Remembrement, la genèse
Auteur : Pierre Morlon
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Anglais : | land consolidation |
Allemand : | Flurbereinigung |
Espagnol : | concentración parcelaria |
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Article accepté le 16 mai 2022
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Article mis en ligne le 16 mai 2022 |
Présentation.
« Certains auteurs qui ont écrit sur le remembrement ont revendiqué, pour la France, l’origine de ces opérations. D’après M. le sénateur Chauveau (auteur de la loi du 17 novembre 1918 sur le remembrement), il n’en est rien. Les premiers remembrements connus furent effectués en Souabe en 1540. On en effectua ensuite vers la fin du XVIe siècle en Suisse, puis en Écosse. Mais c’est surtout dans le courant du XVIIIe siècle qu’on légiféra sur la question dans les pays du nord de l’Europe : Suède, Danemark, Finlande, Prusse, Angleterre. » ((Larousse agricole, 1922 : 478.). |
En France, deux siècles avant les remembrements massifs des années 1950-1970, les écrivains en agriculture se sont enflammés pour promouvoir le regroupement des propriétés morcelées (condition matérielle de leur clôture comme en Angleterre)… pour, au final, découvrir que, sur le terrain, certains ne les avaient pas attendus pour faire, des remembrements techniquement et socialement très intelligents.
Des emplois du mot remembrement
En vieux français, remembrer (d’où l’anglais remember) signifiait se souvenir. Le substantif correspondant était remembrance, mais on peut trouver remembrement en ce sens – qui avait disparu à l’époque considérée ici.
Au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, François de Neufchâteau écrit : « ce projet contient […] ce que nos lois anciennes appelaient un remembrement. C’est une sorte de cadastre, volontaire et à l’amiable » (1797 : 49). « Dans quelques ci-devant provinces, les Tribunaux autorisaient, sur la demande des communes, des opérations d’un genre différent, sous le titre d’arpentements, ou recensements généraux (en Lorraine, remembrements). […] Je me rappelle, avec plaisir, d’avoir présidé à plusieurs de ces remembrements, dans le temps que j’étais lieutenant-général d’un Présidial de Lorraine » (1806 : 61-62).
De fait, on trouve le terme de remembrement en 1711, dans un Arrêt du 19 Septembre 1711 de la cour souveraine de Lorraine et Barrois, pour la Remise des Procès Verbaux de Remembrements dans les Greffes des Bailliages. Et le roi Louis XV l’emploie dans des Lettres-Patentes qu’il signe à Versailles en 1771 (voir ci-dessous).
Ailleurs, on emploie d’autres mots ou expressions : arrondir les possessions, échanges de terres, arpentement, cadastre, abornement, recensement général…
Remarque : Les mots arpentement et cadastre pris en ce sens peuvent étonner. Pour remembrer, il faut d’abord arpenter et cartographier précisément les propriétés, ne serait-ce qu’à l’échelle d’un village. Or, en France, il n’y avait pas de mesure générale des propriétés avant le cadastre napoléonien, achevé bien après la fin de l’Empire. Tout remembrement impliquait donc d’abord arpentage et cartographie.
Le contexte.
Le problème des exploitations divisées, morcelées, dispersées, est ancien : « Si l’assiette de votre domaine est [...] écartée par pièces séparées, esloignées les unes des autres » (O. de Serres, [1600] 1804 : 51), tout comme l’idéal d’un domaine « joinct en une seule pièce, de figure quarrée ou ronde (…), & non esloigné d’un grand & profitable chemin » (id. : 6), que Nicot (1606) résume en « Joindre champ à champ, et avoir beaucoup de terres en un tenant, Agros continuare ». Et, comme François de Neufchâteau (1797 et 1806) le mettra en lumière, des solutions y ont été données depuis le XVIe siècle :
- en Europe, par des législations à l’échelle de royaumes (en Suisse, de cantons) ;
- et en France, localement ici ou là (aux remembrements de l’ensemble du territoire d’une paroisse, il faut évidemment ajouter les innombrables échanges entre particuliers).
Dans la littérature agricole française, ce problème s’impose brusquement au milieu du XVIIIe siècle. Pourquoi à ce moment ?
En 1750, Duhamel du Monceau publie le Traité de la culture des terres, suivant les principes de M. Tull, Anglais. Tull affirmait que les plantes se nourrissent de terre finement divisée : c’est le début de la large diffusion de théories croyant en la possibilité d’une fertilité perpétuelle de la terre sans avoir besoin de « rebailler à la terre ce que les récoltes lui ont ôté » comme l’avait énoncé Palissy. Ces théories, comme celle selon laquelle les différentes espèces de plantes ne s’alimentent pas des mêmes « sucs », ou celle basée sur l’alternance entre plantes à racines pivotantes et à racines superficielles, ouvrent en théorie la possibilité de la suppression de la jachère… même là où les champs cultivés ne pouvaient bénéficier, via le bétail, de transferts de fertilité depuis de vastes zones pâturées.
Cela sera renforcé par l’article Culture des terres de l’Encyclopédie (Forbonnais, 1754). L’auteur y donne certes beaucoup d’importance à la politique agricole anglaise (alors très différente de celle de la France !) et, concernant le comté de Norfolk, à l’apport de glaise aux terres sableuses, il n’évoque qu’à peine les apports d’engrais, sans dire d’où ils viennent. Ce qui en sera retenu est que « de quarante millions d’acres que contient l’Angleterre, il y en avait au moins un tiers en communes […]. Aujourd’hui la moitié de ces communes & des terres occupées par les bois, est ensemencée en grains & enclose de haies. Le comté de Norfolk, qui passait pour n’être propre qu’au pacage, est aujourd’hui une des provinces des plus fertiles en blés », avec l’idée que cela est reproductible partout. C’est ce que certains ont appelé la « révolution agricole du XVIIIe siècle » : une révolution dans les livres, pas dans les champs ! (voir Morlon, 2013 et le § "Controverses socio-techniques" de l’article [Assolement, rotation, succession, système de culture : fabrication d’un concept, 1750-1810]).
Cela posait les bases agronomiques de ce que Marc Bloch (1930) a appelé la « lutte pour l’individualisme agraire » : des propriétaires veulent, à l’imitation des enclosures anglaises, abolir les servitudes collectives et clore leurs propriétés pour être libres d’y supprimer la jachère et de les cultiver comme les Anglais – ou comme ils croient savoir que les Anglais font. Mais clore est impossible à cause de l’extrême morcellement des propriétés.
Cela concerne les régions de champ ouvert (open-field), où tous les cultivateurs d’un village étaient obligés de la même chose dans chacune des soles du village : dans l’assolement triennal, dominant dans la moitié nord de la France, jachère la première année, « blé » d’hiver la seconde, culture de printemps la troisième. Lorsque les champs ne portaient pas de culture, ils étaient soumis aux servitudes collectives de vaine pâture et parcours – ce qui imposait en pratique à tous les mêmes dates de semis et récolte.
Les premiers débats dans la littérature agricole en France.
Le débat est lancé par Pattullo, écossais réfugié, que nous citons en détail, suivi de textes de ses successeurs, dans l’annexe 1. Nous en reprenons ici quelques points, sans tous les développer.
Les arguments en faveur du remembrement.
Les distances.
« le cultivateur faisant le tiers ou le double de chemin pour aller chercher des terres trop éloignées, divisées par petites pièces, dont par conséquent le labourage est plus long & plus pénible (…) & quant aux terres éloignées, il devient impossible d’y porter des engrais, vu encore la lenteur des bœufs, parce que les dépenses de culture & d’exportation de récolte excéderaient les profits » (Montagne, 1779 : 342-343.). |
Déjà, au XVIe siècle, le plan de la Maison rustique d’Estienne et Liébault suivait la distance des productions par rapport à la maison...
La question des distances est fondamentale :
- pour le transport des engrais (fumier) dans des chariots à traction animale, sur de mauvais chemins. Dans des conditions techniques similaires, la Maison Rustique du XIXe siècle indiquera plus tard « on transporte plus de 22 charges de fumier dans une journée de travail, sur une pièce de terre placée à 400 m de distance du corps des bâtiments ; on n'en peut plus transporter que 15 à une distance double, que 9 à une distance quadruple, et à peine en voiture-t-on 5 charges à une distance de 4000 mètres » (1836 : 393). Cela induit une fertilité des terres décroissant quand on s’éloigne du village.
- pour le transport des récoltes et des charrues « L’expérience a démontré que dans les terres de moyenne consistance, il fallait pour transporter une charrue ou une herse par les chemins ruraux à une distance de 100 mètres autant de temps que pour tracer un sillon de 75 mètres de longueur » (1836 : 393).
- pour la surveillance : voir ci-dessous « Les problèmes de voisinage ».
Dans de toutes autres conditions techniques, cette vieille question se pose à nouveau maintenant aux exploitations qui se sont agrandies à des dizaines de kilomètres (Morlon & Trouche, 2005)…
Les problèmes de voisinage.
Ils se posent de deux façons :
- les minuscules pièces étant si nombreuses que beaucoup ne sont pas accessibles directement par un chemin, les cultivateurs doivent passer sur les terres d’autrui pour y accéder, avec tous les dommages involontaires… et tous les pillages que cela induit ou permet ;
- Il est très facile, en labourant, de mordre un peu sur la terre du voisin (ce qui est d’autant plus grave que celle-ci ne fait que quelques pieds de large !) D’où d’innombrables conflits et procès.
Le travail dans de toutes petites pièces.
Voir ci-dessous « Largeur et longueur des pièces, fonction du travail », à quoi il faut ajouter la question de l’évacuation de l’eau en excès par le choix du sens du labour, impossible ou fortement contraint dans de toutes petites pièces entremêlées.
Les modalités pratiques : des questions à prendre en compte.
L’hétérogénéité des terrains et la complémentarité des productions.
La plupart des auteurs n’aborde cette question que sous l’angle de la justice dans la nouvelle répartition (terres bonnes, moyennes et mauvaises), et pas celui de la complémentarité des aptitudes et donc des productions. Est-ce parce qu’ils n’accordaient pas d’importance à cette complémentarité ?
Pour Alletz (1760 : 115), « les meilleurs biens de campagne sont : 1°. Ceux qui ont un peu de tout. 2°. Ceux dont les terres sont les plus rassemblées & le plus près de la maison du maître », sans se demander si ces deux conditions sont partout conciliables. L’éparpillement des terres ne serait-il pas une conséquence de l’objectif d’avoir « un peu de tout » ?
Seul François de Neufchâteau s’y intéresse. Il prévoit ainsi de remembrer : « Dans la division nouvelle, chaque propriétaire doit recevoir suivant ses titres ou sa possession, tous les fonds dispersés qu’il possède dans la commune, en un seul lot pour chaque sole ((de l’assolement triennal)), ou pour chacune des contrées qu’il sera nécessaire de différencier, attendu les diverses natures de terrain » (1797 : 48). Et, parlant du remembrement fait en 1788 à Essarois en Côte d’Or, il écrit « Déjà un aspect varié, d’après les différences du sol et du terroir, remplace avec succès l’uniformité de culture qui s’étendait auparavant sur des terrains si opposés » (1806 : 57).
Largeur et longueur des pièces, fonction du travail.
Avant de voir ce qui est concrètement proposé pour remédier aux inconvénients de l’entremêlement des terres morcelées, tels que décrits par Pattullo (1758) : « Les labours se croisent en différents sens, formant de tous côtés des pointes & des haches qui augmentent le travail & perdent toujours du terrain : quelques morceaux même sont si petits qu’ils ne valent pas la peine d’y transporter les charrues aussi souvent qu’il serait nécessaire », faisons un petit détour.
Évoquant sur le temps long les relations entre travail concret, mesures de surface agraires et dimensions des champs, puis l’histoire du morcellement parcellaire, Roupnel (1932 : 172-198 ) note que la longueur des champs, correspondant au parcours de charrue le plus pratique, s’est longtemps presque partout maintenue, la largeur seule ayant varié dans les deux sens, avec comme limite inférieure « la largeur de terrain couverte par la poignée de grains que disperse le geste du semeur » (voir fig. 1 de l’article Mesures de surfaces agraires, et 2 de Sillon).
Pour la longueur, en effet, « la figure même, que le Laboureur donne à son Champ en le façonnant, doit être réglée suivant ce qui est plus avantageux pour la terre & pour les bêtes qui labourent. On ne doit jamais faire des seillons trop longs, parce que les bêtes ont trop à tirer tout d’une traite, les raies n’en sont pas si droites, & la terre n’en est pas si bien mêlée » (Liger, 1721 : 526).
Seul François de Neufchâteau évoque la largeur, lorsqu’il cite les dispositions du remembrement de Neuviller et Roville (annexe C, § X) : « donner pour toujours, à chaque champ, c’est-à-dire au terrain compris entre deux sillons, la largeur de trois toises, mesure de Lorraine » (1797 : 66). Trois toises de Lorraine, environ 8,5 m, c’est bien la largeur « couverte par la poignée de grains que disperse le geste du semeur »… En 1806, il évoque l’existence de champs n’ayant qu’un mètre de large !
A la fin du XXe siècle, dans l’Yonne, des agriculteurs ont, par des échanges à l’amiable, créé des pièces très longues (pour avoir à tourner le moins souvent possible) et dont la largeur était, pour chacun d’eux, un multiple entier de la largeur de travail de tous ses outils – dont le pulvérisateur.
Les implications sociales d’un remembrement.
L’inégalité riches-pauvres.
En 1763, un article anonyme du Journal Œconomique lie la question des distances à celle de l’inégalité entre riches et pauvres : « Effectivement les Anglais […] n’ont pas hésité à autoriser parmi eux les échanges forcés, en soumettant néanmoins la valeur de ces échanges à l’avis d’experts. […] Mais aussi faut-il avouer qu’il en a nécessairement résulté la ruine totale de divers petits propriétaires, tandis que d’autres s’y sont considérablement enrichis. […] ceux qui ne voient qu’en grand, & qui négligeant les détails, regardent comme chose peu importante l’affaissement & la ruine de mille petits propriétaires, dont les familles vivaient à l’ombre de leur petite métairie, & qui pour le présent sont réduits au déplorable état de journaliers ; ils imaginent qu’il ne peut être employé de moyen plus profitable & plus sûr, & conséquemment ils crient hautement qu’il faut de toute nécessité recourir à l’autorité suprême. Mais outre que ce moyen est par lui-même trop violent […], il serait impraticable en bien des cas. En effet prenons un instant, qu’une Ordonnance émanée du Trône autorise les échanges des terres, ou plutôt oblige les propriétaires des petits terrains à s’arranger entre eux, pour en former des domaines d’une grande étendue en une seule pièce : dès lors qu’arrivera-t-il ? Règle générale : le riche écrase toujours le pauvre. Or ces pauvres paysans ont souvent leurs petits champs au proche de leurs villages. Cependant ce sont précisément ces terres qui avoisinent les maisons qui sont les plus précieuses […]. Ces terres sont donc si précieuses, qu’on ferait un tort irréparable à celui qu’on en priverait d’autorité, quelque quantité de terre qu’on voulût lui donner en dédommagement dans un canton plus éloigné. […] il paraîtrait convenable de favoriser le pauvre de préférence, & conséquemment de faire en sorte qu’on ne le réduisît point par le piège tentateur de l’or, & qu’on lui assurât plutôt les terres avoisinant le plus proche de son hameau, étant plus naturel que le riche propriétaire supporte les frais indispensables de l’éloignement ». Au XIXe siècle, l’établissement général d’un cadastre attribuant à chaque pièce une valeur en fonction de ses caractéristiques (fertilité, aménagements, distance et accessibilité…), cadastre revu à l’occasion des remembrements, permettra de réduire ce risque, sans le supprimer totalement.
Faut-il obliger ces réunions de terres, ou les encourager ? Et ensuite, comment éviter qu’elles ne se divisent à nouveau ?
La question oppose ceux qui, comme Pattullo, pensent nécessaire une loi obligeant les propriétaires à échanger leurs terres pour les réunir, à ceux pour qui la suppression temporaire – réclamée par tous –des droits (taxes) sur ces échanges suffirait, et qu’il faut s’y limiter.
Quant aux moyens de pérenniser le résultat, la question divise aussi. Certains, comme Pattullo, pensent que le bénéfice de la réunion des terres serait tel que les gens éviteraient désormais de les diviser, « et ainsi sans aucune contrainte pour l’avenir, l’arrangement ne laisserait pas d’être permanent ». D’autres n’y croient pas et bottent en touche, « il nous convient plutôt de remettre à la prudence du ministère & à l’attention des magistrats, qui, accoutumés qu’ils sont par état à veiller au bien-être & à la fortune des particuliers, sont dès lors plus en état d’imaginer les remèdes qu’il s’agirait d’employer en tous les cas possibles » (Journal œconomique, 1763).
François de Neufchâteau et les remembrements.
Au tournant du XIXe siècle, François de Neufchâteau donne au débat une grande hauteur, à la fois institutionnelle (il est une personnalité politique de premier plan) et, sur le fond, par sa vision d’ensemble de ce qui doit être pris en compte pour remembrer. Et il donne des exemples de remembrements effectivement réalisés en France avant ce débat ou indépendamment de lui.
Il le fait dans deux exposés : le premier en 1797, alors qu’il est commissaire du Directoire (le gouvernement d’alors) près l’administration centrale du département des Vosges ; le second en 1806, alors qu’il est Président du Sénat.
===Une vision d’ensemble (annexe 2) Tout en étant fervent partisan de la petite exploitation familiale et opposé aux grands domaines (il dit des enclosures anglaises que « c’est un procédé barbare, et que les plus entreprenants sont les seuls qui obtiennent la meilleure part du pillage »), François de Neufchâteau se situe clairement dans la « lutte pour l’individualisme agraire ». Il veut supprimer toutes les servitudes collectives et clore les propriétés, afin que chaque propriétaire puisse faire ce qu’il veut, en appliquant les nouveaux systèmes inspirés de l’Angleterre, où les prairies temporaires remplacent la jachère. Il insiste sur le fait que ce sont les prairies qui, par l’intermédiaire du fumier, permettent de fertiliser les terres : « sans clôtures point de fourrages ; sans fourrages, point de fumiers, et sans fumiers, point de moissons ». Adhérant à une croyance de certains agronomes d’alors, il affirme « que l’on a reconnu que plus un champ rapporte, moins la terre en est altérée, et que plus au contraire, le rapport est modique, plus elle soufre et s’amaigrit ; et qu’on la rend inépuisable, quand on sait seulement varier les objets de sa fécondité ».
Il reprend en détail tous les inconvénients du morcellement et donc les avantages du remembrement. Il insiste sur la gestion de l’eau, en relation avec le sens du labour, pour éviter l’excès d’eau et le ravinement. La procédure qu’il propose préfigure celle qui sera employée 150 ans plus tard. Il complète en demandant des baux de vingt-cinq ans (contre souvent trois à l’époque) et des impôts fonciers à la fois bas et invariables sur la longue durée.
Sur le terrain, des remembrements antérieurs au débat.
Déjà, en 1797, il avait mentionné des remembrements faits sous l’Ancien Régime en 1771 en Lorraine, sa région.
Une fois nommé Sénateur pour Dijon, il parcourt sa Sénatorerie et découvre avec stupéfaction et admiration l’« arpentage » (remembrement) fait à Rouvres un siècle plus tôt, dont il constate les résultats durables. (Ce qui, d’une certaine façon – mais il ne le dit pas – fait apparaître comme assez dérisoire ou décalée la littérature évoquée ci-dessus, qu’il a lue et cite ou reproduit : une littérature de cabinet, loin du terrain !
Il expose sa découverte en séance publique de la Société d’Agriculture du département de la Seine, et en publie l’année suivante une présentation détaillée (annexe 3). Le motif n’était pas de moderniser les exploitations, mais d’ordre fiscal : remplacer les dîmes écrasantes, par l’attribution de terres à leurs bénéficiaires (ecclésiastiques) ; ce qui n’empêche pas les considérations techniques dans la conception et la réalisation de l’opération : une redistribution tenant compte des différentes qualités des terres, l’évacuation des eaux en excès, des chemins droits à distances fixes… Il souligne que « Les chemins d’exploitation sont le vrai coup de maître de l’opération exécutée à Rouvres » : toutes les pièces, dont le nombre fut au final divisé par 10, donnent sur un chemin à leurs deux extrémités.
Le territoire de Rouvres est jusqu’à maintenant resté marqué par cet arpentage, après un remembrement moderne en 1967 (fig. 1, courtoisie mairie de Rouvres en plaine).
Il complète cette présentation par celle d’opérations inspirées par celle de Rouvres, exécutées sous l’ancien Régime, dans le but cette fois d’améliorer les conditions d’exploitation (annexe 4 et Remembrement, la genèse - Annexe 5|annexe 5]]).
Restant près de Dijon et remontant plus loin dans le temps, Pierre de St Jacob indique que ‘les exemples d’échanges ne sont pas rares avant 1760 »(1960 : 377) ; citant Ligeron, Bodineau (2008) indique qu’« il y eut dans la plaine dijonnaise des opérations de regroupement plus modestes mais plus précoces qu’à Rouvres : il cite l’exemple de Ouges au milieu du XVIIe siècle, (…) : il s’agissait plutôt de tentatives de remembrement qui n’ont pas été achevées et qui ne concernaient qu’une partie des terres des communautés ».
Et après ?
La disparition
Nous avons trouvé peu de chose dans la littérature agronomique entre 1815 et le début du XXe siècle. Est-ce parce que nous n’avons pas bien cherché ?
Ou bien parce que le problème ne se posait plus avec autant d’importance ? Le Dictionnaire d’agriculture pratique, contenant la grande et la petite culture, l’économie rurale et domestique…, publié en 1827 sous la direction du même François de Neufchâteau, n’a pas d’article remembrement ni cadastre, et l’article arpentage s’y limite à la méthode géométrique.
Ce qui précède est tellement tombé dans l’oubli, que le Dictionnaire Historique de la langue Française (Rey, dir, 1992) donne 1907 comme première attestation du mot remembrement, et le Trésor de la Langue Française (Quemada et al, 1995) 1909 !
Quoi qu’il en soit, comme le souligne Bodineau (2008), « l’exemple de Rouvres a été peu suivi et il faudra attendre (…) pour que le législateur (…) consacre un texte législatif au remembrement de la propriété rurale ».
Le temps des lois (d’après Bodineau, 2008)
Une première loi est intervenue dès 1865, donnant une base juridique aux remembrements ; quant à celle du 3 novembre 1884, elle a un aspect purement fiscal, mais favorise les échanges et facilite donc les opérations de regroupement.
Quatre ans plus tard, la loi du 22 décembre 1888 va plus loin en reconnaissant la notion d’intérêt général et en permettant la création d’« associations syndicales autorisées » habilitées à procéder à la délimitation et au bornage des parcelles, pouvant provoquer voire imposer des échanges de terrains, à condition que s’exprime une très forte majorité, souvent difficile à obtenir.
C’est à un parlementaire de la Côte d’Or que revient l’initiative d’une loi consacrée expressément au remembrement de la propriété rurale. Fils d’un artisan de Pouilly-en-Auxois, le docteur Claude Chauveau, oto-rhino-laryngologue, a été élu sénateur en 1910 ; conseiller général du canton d’Arnay-le-Duc, il présidera le Conseil Général de la Côte d’Or de 1920 à 1940. Quelques jours après l’Armistice, il dépose une proposition de loi préparée depuis plusieurs mois, et que la situation de l’après-guerre rend plus nécessaire : la pénurie d’hommes accélère en effet la mécanisation et la motorisation[1] , qui ont besoin d’un parcellaire mieux adapté. La proposition reconnaît l’intérêt public du remembrement et en confie la réalisation à des associations syndicales de propriétaires, qui pourront prendre leurs décisions, soit à la moitié des propriétaires possédant plus des 2/3 de la superficie des terres, soit les 2/3 possédant la moitié ; l’initiative de 1’opération revenant aux propriétaires. Cette loi (suivie d’une autre du 4 mars 1919) n’aura qu’un succès limité : entre 1918 et 1941, 54 000 ha seulement sont remembrés.
La loi du 9 mars 1941 en tirera les leçons et permettra que le remembrement puisse être décrété par l’État et exécuté d’office. Le rythme des opérations s’en trouvera considérablement accéléré. Mais la façon dont ces remembrements seront réalisés soulèvera des problèmes d’environnement (au sens large du terme), qui seront traités dans un autre article.
Notes
- ↑ Des chars de combat furent alors reconvertis en tracteurs à chenilles !
Autres langues :
Italien : ricostituzione fondiaria
Portugais : emparcelamento, reordenamento fundiário.
Pour en savoir plus
- Sur le remembrement de Rouvres :
Bodineau P., 2008. Autour d’une commémoration : le remembrement de Rouvres-en-Plaine de 1707. In : A. Follain, ed., Campagnes en mouvement du XVIe au XIXe siècle, “ Autour de Pierre de Saint Jacob”. EUD, Dijon : 89-102. Texte intégral sur archives-ouvertes.
- - Sur les remembrements du XXe siècle :
Philippe M.-A., Polombo N., 2009. Soixante années de remembrement : Essai de bilan critique de l’aménagement foncier en France. Études foncières : 43-49. [1]
Références citées
- Alletz P.A., 1760. L’agronome, ou dictionnaire portatif du cultivateur… Paris, t. 1, 666 p. ; t. 2, 664 p. Texte intégral sur le site des Universités de Lille.
- Anonyme, 1763. Réflexions sur le morcellement, ou la trop grande subdivision des Terres. Journal Œconomique, février : 61-64. Texte intégral sur Gallica.
- Arrests choisis de la cour souveraine de Lorraine et Barrois, contenant la décision de plusieurs questions notables… p. 286-288. Texte intégral sur Gallica.
- Bixio A. (dir), 1844. Maison rustique du XIXe siècle. T. 1, agriculture proprement dite. Librairie agricole, Paris, 568 p. Texte intégral sur le site de la biblothèque municipale de Lyon.
- Bloch M., 1930. La lutte pour l’individualisme agraire dans la France du XVIIIe siècle : l’œuvre des pouvoirs d’ancien régime. Annales d’Histoire économique et sociale, II : 329-381 Texte intégral. Réimpression : Mélanges Historiques, SEVPEN, Paris, 1963, p. 593-637.
- Bodineau P., 2008. Autour d’une commémoration : le remembrement de Rouvres-en-Plaine de 1707. In : A. Follain, ed., Campagnes en mouvement du XVIe au XIXe siècle, “ Autour de Pierre de Saint Jacob”. EUD, Dijon : 89-102. Texte intégral sur archives-ouvertes.
- Chancrin E., Dumont R. (dir.), 1922. Larousse agricole. Encyclopédie illustrée. Paris, t. 2, 832 p. Texte intégral.
- de Serres O., [1600] 1804. Le théâtre d’agriculture et mesnage des champs… t. 1. Nouvelle édition, publiée par la Société d’Agriculture du Département de la Seine, Paris, CXCII + 672 p., fig. HT. Texte intégral sur Gallica.
- Duhamel du Monceau H.L., 1750. Traité de la culture des terres, suivant les Principes de M. Tull, Anglois. Vol. 1, Paris, XXXVI + 488 p. + figures. Texte intégral sur Gallica.
- Estienne C., Liebault J., 1570. L’agriculture et maison rustique. Paris. id., 1572 Texte intégral sur Gallica.
- Forbonnais F. (Véron Duverger de), 1754. Culture des terres. Encyclopédie, t.4 : 552-566. Texte intégral sur le portail de l'ATILF.
- François de Neufchâteau N., 1797. Arrêté de l’Administration centrale du Département des Vosges sur un moyen préliminaire d'encourager l’agriculture dans ce département, par la réunion des propriétés morcelées. 89 p. Texte intégral sur Gallica.
- François de Neufchâteau N., 1806. Voyages agronomiques dans la sénatorerie de Dijon, contenant l’exposition du moyen employé avec succès, depuis un siècle, pour corriger l’abus de la désunion des Terres, par la manière de tracer les chemins d’exploitation. Paris, XII + 260 p. Texte intégral sur Gallica.
- François de Neufchâteau N., dir, 1827. Dictionnaire d’agriculture pratique, contenant la grande et la petite culture, l’économie rurale et domestique, la médecine vétérinaire, etc. Paris, t. 1, CXI + 594 p., fig. Texte intégral ; t. 2, 782 p., fig. Texte intégral sur Gallica.
- Larousse agricole, 1922. Voir Chancrin & Dumont.
- Liger L. et B., 1721. La nouvelle Maison rustique ou Economie générale de tous les biens de campagne... 3è éd., Paris, t. 1, 782 p. Texte intégral sur Gallica.
- Maison Rustique du XIXe siècle, 1836. Voir Bixio, dir.
- Montagne J.H., 1779. Le grand œuvre de l’agriculture, ou l’art de régénérer les surfaces et les très-fonds. XLIV + 408 p., fig. HT. Texte intégral sur Gallica.
- Morlon P., 2013. Les systèmes de culture dans l’histoire européenne : pratiques et concepts, réalités et discours. C.R. Acad. Agric. Fr., 99 (4) : 131-139. Texte intégral sur le site de l'AAF.
- Morlon P., Trouche G., 2005. La logistique dans les exploitations de « grande culture » : nouveaux enjeux. 1- L’organisation spatiale des chantiers, une question dépassée en grande culture ? Cahiers Agricultures, 14 (2) : 233-239. Texte intégral sur le site du Cirad.
- Nicot J., 1606. Thresor de la langue françoyse, tant Ancienne que Moderne. Paris, 674 p. [2] [3] [4]
- Palissy B., 1563. Recepte veritable, par laquelle tous les hommes de la France pourront apprendre à multiplier et augmenter leurs trésors... Texte intégral sur Gallica. Réédition : Droz, Genève, 1988.
- Pattullo H., 1758. Essai sur l’amélioration des terres. Durand, Paris, 1758, 287 p. + planches. Texte intégral sur Gallica.
- Quemada B. (dir), 1995. Trésor de la Langue Française. Dictionnaire de la langue du XIXe et du XXe siècle (1789-1960). CNRS, Paris, Version Internet.
- Rey A. (dir), 1992. Dictionnaire historique de la langue française. Le Robert, 2 vol., 2387 p.
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