tout ce qu’on lui enlève par les récoltes, et de se régler en cela sur le besoin de chaque plante en particulier ».

Il n’empêche, en popularisant la loi du minimum, Liebig a fait connaître au monde entier une nouvelle façon de pratiquer ; en faisant reconnaître le sol qu’il convient de connaître et de respecter, en adaptant la plante au sol, en incitant à porter au sol ce qui manquait, juste. Le sol est plus qu’un support. Il est un {{milieu naturel|milieu]] riche, et ni neutre ni passif, quand bien même il lui refuse la présence de ces animalcules. Il a incité de façon véhémente à une politique agricole qui enrichit le sol à la mesure des justes besoins des plantes, à une agriculture chimique strictement dosée. Le promoteur de l’agriculture chimique fut, en même temps, le modérateur de l’emploi de « la chimie ».

  • 4. Jusqu’à la dernière édition, il insiste sur la nécessité de prendre en compte un ensemble de conditions nécessaires à la croissance des plantes : « La présence d’humidité, un certain gradient de température, la pénétration de l’air, sont nécessaires à la croissance des plantes, en même temps que la disponibilité de prendre, par les racines, les éléments chimiques nourrissants contenus dans le sol » (1876 : 243, nous traduisons). Il insiste particulièrement sur l’état physique de la combinaison qui est au contact des racines, et de la quantité d’eau nécessaire pour rendre soluble tel ou tel sel. Les échecs retentissants de ses premières expériences agricoles lui avaient été bonne leçon.

Cela fait de lui sans doute, le premier des spécialistes du sol – les pédologues contemporains le reconnaissent – et l’un des fondateurs de l’écologie scientifique, avec Boussingault et Winogradski (Blondel-Mégrelis, 1998), surtout si l’on ajoute sa vision très large, dans le temps et dans l’espace, des phénomènes de végétation, son insistance pour une culture rationnelle (opposée à la culture « par rapine »), fondée sur la restitution des principes fixes enlevés au sol » (1859, 10e lettre : 165) et son appréhension globale des phénomènes. Il savait prendre de la hauteur, lorsqu’il considérait les phénomènes de la nature, à l’instar de son maître Humboldt.

En 1940, Sir Albert Howard, botaniste britannique, publie son Testament agricole et fonde l’organic farming. Comme Liebig un siècle plus tôt, il est atterré par l’appauvrissement des sols : rien d’efficace n’a été tenté pour compenser la perte de fertilité entraînée par l’augmentation considérable des productions végétales et animales. L’agriculture a perdu le sens des équilibres, et le capital sol va à l’effondrement. Robin (2007) voit dans ces deux dates distantes de 100 ans deux dates phares de l’histoire de l’agriculture. Le texte cité plus haut sur le sol épuisé pourrait avoir été écrit par Howard, à la virgule près.

La loi dite du minimum a été émise par Liebig d’une façon suffisamment vague de sorte qu’elle pourra, à juste titre, être considérée comme un cas particulier de la loi de tolérance de Shelford : « le succès d’une espèce, le nombre de ses individus , leur taille, … est grandement déterminé par l’ampleur de l’écart qui la sépare du niveau optimum de l’espèce » (1913 : 303, nous traduisons) et « être généralisée pour toutes les conditions environnementales et jouer un rôle important en auto-écologie», ainsi que le dira P. Dreux en 1986. Les écologues l’étendent à tous les phénomènes, et conditionnent la croissance à celui des facteurs écologiques qui est le plus faiblement représenté dans le milieu. Liebig évoquait ces plantes maritimes que l’on rencontre « à plusieurs dizaines de lieues de distance de la mer, les vents et les oiseaux en ont répandu les graines dans ces endroits, comme sur toute la surface de la terre, mais cette graine ne s’est développée que là où elle a trouvé toutes les conditions nécessaires à son accroissement ».

La loi du minimum demeure aujourd’hui une des données de base pour la production végétale. C’est ainsi que dans les cours de SVT de lycée, il est bien dit que l’efficacité de la production agricole d’un végétal est conditionnée par certains facteurs du milieu, tels que qualité du sol, éclairement, teneur en CO2 de l’air, approvisionnement en eau et sels minéraux... Le facteur limitant est le facteur du milieu qui est situé le plus loin de l’optimum et qui donc limite la production du végétal, et ce quel que soit la variation des autres facteurs. Ainsi, on n’atteindra jamais des conditions de culture idéales pour un végétal donné, et le défaut d’un seul facteur limite alors la production, parfois à un niveau bien inférieur à cet idéal. (Keepschool, 2020).

En guise de conclusion, remarquons avec un brin de malice que Liebig, connu comme le père de l’agriculture intensive, qui voudrait faire produire plus au sol en lui fournissant des compléments chimiques, l’inspirateur de l’École des Engrais chimiques de Georges Ville, avait pour projet de mettre les pays en état de nourrir les hommes de façon durable ; que ce père de l’agriculture chimique a donné le premier énoncé, large et global, de la loi du minimum, dans des termes que les futurs agriculteurs biologiques ne pourront que reprendre !

Notes

  1. Le texte original mérite d'être cité : « wenn eine Pflanze 12 Stoffe zu ihrer ausbildung bedarf, so wird sie nimmer aufkommen, wenn nu rein einziger andieser Zahl felt, und stets kümmerlich wird sie wachsen, wenn einer derselben nicht in derjenigen Menge vorhanden ist, als es die Natur der Pflanze erheischt. »

Pour en savoir plus…

Liens externes


Références citées

  • Blondel-Mégrelis M., 1998, Agrochemistry and Bacterial Autotrophy, in P. Acot, ed., The European Origins of Scientific Ecology (1800-1901). Éditions des Archives contemporaines - Gordon & Breach, p. 309-425. (téléchargeable sur books.google).
  • Blondel-Mégrelis M., 2007a. Liebig or how to popularize Chemistry, in Schummer, Bensaude-Vincent, Van Tiggelen, eds., The Public Image of Chemistry, World Scientific, p. 137-150.
  • Blondel-Mégrelis M., 2007b. Le regard agro-écologiste des chimistes de la première moitié du 19e siècle. In : P. Robin, J.P. Aeschlimann, C. Feller, dir., Histoire et agronomie. Entre ruptures et durée, p. 151-164. Texte intégral
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