Histoires d’humus, 1. Qu’est-ce que l’humus ?

De Les Mots de l'agronomie
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Auteur : Christian Feller, Bernard Jabiol et Denis Baize

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Article accepté le 4 mai 2022
Article mis en ligne le 4 mai 2022


Introduction.

À l’entrée « Humus » (écrite par Duchaufour), l’Encyclopédie Universalis (1970) dit :

« Le mot ‘humus’ désigne, dans son sens le plus étroit, la fraction de la matière organique du sol (MOS[1]) qui a subi une transformation plus ou moins rapide, d’origine biologique et aussi physico-chimique… ; au sens large […] (l’humus) […] désigne l’ensemble des horizons organiques »

Ainsi, le même terme est utilisé pour décrire deux choses très différentes : humus comme constituant et humus comme succession d’horizons. Cet article s’intéresse à l’histoire de ces deux concepts au cours des trois derniers siècles.


Les différentes significations du mot « Humus ».

Pour les auteurs romains, humus signifie sol ou terre. Cicéron (106-43 B.C.) n’emploie pas humus mais terra, mot à l’origine de terre et terreau.

Le mot humus revient dans le vocabulaire scientifique européen au XVIIIe siècle. Il est utilisé par Wallerius dans sa Mineralogie (1753). En 1765, l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert le donne comme désignant la « terre végétale » (t. 16 : 871). À la fin du siècle (1781-1805), le Cours complet d'agriculture de l’Abbé Rozier l’emploie largement dans de nombreux articles, même si aucun ne lui est particulièrement consacré. Toutefois sa signification reste très imprécise, variant de « terre » à « terre végétale » ou à « constituant ».

Dans ses Principes raisonnés d'agriculture, Thaër – le père de la « Théorie de l’Humus » – en donne une définition très précise, restreinte à la notion de constituant : « L’Humus est le résidu de la putréfaction végétale et animale, c’est un corps noir », accompagnée d’une description détaillée de ses propriétés (composition, réactivité, extractibilité) ([1810] 1812, t. 2 : 102-114), une approche très complète pour l’époque et encore acceptable de nos jours. Dans cette perspective, il se rapporte donc aux matières organiques transformées des sols (que l’on peut qualifier souvent de « matières ou substances humiques ») en opposition aux matières organiques « fraîches », directement héritées des végétaux.

Au cours du XIXe siècle, les recherches sur l’humus sont poursuivies à la fois dans le sens de constituant des sols (en relation avec le développement de la chimie puis de la microbiologie) et dans celui de succession d’horizons à la partie supérieure du sol (en relation avec celui des recherches forestières et l’émergence de la pédologie).


Le concept d’« Humus-horizons ».

Il se rapporte à une description morphologique des horizons supérieurs du sol, qui contiennent les matières organiques tombées en surface, plus ou moins décomposées et plus ou moins incorporées selon leur âge (et donc leur profondeur), et selon aussi les conditions écologiques (et donc la dynamique des organismes décomposeurs, champignons ou animaux, fouissseurs ou non). Dans cette acception, on parle de nos jours de « forme d’humus ». Les termes « humus » et « types d’humus » pourront être utilisés dans l’historique ci-après pour rappeler la terminologie des auteurs, mais toujours entre guillemets. Cette approche est principalement forestière, dans des contextes où décomposition et enfouisssement ne sont pas influencés par l’Homme. Elle est essentielle pour le diagnostic de la dynamique des nutriments et de la nutrition dans les cycles biogéochimiques en forêt.

Figure 1. Les différentes formes de « l’humus » du sol selon la végétation qu’il porte : feuillus (haut) ou résineux (bas), d’après Emeis (1875).
En haut : « Humus I ». Hêtre, charme. « Humus I/II ». Hêtre, Charme avec Chêne, Bouleau, etc., « Humus II ». Chêne, Bouleau.
En bas : « Humus I ». Sapin noble. « Humus II ». Épicéa et Pin. « Humus III ». Pin

À noter que l’ensemble de ces facteurs va influencer directement, et de manière essentielle, la nature et la quantité du compartiment matières organiques du sol ou « humus constituant », abordé dans la seconde partie. La forme d’humus, considérée à travers le profil de sol, apparaît alors au centre du fonctionnement des écosystèmes forestiers, et est abordée à partir d’essais de « classifications » ou de référentiels.

Travaux précurseurs de la pédologie

Hundeshagen (1830) est le premier à introduire une classification morphologique des « humus forestiers », citant deux « types d’humus » ; il est suivi en 1875 par Emeis avec trois « types d’humus » dits Humus I, II et III qu’il applique aux sols sous feuillus ou sous épineux (Fig. 1).

Figure 2. Pointe d’une racine de hêtre avec le parenchyme de l’écorce gonflé. Dans les couches mortes de l’écorce et de la partie supérieure, fils bruns de mycélium (Fig. 8 et sa légende dans Müller, 1889).
Figure 3. Une racine de hêtre dans la tourbe, avec la pointe d’une écaille de bourgeon tissée par le mycélium noir-brun. (Fig. 5 et sa légende dans Müller, 1889).

Mais c’est P.E. Müller, dans son remarquable travail Les formes naturelles de l’Humus (1879, 1884, 1889) qui, dans une perspective pédogénétique, pose les bases scientifiques actuelles de l’étude des différentes formes d’humus en milieux tempérés et froids. Il décrit et définit très précisément les « humus » de types « Mull », « Mor » et « Mullartiger Torf » (un équivalent de notre actuel « Moder »). Il accorde une importance capitale au rôle de la faune et des champignons du sol dans la formation des « humus » (Fig. 2 et 3).

Figure 4. Coupe d’un bosquet (Krattbusch) de chênes et du sol qui le porte. Sous le dais de feuillage de chêne, le terreau grisâtre de la superficie passe peu à peu au sable jaune du sous-sol ; extérieurement au bosquet, là où le sol porte une végétation de bruyères, la tourbe, le sable de couleur plomb (correspond à l’horizon A2 des podzols, désormais horizon E) et l’alios ferrugineux (Orstein) se sont formés. Les racines de chênes sont représentées par une esquisse. (Fig. 14 et sa légende dans Müller, 1889).

Son ouvrage (1889), peut être considéré comme un traité, encore valable de nos jours, sur les transformations des sols[2] peu évolués brunifiés en sols lessivés et en podzols[3] (Fig. 4 et 5). Müller doit être considéré comme l’un des principaux, voire le principal, précurseur de la pédologie (Feller et al., 2005).

Figure 5. Cette illustration (Tableau III de Müller, 1889) semble montrer le passage d’un Sol peu évolué brunifié (profil 1) à un Sol lessivé (profil 2), puis le passage à un Sol podzolique (profils 3 et 5) et Podzol (profil 4) pour les associations chênes-bruyères. Puis seraient représentés différents Podzols superposés (profils 6 et 7). Le profil 8 est difficile à classer. La numérotation des horizons devient « α, β, γ » au lieu de « a, b, c », laissant supposer des matériaux parentaux différents pour α, β, γ (?).
L’utilisation « a, b, c » des horizons correspond bien à nos horizons A, B d’accumulation d’argile, de fer ou de matières organiques et C d’altération ou R désignant un matériau dur inaltéré.

L’on doit ensuite citer Ramann (1893) qui décrit l’ « Humus grossier » (Rohhumus), Henry (1908) pour l’analyse très détaillée des processus biologiques de décomposition des litières, Kubiena (1953) pour l’approche morphologique et sa classification, et de nombreux autres qui apporteront de très larges contributions comme Wilde (1971), Duchaufour (1956), Delecour (1980), etc. Une synthèse en est donnée par Jabiol et al. (2005), qui soulignent le fait que, selon les classifications, un « type d’humus », tels mull et mor, a pu aussi bien désigner une forme de matière organique (incorporée ou libre), ou bien des horizons de sol (comme ci-dessus), voire des successions d’horizons et leur position dans le profil. Ils en détaillent de nombreux exemples.

Quand les horizons deviennent diagnostics

Depuis les années 1960, les horizons de surface contenant la matière organique humifiée deviennent souvent des horizons « diagnostics ». Les horizons diagnostics servent de base à de nombreuses classifications, entre autres le Référentiel pédologique (Baize & Girard, 2008), la Soil Taxonomy américaine (Soil Survey Staff, 1999) et le système de la World Reference Base for Soil Resources (WRB, ISSS Working group RB, 1998). En ce qui concerne les horizons de surface riches en matière organique, leur description très détaillée met de mieux en mieux en évidence les relations entre morphologie, micromorphologie et activités fauniques. Ceci conduit à la définition de nombreux horizons ou sous-horizons désormais reconnus aux échelles nationale (Jabiol et al., 2009) et internationale (Zanella et al., 2018a), qui serviront de base aux classification des épisolum humifères (ou formes d’humus). On peut citer les horizons suivants :

  • horizons holorganiques non tourbeux (O) : OL, OF, OH (équivalents des anciens L, F, H) avec maintenant leurs subdivisions. L’horizon OF n’est plus un simple horizon de « fragmentation » et encore moins de « fermentation », c’est le lieu de consommation active des litières par la faune, où se rencontrent donc en mélange boulettes fécales et fragments résiduels.
  • horizons holorganiques tourbeux (H) : Hl, Hf, Hh (fibrist, hemist, saprist).
  • horizons hémiorganiques (mélange matières organique et minérale) A, Ah, OAh (transition O-Ah).

C’est à partir de la succession verticale de ces horizons que l’on peut reconnaître et définir les formes d’humus forestières les plus représentées dont la classification, dans son état actuel, forme là aussi un consensus national (Jabiol et al., 2009) et international (Zanella et al., 2018b), essentiellement pour les climats tempéré et méditerranéen. Ces dernières propositions sont la suite des synthèses faites en Europe et au Canada depuis les années 1980, à commencer par la classification des « types d’humus » de Delecour (1980) qui inspirera un groupe de travail regroupant pédologues, biologistes du sol et praticiens forestiers (Brêthes et al., 1992, 1995). Les recherches de ce groupe ont été importantes en France et à l’étranger car :

  • (i) elles ont été lancées dans le cadre du Référentiel pédologique (Baize & Girard, 2009) et ainsi « officialisée » en France, mais aussi
  • (ii) elles répondaient aux besoins pratiques de plus en plus pressants des gestionnaires des milieux naturels (Jabiol et al., 2005).

Finalement, les classifications modernes reprennent les anciens concepts de Mull, Moder et Mor, correspondant à des activités biologiques des plus fortes aux moins efficaces dans le recyclage de la matière organique, et basées, respectivement, sur l’action dominante des vers de terre, des arthropodes et l’absence d’activité animale. Mais l’amélioration des techniques d’observation, la meilleure prise en compte de la variabilité des milieux, et l’augmentation des aires étudiées a permis d’augmenter le nombre de types définis et caractérisés :

  • i) soit aux côtés des trois formes historiques Mull, Moder et Mor (par exemple formes d’humus engorgées, formes liées à des climats spécifiques comme Amphimus et Tangels),
  • ii) soit en subdivisant les formes principales (par exemple Eumull, Mésomull, Oligomull…) pour un total d’une quinzaine de types pour les formes non engorgées, dont la description dépasserait le cadre de cet article.

Le diagnostic de ces différentes formes peut être facilité par l’utilisation d’une application pour téléphones portables pour iOS (App Store) et Android (Google Play), disponible en français, anglais et italien (Bronner et al., 2022, Zanella et al., 2019, Zanella & Zanella, 2022).

Les concepts, largement explicités, selon lesquels « conditions de milieu ⤇ dynamique biologique donnée ⤇ forme d’humus » pourraient parfaitement s’appliquer aux milieux prairiaux voire cultivés, à travers une meilleure connaissance des biocénoses de ces milieux anthropisés.

Actuellement, selon le Référentiel pédologique (Baize & Girard, 2008), le mot « humus » seul ne devrait plus être utilisé pour définir la séquences des horizons superficiels humifères, mais l’on devrait s’en tenir aux locutions « forme d’humus » ou « épisolum humifère ».


Le concept d’« Humus-constituant ».

On a aussi utilisé le terme humus pour désigner les constituants organiques de ces « formes d’humus ». Trois approches principales – chimique, microbiologique et physique – correspondant à différentes perceptions des MOS peuvent être distinguées.

Approche chimique.

Peu de substances naturelles ont autant attiré l’attention des chimistes que l’humus (Feller & Boulaine, 1987 ; Feller, 1997 ; Maillard, 1913 ; Waksman, 1936 ; Kononova, 1961 ; Vaughan & Ord, 1985). À ce propos, Waksman (1936) mentionne le « glossaire » et le « chaos » des substances humiques !

Achard (1786) fut probablement le premier à initier une longue série d’études sur le fractionnement des MOS par l’extraction d’une tourbe avec une solution alcaline ; il obtint un précipité amorphe et noir après acidification. Vauquelin (1797, 1798) isole une substance noire à partir d’exsudats d’une écorce décomposée d’orme (« ulm » en latin), qui sera ensuite nommée ulmine par Braconnot (Nicklès, 1856). En 1822, Döbereiner crée le terme « humique » et, dès 1830, on distingue de très nombreuse formes de substances humiques parfois basées sur leur origine, comme l’acide « fumique » extrait du fumier.

Les acides hymatomélaniques (MOS soluble dans l’alcool) sont décrits par Hoppe-Seyler en 1889. De nombreux autres auteurs pourraient être cités. Toutefois, le qualificatif « fulvique », actuellement largement utilisé à côté de « humique » et « humine », n’entre dans le vocabulaire des substances humiques qu’en 1919 avec Odén.

De nombreux procédés d’extraction des substances humiques ont été testés, en relation avec les différents objectifs de recherche poursuivis (Kononova, 1961 ; Vaughan & Ord, 1985 ; Schnitzer, 1978 ; Stevenson, 1982) et en mettant en œuvre différents extractants.

Dans la deuxième moitié du XXe siècle, ce sont surtout les méthodes d’extraction acido- alcalines qui seront dominantes (avec de nombreuses variantes), conduisant à la séparation de trois fractions organiques du sol : acides humiques, acides fulviques et humine. Dans les années 1970 est apparue la nécessité de proposer, au niveau international, des méthodes d’extraction standardisées et un accord sur les définitions des substances humiques. Cela sera fait en 1983 avec la création de l’International Humic Substances Society (IHSS, 1983) et la standardisation du fractionnement chimique des MOS mais aussi de l’analyse des sédiments et des eaux en acides fulviques, acides humiques et humine (IHSS, 2018).

Pour comprendre la composition, l’organisation et les propriétés de ces fractions, de très nombreuses méthodes, tant chimiques que physico-chimiques et spectroscopiques, sont mises en œuvre. La connaissance est périodiquement synthétisée sous forme de modèles chimiques (Fuchs, 1932 ; Thiele & Kettner, 1953 ; Felbeck, 1965 ; Haworth, 1970 ; Schnitzer, 1978). À partir des années 1980, la spectroscopie 13C-RMN apporte de nouvelles informations sur la composition et l’organisation des substances humiques (Theng et al., 1989 ; Malcolm, 1990 ; Zech et al., 1990 ; Kögel-Knabner et al., 1991). Les modèles de polymères à forts poids moléculaires ont été longtemps dominants (Stevenson, 1994 ; Schulten & Schnitzer, 1995, 1997). Plus récemment, avec l’association et l’émergence de nouvelles techniques spectroscopiques (IR, NMR, MS, ESI-FTICR, etc.)[4] , différentes conformations de modèles tridimensionnels sont débattues (voir synthèses de De Nobili et al., 2020 ; Hayes & Swift, 2020 ; Olk et al., 2019a). Ainsi l’hypothèse de modèles de substances humiques de faible poids moléculaire mais associées (par liaisons hydrogènes) dans des assemblages supramoléculaires facilement fragmentables est assez largement défendue (Piccolo, 2002 ; Sutton & Sposito, 2005 ; Smejkalova & Piccolo, 2008). Toutefois, selon De Nobili et al. (2020), on ne peut pas encore rejeter l’hypothèse de l’existence de polymères à forts poids moléculaires.

Sur un plan général, la question épineuse selon laquelle l’extraction acido-alcaline pourrait modifier artificiellement la nature des substances humiques extraites a été plusieurs fois posée au XXe siècle. C’est ainsi que, dans un débat très récent lancé par le Journal of Environmental Quality (JEQ) Janzen (2019), dans sa préface, pose la question de savoir si l’extraction alcaline des sols, des sédiments et des eaux, permet des avancées significatives dans notre compréhension de la dynamique des matières organiques dans les écosystèmes terrestres et aquatiques. Deux groupes d’auteurs d’opinions opposées ont été conviés à répondre : Kleber & Lehmann (2019) estiment que la nature des substances extraites est modifiée lors du processus d’extraction, ce que réfutent Olk et al. (2019a). Suivront rapidement plusieurs autres articles en faveur des procédés d’extraction acido-alcaline des matières organiques du sol, des sédiments et des eaux (Olk et al., 2019b ; De Nobili et al., 2020, Hayes & Swift, 2020). Tous ces articles, de part et d’autre, affichent des arguments forts en faveur de la cause qu’ils défendent et il paraît difficile actuellement de conclure sur cette question, même si, à titre de spécialiste[5] , on peut choisir une opinion plutôt qu’une autre. Janzen (2019) conclut ce débat en insistant sur le fait que les positions opposées actuelles sont difficilement conciliables ; mais les deux articles éclairent sur les connaissances de la science du sol actuelle et contribuent largement à stimuler et à orienter les recherches futures.

Approche microbiologique.

En 1877, Schloesing et Müntz découvrent, pour les eaux et les sols, le rôle majeur des bactéries dans le processus de nitrification, considéré jusque-là comme purement chimique. Leur technique est basée sur la comparaison d’échantillons traités ou non par un agent antiseptique qui tue les bactéries, tel le chloroforme (fumigation) : sur les échantillons traités au chloroforme, le processus de nitrification n’a pas lieu, alors qu’il se manifeste pour les échantillons non traités. Se pose alors la question d’une origine végétale ou microbienne de l’humus. Dès 1838, Braconnot, puis Lucas en 1841, avaient accordé une importance aux métabolites fongiques dans la constitution de l’humus (cité par Waksman, 1936), et Kostychev (1886) et aux bactéries (cité par Kononova, 1961). Maillard, dans sa thèse en 1913 (sur la réaction dite maintenant de Maillard) considère que les microorganismes jouent un rôle seulement au cours de la formation des monomères à partir de la décomposition des résidus végétaux, mais pas lors de l’étape de formation des substances humiques elles-mêmes, considérée comme purement chimique. Au contraire, à la même époque, et sans aucune relation entre eux, J. Dumont (1913) et Trussov (1916) distinguent deux sources pour l’humus :

  • (i) un « humus hérité » constitué des débris végétaux et autres constituants ayant résisté à l’humification,
  • (ii) un « humus microbien » considéré comme très « actif » particulièrement pour la dynamique de l’azote (vocabulaire de Dumont) (Kononova, 1961). Cette perception, encore valable de nos jours dans ses grandes lignes, avait un caractère très précurseur à son époque.

Jenkinson (1966) est le premier à quantifier la « biomasse microbienne » en utilisant aussi une méthode simple de fumigaton par le chloroforme. Comme indiqué plus haut, la méthode n’est pas nouvelle (Müntz, 1875 ; Schloesing & Müntz, 1877), mais elle avait été complètement oubliée. Toutefois, l’approche quantitative est bien nouvelle et ouvrira un très large champ de recherches sur le compartiment microbien du sol.

Actuellement, de très nombreuses approches morphologiques (microscopies électroniques), chimiques et microbiologique visent à croiser à la fois, d’un côté, les vitesses de décomposition des résidus et des exsudats microbiens et, de l’autre, leur participation à la constitution des stocks organiques des sols à travers différents processus de protection des MOS. La diversité et la physiologie des microorganismes sont aussi considérées comme déterminants de la dynamique des MOS dans les sols (Derrien et al., 2016).


Approche physique

Depuis les années 1970, l’intérêt des approches chimiques par extractions acido-alcalines pour la compréhension des propriétés et des fonctions de la MOS est fortement questionné (Tiessen & Stewart, 1983 ; Anderson et al., 1983). Aussi, d’autres techniques pour l’étude des MOS ont été largement développées avec succès depuis plus de 30 ans, en particulier des fractionnements physiques d’échantillons de sol basés sur la granulométrie, la densimétrie ou l’association des deux. Mais sont-elles si nouvelles et quelle en est l’histoire ? Ceci mérite d’être détaillé (Feller, 1998).

Le premier fractionnement granulométrique bien détaillé des MOS a été publié par Schloesing en 1874 avec un souci méthodologique et critique très développé. Ce travail pourrait encore être pratiquement publié de nos jours. Schloesing s’intéressait au processus de floculation des argiles et s’interroge sur le rôle de la MOS, et, pour cette raison, décide de regarder la répartition des MO dans les sables et les argiles d’un échantillon de sol. Il met donc en œuvre un fractionnement granulométrique en 5 fractions : « sables grossiers et fins », « écailles » (fraction limoneuse probablement) et « deux dépôts d’argile ». L’une des conclusions de Schloesing est que :

« L’argile contient 6,9 % de matière organique ; c’est assez pour qu’elle soit réellement modifiée dans sa manière d’agir comme ciment. »

Hénin et Turc en 1950 proposent un fractionnement densimétrique des MOS basé sur l’utilisation d’une liqueur de densité élevée (1,75), à base de benzène et de chloroforme. Ils séparent une fraction légère (d < 1.75), nommée « MO libre » et essentiellement constituée de débris végétaux, d’une fraction lourde (d > 1,75), plus humifiée et nommée « MO liée » (aux matières minérales) et formée, en particulier du « complexe argilo-humique ». L’approche densimétrique a été ensuite très développée entre 1950 et 1970 par les chercheurs français (Monnier et al., 1962 ; Duchaufour & Jacquin, 1966 ; Dabin, 1971), comme une étape préliminaire des fractionnements humiques.

Greenland & Ford (1964) et Ford et al. (1969) améliorèrent la séparation des « MO libres » en combinant la « sonication » (application d’ultra-sons pour détruire les agrégats de sol) à la densimétrie (d > ou < 2,0).

Edwards et Bremner en 1964 et 1967, dans un très beau travail, démontrent l’efficience de la sonication pour disperser complètement (en sables, limons, argiles) un échantillon de sol dans l’eau, et ce sans destruction préalable (par oxydation) des MO et/ou sans apport d’un dispersant chimique. Les classiques fractions minérales du sol peuvent donc être isolées en même temps que la MO qui leur est associée. Ce travail est d’une importance capitale puisqu’il permet, par une méthode simple et avec une altération minime des constituants (fractionnement dans l’eau seule), de localiser les MO dans les différentes fractions granulométriques minérales de l’échantillon de sol. Ceci ouvre l’ère du fractionnement granulométrique des MOS et de l’étude des interactions bio-organominérales.

Rapidement, différentes formes d’énergie ont été utilisées, combinées ou non, pour assurer une dispersion optimale des éléments fins du sol : dispersant chimique, sonication, agitation avec billes d’agate (Bruckert et al., 1978 ; Balesdent et al., 1991), et/ou résines sodiques (Feller et al., 1991 ; Gavinelli et al., 1995). De nos jours, des combinaisons des séparations de type densimétrique et granulométrique sont souvent utilisées pour la caractérisation des MOS en fractions granulométriques ou en classes d’agrégats (Six et al., 2002, 2004)


Conclusion

L’existence de deux concepts pour le même mot humus rend sa signification imprécise.

Les conceptions actuelles amènent toutefois à exclure l’utilisation du terme seul pour désigner un ou plusieurs horizons de surface, au profit de la locution « forme d’humus », même si les premiers travaux sur l’humus compris en ce sens, et liés aux recherches forestières, ont été précurseurs de la pédologie.)

En ce qui concerne l’humus en tant que constituants organiques du sol, le langage scientifique préfère utiliser la locution « matière(s) organique(s) du sol (MOS) » pour désigner l’ensemble des matières organiques fraiches et humifiées. Le qualificatif humique et ses dérivés restent toutefois toujours utilisés dans le sens de constituant, comme par exemple dans la locution « substances humiques ». La caractérisation passée et actuelle de différentes formes de MOS a mis en œuvre, et continue de le faire, de nombreuses techniques relevant du domaine de la chimie, de la microbiologie ou de la physique, sans compter les approches spectroscopiques ou de modélisation mathématique non abordées dans cet article.

Le terme humus, en relation avec les propriétés des MOS, fait aussi partie du langage courant et est souvent associé à la notion de « fertilité du sol ». On le doit probablement à Thaër et à sa théorie de l’humus. Comment a donc été décrit le rôle de l’humus dans le développement de la pensée agronomique ? Ceci sera abordé dans l’article Histoires d’humus. 2. De la ‘Théorie de l’humus’ à l’agroécologie.


Notes

  1. Lorsqu’il est question de « matière organique du sol (MOS) » dans cet article, cette locution sera utilisée au singulier – la MOS – pour référer à l’ensemble des composés organiques du sol et au pluriel – les MOS – quand il s’agira d’évoquer différents constituants ou fractions organiques du sol.
  2. Les noms scientifiques de sols donnés pour décrire les illustrations de P.E. Müller sont ceux de l’ancienne classification française des sols (CPCS, 1967). L’actualisation avec le Référentiel pédologique (Baize & Girard, 2008) ou encore le système WRB (WRB, ISSS Working group RB, 1998) est donnée ci-dessous : Noms scientifiques des sols cités selon les classifications pédologiques : françaises (CPCS, 1967 et RP 2008 (Baize & Girard, 2009)) et internationale (WRB, 1998).
    CPCS (1967) RP 2008 WRB (1998)
    Sol peu évolué brunifié Brunisol sableux Cambisol
    Sol lessivé Néoluvisol sableux Luvisol
    Sol podzolique Podzosol juvénile Podzol
    Podzol Podzosol Podzol
    Sol lessivé acide Luvisol typique Luvisol
  3. Ces grands types de sols diffèrent par de très nombreuses propriétés, mais ils sont reconnaissables sur le terrain par des traits morphologiques particuliers. Ainsi, le Podzol, qui se développe généralement à partir de matériaux sableux, est l’un des sols les plus spectaculaires par des horizons de couleur très contrastée : très schématiquement, à l’horizon de surface humifère noir, succède un (ou des) horizon(s) blanc(s) gris à aspects cendreux (« podzol » signifie « cendre » en russe), suivi d’un horizon noir (riche en matière organique) puis un horizon rougeâtre (accumulation d’oxydes ferriques) qui peut même, parfois, prendre la forme d’un « alios » (couche indurée).
  4. IR: Infra Red, NMR: Nuclear Magnetic Resonance, MS: Mass Spectrometry, ESI-FTICR-MS: ElectroSpray Ionization coupled to Fourier Transform Ion Cyclotron Resonance Mass Spectrometry.
  5. C’est sur cette question que l’un des auteurs de cet article (CF) a choisi, pour ses recherches sur les MOS, d’abandonner l’approche d’extraction chimique acido-alcaline d’échantillons de sol, pour privilégier une approche de fractionnement physique (granulométrique et densimétrique) dans l’eau seule.


Références citées.

  • Achard F.K., 1786. Chemische Untersuchung des Torfs. Crell's Chem. Ann. 2 : 391-403. (cité par Kononova, 1961).
  • Anderson D.W., Saggar S., Bettany J.R., Stewart J.W.B., 1983. Particle size fractions and their use in the study of soil organic matter. I. The nature and distribution of forms of carbon, nitrogen and sulfur. Soil Sci. Am. J., 45 : 767-772.
  • Baize D., Girard, M. C. (coordinateurs), 2009. Référentiel Pédologique 2008. Association française pour l’étude du sol (Afes). Versailles, Quae, 405 p.
  • Balesdent J., Petraud J.P., Feller C., 1991. Effets des ultrasons sur la distribution granulométrique des matière organiques des sols. Science du Sol, 2 : 95-106.
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