Vous avez dit "naturel" ?

De Les Mots de l'agronomie
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Auteur : Pierre Morlon

Avertissement
Il n’est évidemment pas question, dans Les mots de l’agronomie, de traiter de la notion de « nature » en général : le lecteur pourra se reporter aux ouvrages, d’approches très différentes, de Lenoble (1969) et Descola (2006) ou, plus brièvement, aux articles « nature » et « naturel » de Rey (dir), 1992 et 2005.


Note
Cet article fait partie du dossier consacré au Milieu naturel. Il expose un POINT DE VUE.


Le point de vue de...
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Espagnol : entorno natural
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Article accepté le 31 janvier 2012
Article mis en ligne le 1er février 2012

Élément de définition

En agronomie, l’adjectif "naturel" de l’expression « milieu naturel » doit être compris comme incluant les effets – volontaires ou non, directs ou indirects, présents ou passés - de l’action de l’homme.

C’est ainsi que Gaucher (1977) écrit : « l’expression « milieu naturel » convient parfaitement pour désigner le cadre dans lequel nous désirons situer nos études pédologiques. Elle est préférable à celle de « milieu physique », car ce dernier n’est que le support des êtres vivants (...). Au contraire, le milieu naturel englobe les êtres vivants, et bien entendu l’homme ».

« Les plantes cultivées vivent dans un milieu artificiel qui est la résultante de l’action de l’homme sur le milieu naturel » (Gaussen, 1962). De nos jours en effet, le « milieu naturel » des régions agricoles est ce que l’homme en a fait – dans une plus ou moins grande mesure, et de manières diverses : la « nature » inclut l’homme et son action. La nature « ordinaire », qui est toujours le fruit des activités humaines et évolue forcément avec ces activités, recouvre la majeure partie de la France (Lecomte & Millet, 2006 : 39).

Cette notion de milieu « naturel » est très récente en agriculture. Pendant très longtemps, les descriptions de ce que nous appelons maintenant « le milieu » ne séparaient pas ce que nous considérons naturel (sols, climat,...) de ce que nous appelons humain (voies de communication, débouchés,...), et pas non plus la production agricole d’autres aspects comme la santé humaine.

Naturel / humain, naturel / anthropisé

Le milieu, c’est ce dans quoi quelque chose ou quelqu’un est, ce qui l’entoure ou l’environne (milieu et environnement sont synonymes). Plus précisément, en agronomie, c’est ce qui influe sur ce à quoi on s’intéresse (voir Décrire un milieu naturel). Ainsi, Soulias (1961), qui parle « du milieu » sans adjectif, donne des « exemples d’études du milieu » classés sous les rubriques « le climat », « le sol », « l’économique », « le social et l’humain ». Dans cet ensemble, on distingue habituellement le milieu « naturel » (climat et sol) de ce qui est spécifiquement humain. Ce milieu naturel était jadis appelé milieu physique, quand on considérait le sol comme un simple support inerte, ignorant ou négligeant l’intense vie qu’il abrite et qui le façonne .

Naturel est très souvent opposé à anthropisé, c’est à dire modifié par l’homme. Ceci dans une conception du monde propre à la culture occidentale moderne (Foucault, 1966 ; Descola, 2006, 2011), qui considère l’homme comme extérieur à la « nature ». Or « Comme toute idée, l'idée de nature appartient à la culture. Il n'y a pas de nature en soi, si ce n'est dans le sens primitif du mot, qui désignait le tractus génital des animaux femelles ((nature vient du latin natus, né)). La nature des choses, c'est l'endroit d'où elles sortent, leur origine. C'est, par extension, la façon dont elles naissent, la loi de leur développement, le comment de leur existence. Et c'est enfin les choses telles qu'elles sont, lorsque l'homme n'y a pas touché. Dans l'ensemble des choses-telles-qu'elles-sont, les hommes ont d'ailleurs leur place, de même que les dieux et les démons, lorsqu'on y croit. Car si, pour se les approprier, les hommes dénaturent les choses, ils font eux-mêmes partie de la nature. On ne commande à la nature qu'en lui obéissant (Bacon), et les choses artificielles, avec cela sont naturelles (Descartes) » (Sigaut, 2000). « Sont naturels les faits que la société perçoit et désigne comme tels » (Maresca & Hebel, 1999).

Cette distinction homme/nature, carcan idéologique consacré par les structures académiques (Barrau, 1977), conduit à se demander si un milieu est « 100% naturel » ou non, question qui ne se pose pas dans d’autres cultures où elle n’a aucun sens – le concept même de nature étant absent de nombreuses langues, comme le chinois ou le japonais. Elle conduit à déplorer « le problème qui apparaît quand on rapporte la perception paysanne à l'environnement réel est que la perception paysanne n'établit pas la dichotomie naturel/humain, mais que au contraire elle englobe le naturel et l'utilisé » (Blanc-Pamard, 1986, à Madagascar – l’« environnement réel » étant assimilé à celui décrit par 2 ou 3 spécialistes...) !

Parler de milieu "naturel", c’est entrer dans le champ des discussions philosophiques, indécidables par nature. L’expression "milieu ambiant", utilisée dans d’autres langues (espagnol medio ambiente), ou le mot environnement, éviteraient de se poser de telles questions.

Dès qu’un morceau d’espace est exploité par l’homme, qui y prélève animaux ou végétaux, il n’est plus totalement « naturel »... L’homme modifie ainsi les milieux de plusieurs façons :

- directe et intentionnelle : destruction de la végétation originelle (déboisement ou défrichement, retournement de la prairie), puis assainissement, enterrassement, irrigation, fertilisation...

- indirecte et non intentionnelle, mais locale : érosion, tassement du sol, salinisation par l’irrigation...

« Pourquoi cette plante pousse-t-elle à l'endroit où on la trouve ? Pourquoi tel écosystème s'est-il développé à l'endroit où il est ? En Europe, à quelque endroit que l'on pose ces questions, la meilleure réponse sera probablement : parce que l'homme l'a mis là, volontairement ou non ; ou parce que son action le favorise directement ou indirectement (...) L’homme a modifié, et continue à le faire, le bilan hydrique et le cycle des éléments nutritifs dans à peu près tous les écosystèmes, et il influence de plus en plus fortement la dynamique des populations de plantes, animaux et micro-organismes. C'est pourquoi beaucoup d'écologues sortent d'Europe afin de pouvoir étudier la "nature vierge" (...) Ce fut la raison de mon premier voyage vers le Pérou et d'autres pays tropicaux. Après quelques mois de travail, cependant, je ne pouvais manquer de découvrir, là aussi, l'impact de l'activité humaine (...) Pour accroître les rendements des champs (...), les pentes furent transformées en terrasses pour l'agriculture et l'horticulture intensives. Lorsque les Espagnols arrivèrent, beaucoup de montagnes ressemblaient à des escaliers, et toute la cordillère fut nommée d'après ces andenes » (Ellenberg, 1979).

Les contraintes, aptitudes, potentialités qu’un milieu offre ou présente à l’agriculture à un moment donné, sa ((fertilité]], sont ainsi historiquement constituées (Reboul, 1977, qui cite Lecouteux, 1855 : « De progrès en progrès, on arrive à construire la terre arable, absolument comme on construirait un haut fourneau » ; voir Groenman & Robinson, 1988).

Innombrables sont les exemples de milieux protégés parce que « naturels »... bien que produits par l’activité humaine. En France, les pelouses calcaires de Bourgogne, autrefois considérées comme « climax », se boisent dès qu’elles cessent d’être pâturées : pour les maintenir, le Conservatoire des sites naturels doit subventionner un troupeau de moutons ou faire du broyage mécanique. La flore et la faune sauvages de la basse Camargue, d’une rare originalité, résultent de l’équilibre entre eaux douces et salées, qui a historiquement varié en fonction de la rentabilité relative des cultures du blé, de la vigne et du riz, ainsi que des conflits de gestion de l'eau entre agriculture et exploitation du sel (Picon, 1978, 1996). Sur les rives du lac Titicaca au Pérou, les paysans se révoltèrent lorsque des protecteurs de la « nature » voulurent leur interdire l’accès aux totoras (grands joncs servant à de multiples usages) : or il s’agit de champs, délimités et entretenus, où ces joncs sont repiqués, à la manière du riz, pour suivre les variations de niveau du lac !

Et l’eau et l’air transportent les effets de l’action humaine bien au-delà des lieux exploités. L’enrichissement de l’atmosphère en CO2 modifie partout la dynamique de la végétation, tant directement (efficience de la photosynthèse) qu’indirectement par le changement climatique. De ce point de vue, on peut dire qu’il n’y a plus sur Terre de milieu « naturel » non anthropisé. De telles modification à distance ne sont pas récentes : on trouve dans les glaces du Groenland du plomb dû à la métallurgie dans le sud de l’Espagne antique (Boutron et al., 2004).

Des forêts à la virginité douteuse, ou l’inconscient des mots

En Europe occidentale tempérée, l’agriculture, arrivée il y a 7000 ans par la Méditerranée et la vallée du Danube, a modifié à peu près tous les milieux, y compris ceux actuellement en forêts (Schnitzler-Lenoble, 1996), comme en témoignent les différences, tant de composition chimique que de flore, entre espaces qui furent exploités différemment il y a 500... ou 2000 ans (Maigrot et Rameau, 1984 ; Dambrine et al., 2007 ; Dupouey et al., 2002 & 2007). Certaines des plus belles forêts françaises ont été plantées aux XVIIe et XVIIIe siècles pour construire les bateaux de guerre... Cela, beaucoup le savent plus ou moins, et s’imaginent trouver dans les tropiques humides le milieu « naturel » par excellence : les forêts « vierges ».

En Amazonie, les pédologues trouvent dans le sol, un peu partout, des couches de charbon de bois dues à des mises en culture par abattis-brûlis, séparées par de longues périodes forestières. Localement, les sols riches en matière organique et fertiles appelés au Brésil terra preta do Indio contiennent de grandes quantités de tessons de poterie, qui indiquent leur origine anthropique. Et on découvre chaque année – de la Colombie à la Bolivie, des Guyanes à l’Equateur (Darch, ed., 1983 ; Denevan, 2001 ; Erickson, 2006 & 2010 ; Gondard, 2008 ; Rostain, 1991, 1995, 2008 ; Rostain & McKey, s.d. ; Chouquer, 2021 ; Rostain et al., 2024) – des restes de champs bombés ou surélevés (ados). S’agissait-il seulement de cultiver au-dessus du niveau des inondations (ou du marais), ou bien s’agissait-il de véritables systèmes agro-hydrauliques avec gestion d’un niveau d’eau permanent, similaire aux chinampas de Mexico (Coe, 1964 ; Clauzel, 2008 ; Mollard & Walter, 2008 : 69-72 ; Rojas-Rabiela, 1984), comme l’indique dans certains d’entre eux l’existence de canaux d’amenée d’eau et de digues destinées à la retenir ? La réponse n’est sans doute pas la même partout : ces aménagements ont été construits par des peuples différents, à des dates s’étalant sur 3000 ans et dans des conditions hydriques et climatiques différentes. Quoi qu’il en soit, tout cela a conduit des archéologues à écrire que toute surface en Amazonie a été un jour cultivée, et de vastes régions densément peuplées. Affirmation controversée (Bush & Silman, 2007 ; Erickson, 2008 ; Heckenberger et al., 2003 ; Mann, 2000 & 2002 ; McKey et al., 2010 ; Meggers, 2003), mais on ne peut plus qualifier naïvement de « vierge » cette forêt (Erickson, 2008) – même si elle a une a une incroyable capacité à tout « digérer » : de nos jours, on y retrouve difficilement les traces des établissements non seulement des Incas il y a 5 siècles (Renard Casevitz et al., 1986), mais aussi du « boom du caoutchouc » il y a 100 ans ! Ajoutons que de grandes surfaces sont, chaque année, inondées par des rivières ayant leur source dans les Andes et dont tant le régime hydrique que la composition des eaux (charge solide et éléments dissous) sont, depuis longtemps, modifiés par l’agriculture pratiquée dans ces montagnes.

A l’autre bout du monde, en Nouvelle Guinée, a été inventée il y a 8 ou 10 000 ans une agriculture de jardinage, modelant le sol pour éviter l’excès d’eau : chaque mètre carré de terrain a pu être défriché et cultivé plusieurs fois.

C’est donc une question qu’on peut se poser pour l’ensemble des forêts « vierges » tropicales (Willis et al., 2004)... mais qui n’a aucun sens pour les populations locales. « Pour les Mélanésiens de Nouvelle-Calédonie, (...) la nature, comme le notait justement Maurice Leenhardt, “est chargée d’une histoire humaine qui est aussi la sienne propre” » (Barrau, 1977).

La plupart des forêts tropicales ne sont donc pas vraiment « vierges », à moins que la « virginité » ne s’applique, par définition, qu’à la pénétration et l’exploitation par « nous les civilisés » (les « peuples de culture » de Ratzel, 1882, 1891) ; les « sauvages » (sauvage vient du latin silvaticus, de silva = forêt) - les « peuples de la nature » de Ratzel - ne souillant pas, eux, la nature dont ils font partie (une des acceptions de naturel, « né à tel endroit », est synonyme d’indigène et aborigène[1]) mais sur laquelle on ne leur reconnaît aucun droit. Tout autant que l’on considère souvent comme « naturelles » les ressources, en particulier génétiques, que ces populations ont créées et développées (Dupré, 1996), suivant les deux équations :

Terre habitée par des « sauvages » = terre « vierge » (terra nullius) qu’on peut s’approprier,
Races animales et variétés végétales créées par des « sauvages » = ressources « naturelles » (res nullius) qu’on peut s’approprier.


Notes

  1. « Aborigènes : Personnes de moindre importance qui encombrent les paysages d'un pays nouvellement découvert. Ils cessent rapidement d'encombrer; ils fertilisent le sol » (« ABORIGINIES, n. Persons of little worth found cumbering the soil of a newly discovered country. They soon cease to cumber; they fertilize. ») (A. Bierce, The Devil’s dictionary, 1911).

Pour en savoir plus

Bibliographie complémentaire

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Liens externes

Autres langues

Références citées

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