Friche, défricher
Cet article ne traite que de l'histoire des mots friche et défricher. Il devra être complété par d'autres, en particulier sur les questions actuelles concernant les friches. |
Auteur : Pierre Morlon
Le point de vue de... | |
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Article accepté le 13 avril 2012
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Article mis en ligne le 13 avril 2012 |
Des définitions fort différentes
Le mot friche est un des plus « piégés » en agriculture, car son acception actuelle exclut explicitement ce qu'il recouvrait autrefois. « Friche : formation végétale résultant de l'arrêt des cultures. La friche est un des signes de l'abandon de l'activité agricole », écrivent les Larousse agricole de 1981 et 2002. Mais, dans les textes anciens, il désigne, suivant les cas, deux types de végétations ou occupations du sol fort différentes :
- le plus souvent, des prairies, spontanées ou semées, « naturelles » ou « artificielles », alternant avec des cultures annuelles (nous dirions aujourd'hui : dans une rotation) ; et défricher c'était retourner une prairie : « Il y a dans l'Angoumois beaucoup de prés naturels qu'on défriche rarement. On y voit un peu de sainfoin, beaucoup moins de luzerne, & presque pas de trefle. Quand on défriche ces prés, on se comporte, comme dans les autres provinces, pour leur faire produire différents grains. » (Duhamel du Monceau, 1962 : 234).
- moins souvent, mais tout aussi anciennement semble-t-il, des végétations ligneuses résultant de l'abandon.
Ces deux occupations avaient cependant des points communs, parmi lesquels :
- elles étaient pâturées, ce qui distingue ces anciennes acceptions de l'actuelle : dans la nomenclature des statistiques agricoles françaises (Teruti), les friches ne font pas partie des Sols Agricoles Utilisés (qui incluent les prairies permanentes, alpages, estives et « superficies en herbe à faible productivité », ainsi que les « jachères » de la Politique Agricole Commune) ; pour les enquêteurs sur le terrain, le critère permettant de distinguer les friches des prairies permanentes et parcours est l'absence de pâturage par des animaux domestiques (repérable par la présence de déjections).
- on n'y faisait aucun travail du sol, ce qui distingue radicalement les friches des jachères qui, elles, étaient plusieurs fois labourées, hersées, etc. : bien que souvent réunies sous le nom de « repos », les mots friche et jachère n'étaient absolument pas synonymes, et les considérer comme tels conduit à des contresens monumentaux dans l'interprétation de la littérature agricole et agronomique jusqu'au moins le début du XXe siècle.
Discussion
La première acception est la plus fréquente dans la littérature avant le XXe siècle. Ainsi Liger, qui ne craint pas les incohérences, définit la friche comme une période d'inculture (absence de travail du sol) entre deux périodes de culture : « défricher une terre, c'est la remettre en labour, c'est la labourer après un longtems qu'elle ne l'a été » (1703 : 102) et écrit ailleurs : « L'Avoine qu'on seme dans les terres froides & humides & dans les prez nouvellement defrichez est sujette à degenerer en Avoine folle, & rend ainsi tant de paille & si peu de grain que c'est presque peine perduë que d'en risquer la semence & les labours. » (p. 57 ; c'est nous qui soulignons). Duhamel du Monceau appelle friche ce que nous appelons maintenant prairie artificielle ; sous le titre « Des terres en friche », il écrit : « Cet article comprend les sainfoins, les luzernes, les trefles, & généralement tous les prés qu'on veut mettre en labour pour les ensemencer » (1762 : 100) ; plus loin il parle d'un « défrichis de sainfoin » (id. : 222) ou ailleurs « Si l'on seme en sainfoin un champ (...) quand au bout de neuf ans on défrichera le Sainfoin » (1750 : 134-135). Défricher et essarter ne sont alors pas la même chose : Olivier de Serres distingue les deux, et La Maison Rustique de 1768 précise : « à proprement parler, on essarte les bois & on défriche les terres » (de labour) (t. 1 : 718).
Cette acception est cohérente avec l'étymologie actuellement la plus acceptée : « On admet d'ordinaire que le mot (et sa var. freche) vient du mot néerlandais versch / virsch « frais, nouveau » qui, employé avec le mot lant « terre » désigne une terre qu'on a gagnée sur la mer en l'endiguant » (Quemada, dir., 1983) : une terre nouvellement gagnée sur la mer se couvre spontanément d'herbes, pas d'arbres !
De nos jours quasiment disparue, elle s'est conservée tard : « Défrichement de prairies artificielles. - Quand on veut (...) faire un blé d'automne, après luzerne, trèfle ou sainfoin, ces prairies artificielles doivent être retournées assez tôt pour que la terre ne soit plus creuse au moment des semailles. C'est donc dès l'été qu'il faut exécuter le labour de défrichement dit souvent « labour de défriche » ou dérocage. On entend par dérocage, le retournement de la luzerne, dès fin août, donc en pleine végétation. » (Lecomte & Riedel, 1958 : 372-373).
Mais la deuxième acception semble exister depuis longtemps aussi. Dès le Moyen Age, les expressions giser frische, lesser giser freschez indiquent au lecteur moderne, sinon une végétation précise, du moins un manque de soins, par ex., « les dites terres (...) gisent frisshes pour defaute de boune garde » (anon., 1392 : 59 ; voir aussi l'Anglo-norman dictionary au mot fresche, friche). Beaucoup plus tard, Boisguilbert écrit : « C'est un fait qui ne peut être contesté, que plus de la moitié de la France est en friche ou mal cultivée (...) Il est encore hors de doute qu'un homme qui laisse son bien en friche souffre une plus grande violence que celui dont les héritages sont saisis, (...) Tout consiste donc à trouver la cause de cet abandonnement » (1697 : 253-254) ; ou encore : « Ainsi, voilà le laboureur et le maître dans une perte considérable, qui les oblige de laisser la terre en friche, comme il arrive tous les jours ; y en ayant quantité d'incultes, autrefois labourées », « Et si les maîtres, dans ces occasions, ne faisaient crédit à leurs fermiers de quatre ou cinq années de suite, (...) il est constant qu'ils périraient tous, et que presque toute la France demeurerait en friche. » (ca. 1700 : 359 et 375). Mais attention ! L'expression « laisser en » était aussi utilisée pour des prés naturels : « Là où l'on connoît tout le parti à tirer des foins artificiels, & d'une succession de récoltes bien calculée, on ne laisse en prés naturels, ou l'on ne destine à en former, que les terrains propres à ce seul usage (...). Les fermiers voyent une si grande disproportion entre le produit d'un acre de terre que la charrue travaille, & celui où l'herbe croît d'elle-même, qu'ils ne se donnent pas la peine de soigner les portions de terrain qu'ils sont forcés de laisser en prés. » (anonyme, 1796 : 310 – c'est nous qui soulignons). Laisser en friche pouvait donc parfois signifier laisser en prés...
Dans ce deuxième sens, défricher signifie détruire une végétation ligneuse, sur un terrain qui peut ne jamais avoir été cultivée : « Si la metairie consiste de la plus grand' part en forest & bocages, tus en feras des terres novales, en arrachant du tout les arbres avec leurs racines : ou s'il n'y en a gueres, il suffira les couper & brusler, puis labourer. Et telle terre a coustume pour les premieres annees rapporter beaucoup, parce que s'estant engraissee & melioree des fueilles & herbes de plusieurs annees, lesquelles de son naturel elle produisoit avant qu'elle fust defrichee, ... » (Estienne & Liébault, 1570 : 6) ; « C'est par là qu'ils font défricher tous les jours une infinité de terres qui ne l'avaient encore jamais été » (Boisguilbert, [ca. 1700] 1843 : 374). C'est alors un synonyme d'essarter : « ESSARTER, terme d'Agriculture, on dit essarter une terre, la defricher jusqu'aux racines, arracher les bois, les troncs, les brossailles, & tout autre plante qui s'y trouve, & qui a pris croissance faute d'avoir été cultivée, ainsi on dit ce champ sera bien difficile à essarter à cause des vieilles souches qui y sont » (Liger, 1703 : 144).
Ces deux acceptions très différentes ont longtemps coexisté. A la fin du XIXe siècle, Heuzé (1891 : 226) énumère « Les défrichements qui appartiennent au domaine agricole » : « 1° Le défrichement des landes ; 2° Le défrichement des prairies artificielles ; 3° Le défrichement des prairies naturelles ; 4° Le défrichement des bois. »...
Et le Larousse Agricole de 1921 :
« Friche : terre non cultivée mais qui l'a été et pourrait l'être. Une terre est abandonnée et reste à l'état de friche à la suite de circonstances anormales, lorsque les conditions de la culture deviennent désavantageuses ou difficiles : mauvaises qualités du sol, bas prix des produits agricoles, éloignement de l'exploitation, dimensions restreintes des parcelles, (…), etc. (…)
Certains systèmes de culture prévoient le délaissement de la culture pendant un nombre d'années variable, et l'état de friche se représente après 5, 8, 10 ans de culture, pour durer lui-même 10 à 15 et même 20 ans. La friche régulière est le fait de systèmes de culture pauvres : faute d'engrais produits à la ferme parce que le bétail est en nombre limité, faute de capitaux pour acheter des engrais à l'extérieur, la terre ne pourrait plus porter de récoltes rémunératrices ; au bout de quelques années, on la laisse se “ reposer ” ; la fertilité se reconstitue ensuite et, après un temps variable, le défrichement a lieu, précédant un nouveau cycle. (...). Comme exemples de rotations de cultures comportant l'état de friche pendant un certain laps de temps, on peut citer :
1 avoine ; 2 pommes de terre ; 3 seigle ; 4 avoine ; 5 à 20 friche, ou encore : 1 jachère ; 2 blé ; 3 avoine ; 4 pommes de terre ; 5 seigle ; 6 avoine ; 7 à 15 friche, ou encore : 1 jachère ; 2 blé ; 3 orge ; 4 avoine ; 5 pommes de terre ; 6 seigle ; 7 avoine ; 8 trèfle ; 9 à 12 pâturage-friche ».
Les deux derniers exemples de rotation donnés dans ce texte sont remarquables en ce qu'ils font se succéder une friche de plusieurs années, dont la fonction est le "repos" du sol, et une jachère d'environ un an, dont la fonction est le nettoiement (désherbage) du sol. Il faut noter à ce propos qu'il y a une grande différence entre abandonné et « en repos » : le « repos » de la terre est une fonction, l'abandon une absence de fonction.
Deux hypothèses peuvent expliquer ces acceptions allant de la prairie temporaire de courte durée, en rotation avec des bleds, à une végétation ligneuse de plusieurs dizaines d'années, en passant par les alpages (« ALPAGE ou ALPEN, terre en friche », Duhamel du Monceau, 1858 : 360).
On défrichait une prairie (en rotation) lorsqu'elle s'était dégradée au point de devenir improductive. Pour Olivier de Serres (1604) annexe 1, défricher c'est retourner une prairie devenue inutile parce que vieille. Et, pour Heuzé, « Les prairies artificielles formées par le trèfle, le sainfoin et la luzerne, ont une durée limitée. Lorsque leurs produits laissent à désirer, on les défriche pour les faire suivre par une céréale de mars ou d'automne. » (1891 : 236). Or c'est aussi lorsque les bois étaient dégradés qu'on devait les essarter : « Nous avons parlé ci-devant, au Chapitre des Prés, de la maniere de les défricher, pour les mettre en novales, quand ils ne rapportent plus d'herbes. On essarte ou on défriche les bois à peu près de même, lorsqu'ils se trouvent rabougris, broutés, brûlés ou ruinés par les dégâts des Riverains, & hors d'espérance d'être de bon rapport en bois. (Liger et ***, 1762 : 718). Et la ressemblance ne s'arrête pas là : dans la plupart des cas, le défrichement d'une prairie dégradée implique la destruction des ligneux qui l'ont envahie. La convergence entre la façon de nommer les deux opérations n'est donc pas illogique.
Mais le mot friche résulte peut-être aussi de la « fusion » de termes ressemblants mais d'origine et de significations différentes. Littré (1960) donne comme étymologies possibles : « E. Bas-lat. friscum. Du Cange le tire de l'allemand frisch, frais, comme le latin novale, terre de labour, de novus, nouveau ; mais, objecte Diez, le mot devrait être fraiche. Grimm, approuvé par Diez, le fait venir de fractilium, champ auquel on a donné le labour pour la première fois, de fractum, briser ; cela a pu donner friez ou fractis ; mais comment friche ou friscum ont-ils pu en naître ? Il est probable que nous avons là deux mots, l'un friche, friscum, venant de frisch, comme le veut Du Cange, et l'autre friez, fractis, venant de fractus, comme Diez le veut. Maury a proposé le gaélique frith, frithe, lieu en friche ». Et selon Rey, dir. (1992), "friche" a une origine discutée : néerlandais versch ou virsch = frais, terre gagnée sur la mer ; ou rhénan frisch = terre nouvellement défrichée ; ou ancien français fresche = frais, bien reposé. Dans les textes anciens, friche est soit féminin, soit masculin : y a-t-il un lien entre genre grammatical et acception ?
Références citées
- anonyme, 1392. A Roll of the Proceedings of the King's Council in Ireland for a Portion of the Sixteenth Year of the Reign of Richard II A.D. 1392-93. Edited by J. Graves, London 1877.
- anonyme, 1796. Conclusion de l'agriculture de Norfolk. Bibliothèque britannique, Genève, vol. 1, 285-310. (Texte probablement de Marc-Auguste Pictet de Rochemont).
- Boisguilbert P. de, [1697]. Le Détail de la France. La cause de la diminution de ses biens, et la facilité du remède... Édition de 1707, sous le titre Testament politique de Monsieur de Vauban, Maréchal de France. T. 1 (Détail de la France ; Traité des grains p. 231-386) : Texte intégral sur Gallica ; T. 2 : [1]. Edition de 1843 : In : Daire E., 1843. Collection des principaux économistes. Tome 1: Économistes financiers du 18e siècle. [2].
- Boisguilbert P. de, ca. 1700. Traité de la nature, culture, commerce et intérêt des grains. In : Testament politique de Monsieur de Vauban, Maréchal de France, t. 1, p. 231-386. Texte intégral sur Gallica. Édition de 1843 : In : E. Daire, ed., Collection des principaux économistes. T. 1 : Économistes financiers du 18e siècle, p. 352-402. Texte intégral sur Gallica.
- Chancrin E., Dumont R. (dir.), 1921-1922. Larousse agricole. Encyclopédie illustrée. Paris, t. 1, 1921, 852 p ; t. 2, 1922, 832 p.
- Clément J.M. (dir), 1981. Larousse Agricole. Larousse, Paris, 1208 p.
- de Serres O., 1605. Le théâtre d'agriculture et mesnage des champs. 3e édition revue et augmentée par l'Auteur. Réimpression fac-simil, Slatkine, Genève, 1991, 1023 + 22p. Également : Actes Sud, Paris, 1996, 1463 p. (basée sur l'édition de 1804).
- Duhamel du Monceau H.L., 1750 - Traité de la culture des terres, suivant les Principes de M. Tull, Anglois. Vol. 1, Paris, XXXVI + 488 p. + figures.
- Duhamel du Monceau, 1758. Explication de plusieurs termes de botanique et d'agriculture... annexé au Traité de la Physique des Arbres. Paris, t. 2 : 359-432. Texte intégral sur Gallica.
- Duhamel du Monceau H.L., 1762. Éléments d'agriculture. Paris, Guérin & Delatour, t. 1, 499 p.
- Estienne C., Liebault J., 1570. L'agriculture et maison rustique. Paris, chez Jacques du Puis. id., 1572 Texte intégral sur Gallica.
- Heuzé G., 1891. La pratique de l'agriculture. Paris, La Maison rustique, t. 1, 351 p.
- Larousse Agricole, 1921-1922. Voir Chancrin et Dumont.
- Larousse Agricole, 1981. Voir Clément.
- Larousse agricole, 2002. Voir Mazoyer.
- Liger L. et ***, 1762. La Nouvelle Maison rustique, ou Économie générale de tous les biens de campagne... 8è éd. Knapen, Paris. T. 1, 916 p. [sur Googlebooks]
- Liger et ***, 1768. La nouvelle Maison rustique ou Économie générale de tous les biens de campagne... 9è éd., Paris, t. I, 916 p. ; t. II, 920 p.
- Littré E., 1960. Dictionnaire de la langue française. Paris, Gallimard & Hachette, t. 3, 2095 p & t. 4, 2121 p.
- Mazoyer M., dir, 2002. Larousse agricole. Larousse, Paris, 768 p.
- Quemada B. (dir), 1983. Trésor de la Langue Française. Dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle (1789-1960). CNRS, Paris, t. 10, 1381 p. Texte intégral sur le site de l'ATILF.
- Rey A. (dir), 1992. Dictionnaire historique de la langue française. Dictionnaires Le Robert, 2 vol., 2387 p.
- The Anglo-Norman dictionary
Autres langues
Les équivalents diffèrent évidemment selon que l'on parle de terrains abandonnés ou de différents types de prairies... Au Québec, « Désert, déserter une terre — Défrichement, acte de déficher une terre ; évolution des termes essart, eissart. » (G. Chouquer, Lexique du foncier et de la planification agraire au Québec sur le site formes du foncier.org).