Vocation d'un sol ou terrain

De Les Mots de l'agronomie
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Auteur : Pierre Morlon et Jean Salette

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Article accepté le 10 avril 2012
Article mis en ligne le 10 avril 2012


« Vallées et plateaux se couvrent de campagnes ou de forêts, selon que leur allure calme ou tourmentée décide de leur vocation. » (Roupnel, 1932 : 130.).
« Chaque région naturelle possède une vocation culturale plus ou moins étroite, dépendant essentiellement des caractères de son sol et des roches qui lui ont donné naissance ou qui en constituent le sous-sol. (...) Le bocage paraît donc représenter la vocation naturelle d'un sol brun lessivé, ou légèrement lessivé, sur roche-mère imperméable, en pays peu accidenté. » (Aubert, 1943.).
« On trouve ailleurs des sols qui ne sont pas utilisés suivant leur vocation agricole (plantations de peupliers dans des prairies exploitables, vignes dans les sols courts-nouants, verger dans les lieux sujets à la gelée, etc...). » (Gatheron, 1947.).
« Une meilleure productivité ne s’obtient-elle pas en suivant un système de culture qui serre de près la vocation du milieu ? » (Riedel, 1955.).

Définition proposée

La « vocation » agricole d’un terrain est ce à quoi, à un moment donné de l’histoire et dans des circonstances techniques, sociales et économiques précises, un groupe humain particulier estime que ce terrain serait utilisé au mieux, en considérant le rapport entre les produits qu’on en tire et les moyens nécessaires pour les obtenir.

C’est ainsi que, en France, la circulaire du 1er février 1947 « précise qu'il devra être tenu “ le plus grand compte de la vocation agricole des régions naturelles ” de chaque département, “ la mise à profit de leurs aptitudes étant une condition indispensable de la réduction des prix de revient ” » (Gatheron, 1947 : 7-8). Guyot en 1952 écrit : « ... la vocation agricole d'une terre, c'est-à-dire ses possibilités de culture rationnelle et rémunératrice ».


Étymologie

Le mot vocation (du latin vocatio, action d’appeler) vient du domaine religieux, plus précisément biblique : il désigne l’appel de Dieu à une personne ou un peuple - une vocation (toujours au singulier) définitive, pour l’éternité. Ce sens religieux a longtemps été dominant.

Élargi à l’inclination d’une personne pour une profession, puis au sens large de « rôle auquel un groupe humain paraît être appelé » (Rey, dir, 1992 : 2272) ou de « but dans lequel une institution a été créée », il garde souvent dans ces emplois, explicitement ou non, cette double idée d’unique et de définitif : chercher « vocation définitive » sur Internet donne des résultats instructifs !

Comment donc ce terme religieux s’appliquant à une relation interpersonnelle entre Dieu et un être humain a-t-il pu venir à s’appliquer à des sols ou des terrains ? Les dictionnaires généralistes ne mentionnent pas cet usage du mot vocation, qui n’est une entrée dans aucune des éditions successives (1922, 1952, 1981, 2002) du Larousse Agricole. Selon Sorre (1961 : 93), il « semble avoir été introduit au siècle passé par les forestiers au cours de leurs travaux sur la restauration des terrains de montagne ». La « vocation » résulte alors d’un jugement humain se traduisant en décision administrative dans l’urgence à un moment donné de l’histoire : l’état de dégradation de ce terrain est aujourd’hui tel que nous décidons qu’il (ne) doit (pas) être boisé/pâturé/cultivé... Plus tard, la mise en valeur de terres « vierges » (voir la discussion sur ce terme dans l’article Vous avez dit "naturel" ?) dans les colonies a beaucoup utilisé ce concept (Demolon, 1946 : 131-132) (annexe 1).


Différentes acceptions dans la littérature agronomique

Concernant l’utilisation d’un milieu naturel, nous avons trouvé dans la littérature cinq grandes acceptions, qui s’opposent suivant deux axes, « nature / société » et « ce qui est /ce qui devrait être » (fig. 1).

acceptions du mot vocation
Fig. 1. Les grandes acceptions du mot « vocation » dans la littérature agricole


A. La vocation d’un milieu naturel est le climax

Pour Gaussen (1962), la vocation d’un milieu naturel est le « climax », c’est à dire la végétation naturelle non modifiée par l'homme : « La végétation apparaît comme la meilleure expression de la synthèse des facteurs du milieu dans leur action sur les végétaux. Elle indique ce qu’on a appelé la “ vocation des terres ”. Mais la synthèse indique ce qu’on peut appeler la “ vocation climax ”. Cette vocation climax, ici la forêt de hêtre-sapin, est la seule longtemps stable, mais l’homme a le pouvoir de donner des vocations instables qui peuvent avoir pour lui une valeur économique ».


B- La « vocation » est ce à quoi un texte juridique oblige à utiliser un terrain.

A l’opposé, la vocation résulte d’une décision politique : dans le vocabulaire administratif de plusieurs pays, des terrains sont dits « à vocation » de tel usage, lorsqu’en changer l’utilisation exige l’autorisation des autorités administratives, voire la modification d’une loi.


C- la « vocation » est ce à quoi est utilisé un terrain à un moment donné.

Pour d’autres, le mot vocation est un simple constat : le sol est (ou était, dans les textes écrits par des historiens ou des archéologues) utilisé ainsi : « La vocation historique des steppes était l’élevage extensif d’ovins, de caprins et de dromadaires complété par la culture itinérante des céréales. » (Aïdoud et al., 2006). Le géographe Max Sorre (1961 : 93) traduit l’anglais land use par vocation. Une photographie à un moment donné, en quelque sorte (fig. 2).

Vocation sylvo-pastorale de montagne moyenne
Fig. 2. « Vocation sylvo-pastorale de la montagne moyenne (Haut-Jura) »
(Rufin, 1953 : 253).
Dans l’article cité, le mot vocation n’apparaît que dans la légende de photographies :
la « vocation », une photographie à un moment donné.

Cette « vocation » peut changer – ce que, de fait, les auteurs constatent souvent : « La vocation pastorale fait place à un développement intensif de l'agriculture irriguée » (Hachicha & Job, 1994 : 14).

D- La « vocation » est ce à quoi le milieu naturel destine un terrain, et à quoi il devrait donc être utilisé.

« ... ceux qui exposent la théorie de l'agriculture (...) prétendent que pour pratiquer l'agriculture comme il se doit, il faut d'abord connaître la nature du terrain. — Ce qu'ils disent là est juste. Qui ignore ce que le terrain peut produire doit ignorer aussi, j'imagine, ce qu'il y faut semer et ce qu'il y faut planter. — Eh bien, on peut même sur un terrain qui appartient à un autre, reconnaître ce qu'il peut ou ne peut pas produire, rien qu'à en voir les récoltes et les arbres. Toutefois, une fois qu'on l'a reconnu, inutile d'aller contre la volonté des dieux. Ce n'est pas en semant et en plantant ce dont on a soi-même besoin que l'on pourrait le mieux se procurer le nécessaire, mais ce que la terre aime à faire croître et à nourrir. » (Xénophon, ca. 375 avant J.C., XVI, 1-3 – c’est nous qui soulignons.).
« ... autant qu’il y a de divers climats, regions et contrées, autant semble-t-il que Dieu les aye voulu diversement faire abonder en certaines proprietez, commoditez, denrées, (...), qui ne sont point communes, ou pour le moins de telle bonté aux autres lieux... » (Sully, [1603] 1820 : 100 – c’est nous qui soulignons.).
« Les diverses instructions officielles adressées aux Directeurs des Services agricoles font donc ressortir successivement la nécessité d'étudier le milieu naturel, puis celle d'établir (...) un plan d'action (...) et, enfin (...), l'obligation d'établir un programme départemental d'action concerté, compte tenu de la vocation culturale des sols dans le cadre des régions agricoles. » (Gatheron, 1947 : 8.).

Correspondant à l’étymologie religieuse du mot et à son caractère unique et définitif, cette acception est celle qui pose le plus problème sur le fond et donc celle que nous discuterons en détail. N’avons-nous pas entendu, dans une lointaine dictature, un Ingénieur (avec un grand I) du Ministère de l’Agriculture affirmer sur un ton menaçant : « Les paysans doivent comprendre qu’ils ne doivent mettre ni bétail ni arbres sur les terres à vocation agricole, ni cultures ni arbres sur celles à vocation d’élevage, et ni cultures ni animaux sur celles à vocation forestière » ? Ou comment un rêve de technocrate se mue en cauchemar des paysans...

Cette acception admet des variantes :


D1- La vocation est la seule chose qu’on puisse produire sur un terrain compte tenu des très fortes contraintes qui pèsent sur lui (annexe : systèmes de production en montagne).

« Ce sont souvent les mauvaises qualités physiques des terrains qui déterminent ces choix. On peut citer comme exemple des plantations forestières dans un certain nombre de sols podzolisés ou caillouteux, celles de prairies dans des terrains hydromorphes. Il s’agit là encore d’une vocation négative, c’est-à-dire de terrains dans lesquels compte tenu des techniques et des connaissances de l’heure, on choisit la solution la moins mauvaise pour en tirer parti. » (Hénin, 1980.).

C’est ainsi que, très souvent, le mot a été utilisé pour des végétations pérennes : vigne, prairies, forêts.

D2- La ou les vocations est (sont) les productions conseillées par des experts

« Des zonages [devront être] redéfinis en mettant en adéquation les vocations forestières conseillées ou non en fonction des risques. » (Mulot, 2010 :15.).

L’opposé des vocations est alors ce qui est déconseillé : « Dans certains périmètres, les spéculations pratiquées ne conviennent pas aux vocations des terres. On assiste par exemple à l'expansion de l'arboriculture dans les sols à nappe superficielle bien que les études pédologiques initiales l'aient déconseillé » (Hachicha & Job, 1994 : 24).


E- « Vocation » est l’une des choses à quoi peut être utilisé un terrain « La technique agricole doit être adaptée aux vocations du milieu naturel. (...) choisir parmi les différentes vocations du terroir, celles qui n'exigent qu'un minimum d'artificialisation » (Lecomte & Riedel, 1958 : 16-17).




Cette multiplicité d’acceptions ne peut que conduire à des malentendus : la prudence s’impose à priori !

Discussion

Les acceptions A et B ne relèvent pas de l’agronomie.

De même pour C. S’il s’agit seulement de dire ce à quoi est utilisé un terrain à un moment donné, pourquoi employer ce jargon très connoté, qui ne produit que de la confusion, au lieu d’occupation, ou utilisation, ou usage ? Le risque est grand, en effet, de passer, inconsciemment, à D : combien de fois n’a-t-on pas décrété une « vocation définitive » pour une production (et elle seule), sur la seule base de sa présence à un moment donné ?

Même remarque pour E : pourquoi employer ce mot très connoté, s’il a un synonyme plus clair et moins discutable, aptitude (Hénin, 1980) ? « ... il n’y a pas de vocation au sens strict du terme pour un sol donné, il y a au contraire des aptitudes qui sont mesurées en quelque sorte par les difficultés techniques qu’il faut surmonter pour permettre à un sol de porter avec succès une certaine culture » (Hénin et al., 1969 : 6). « VOCATION CULTURALE. Aptitude d’un terroir ou d’une région à produire telle ou telle espèce végétale compte tenu des conditions techniques et économiques » (Blais, dir., 1977). « VOCATION DES SOLS. Aptitude à une utilisation et, en particulier, à une production déterminée » (Habault, 1983). Un terroir a simultanément autant de « vocations » qu’il est apte à produire d’espèces végétales différentes !

Ce qui pose le plus problème, c’est l’acception D : peut-on dire qu’un terrain a une vocation « naturelle » unique et définitive, indépendante de l’état de la société et des techniques ? Si elle n’est que relative et temporaire, « instable », le choix du mot est-il adéquat ?

« On en vient à se demander si le Pantanal a bien trouvé dans le bétail sa vocation définitive. (...). N’y aurait-il pas d’autres solutions du côté de l’agriculture, production du riz notamment, qui existe déjà à l’état naturel (...) ? Verrons-nous un jour le bétail reculer devant l’agriculture (...) ? » (P. Deffontaines, 1957 : 50.).

On a imaginé des vocations qui seraient déterminées par le milieu naturel, mais dont les réalisations dépendraient des conditions socio-économiques : « La seule hypothèse de travail valable pour l'étude de la mise en valeur des régions naturelles est l'utilisation optima de la capacité biogénique du milieu quelles que soit les conditions extérieures. Elle conduit, pour chaque région étudiée, à la mise en évidence de toutes ses possibilités de production. Ces possibilités sont établies évidemment, en tenant compte de la vocation agricole des terres, mais cette vocation n'est pas unique. Elle permet un choix, qui est lui-même déterminé par des circonstances économiques, les moyens techniques et les facteurs humains. (...) Les études ne peuvent conserver un sens que si l'on envisage l'utilisation de toutes les virtualités du milieu. » (Gatheron, 1947).

Mais, dans une telle définition, les interactions entre milieu naturel et aspects humains rendent le concept inutilisable. En effet, ce qu’on peut produire (techiquement) en un lieu donné dépend des moyens techniques mis en oeuvre pour modifier le milieu (aménagements) et l’exploiter. Ces moyens dépendent :

- de l’état des techniques (de production, transformation, conservation, stockage, transport...) à un moment donné. Gatheron (1947) parle « des techniques modernes ((qui)), constamment renouvelées, limitent considérablement l'influence des conditions géographiques ». Hénin (1980) parle « de terrains dans lesquels, compte tenu des techniques et des connaissances de l’heure, on choisit la solution la moins mauvaise pour en tirer parti. (...) il suffit que l’on dispose d’un nouvel outil de travail du sol pour lever certaines contraintes découlant de sa constitution (...) et les itinéraires de travail du sol [dépendent] de la disponibilité d’herbicides spécifiques ». Les progrès techniques provoquent de spectaculaires renversements : autrefois, les sols de craie, très pauvres en éléments nutritifs, de la Champagne dite "pouilleuse", en faisaient une région de maigres prairies pâturées par des moutons ; depuis les engrais chimiques, les propriétés hydriques des mêmes sols en font une des plus riches de France. Avant d’être drainée, la Limagne, autre région actuellement très fertile, était une zone de marais au paysage bocager...

- de ce qu’on accepte de payer pour les mettre en œuvre, donc des conditions socio-économiques, tant internes (structure des exploitations) qu’externes (débouchés, prix, etc.) – ce qu’avait très bien expliqué Gasparin (1849), bien avant que le mot vocation ne soit appliqué à des terrains (annexe 2) : « il est plus facile de dompter la terre que de trouver des consommateurs à portée, et l'existence d'un débouché a fait éclore des miracles de culture sur les terres les plus défavorables ». Cela à l’échelle géographique où la population intéressée - ou le groupe social dominant... - se place et où se font les échanges : c’est ainsi que dans les colonies, « la vocation » d’un sol ne pouvait être qu’une culture de rente exportée vers la métropole (annexe 1)..

Un même terrain peut donc avoir, à un moment donné, autant de « vocations » différentes que de groupes humains ayant un avis sur lui, chacune d’elles se modifiant au cours du temps au gré des changements techniques, économiques et sociaux.

Très en vogue au milieu du XXe siècle (voir Aubert, 1943 ; Riedel, 1955 ; Lecomte & Riedel, 1958 : 12, 16-17, 252-255, 365...), l’idée d’une « vocation » déterminée par le milieu « naturel » a été critiquée par Reboul (1977) et Hénin (1980) : « C’est là une attitude simpliste, mais il est tellement commode de pouvoir l’adopter ! Faire correspondre un type de sol à une culture, c’est permettre de préparer les plans de développement et d’utilisation du sol, espoir de tous les décideurs » (Hénin, 1980). Attitude simpliste que n’a pas eu René Dumont (1946, chap. 2) lorsque, pour planifier les productions en France, il envisage diverses hypothèses d’évolutions, parfois réversibles, en fonction des conditions techniques et économiques futures, en particulier de la vitesse de la mécanisation : « Dans le cadre ainsi tracé, de nombreuses possibilités existent pour chaque région naturelle. (...) Le milieu naturel et économique n'impose pas un déterminisme rigoureux : il laisse une très grande latitude à notre agriculture » (p. 15) (annexe 3).

Car l’idée d’une vocation déterminée par le milieu naturel pose de sérieux problèmes :


Les cultures en rotation

« On ne peut raisonnablement parler d’une culture particulière puisque celle-ci va se placer dans le cycle d’une rotation (...) on se heurte ici à une difficulté considérable puisqu’on ne peut pas mettre en présence d’un type de sol, une conséquence agronomique précise, pour l’ensemble de la rotation concernée » (Hénin, 1980). La vocation concerne alors, non une espèce, mais une rotation: - « Supposons un milieu naturel dont la vocation agricole soit de porter une suite de céréales alternant tous les 2 ou 3 ans avec une prairie naturelle » (Lecomte & Riedel, 1958 : 253) - ou un type d’occupation du sol : « La considération du type génétique ((de sol)) nous permet de préciser la vocation culturale des sols : herbage, forêt, cultures spéciales », (Demolon, 1946 : 130). Le concept de vocation s’appliquerait donc plutôt à des végétations pérennes : vigne, arbres fruitiers, forêt ou prairies permanentes, sur des terrains non labourables ou très peu productifs (sens D1 ci-dessus)...


L’artificialisation du « milieu naturel »

« Objet de l'activité humaine, le sol en est en même temps le produit », rappelle Reboul (1977), qui cite Lecouteux (1855) : « De progrès en progrès, on arrive à construire la terre arable, absolument comme on construirait un haut fourneau ». Contrairement à ce qu’affirme, par exemple, Demolon (1960, p. X), le sol n’est pas, le plus souvent, une « formation naturelle » mais le produit de siècles, ou de millénaires, d’utilisation : « L'agriculture modifie ce milieu naturel (...) et surtout elle modifie le sol. Les agronomes ont tort de classer ce facteur de production, comme le climat, dans le milieu “naturel” (...). Nos champs labourés et fumés, souvent depuis des millénaires, sont devenus fort “artificiels” » (Dumont, 1954, p. 6).

« Ainsi l’agriculteur cherche-t-il constamment à infléchir les conditions du milieu pour les rendre aptes à recevoir des plantes ou des animaux plus améliorés. (...) Or, ces résultats peuvent être obtenus par des solutions différentes et nous connaissons telle région qui, au cours des siècles, a été successivement forestière, pastorale, viticole, puis laitière et céréalière (c’est le cas devenu classique de la région des Charentes) » (Siloret, 1962).


Les structures agraires

« ...à ce niveau, le problème humain est déterminant et il est évident que suivant le développement d’un pays, nous verrons dans un même milieu, se développer des systèmes agraires très variés » (Hénin, 1980.).

Au milieu du XIXe siècle, Martins (1843) notait que l'occupation (utilisation, affectation) des sols dépend de la situation économique, sociale et technique de l'exploitant ou de la société rurale environnante : « sur les montagnes (...) les champs cultivés cessant ((en altitude)) là où ils ne peuvent plus payer les peines du cultivateur, leur limite est fonction d'éléments politiques et moraux, et non la simple conséquence du changement de climat » (Boussingault, 1844 : 657) (annexe : limite supérieure des cultures en altitude)

Reboul (1977) explique que « La culture des céréales en Beauce paraît aujourd’hui aussi « naturelle » que l'élevage des vaches laitières dans le Bocage normand. Pourtant, cette spécialisation régionale des productions (...) est un phénomène relativement récent, tout au moins par son ampleur. (...) la rentabilité d'une production, ou d'un moyen de production, est étroitement liée aux structures des exploitations sur lesquelles on la pratique. Si l'on soustrait de la valeur de la production les charges qui lui sont directement imputables, la production céréalière laisse, par rapport à la production laitière, (...) une marge inférieure par unité de surface, mais supérieure par heure de travail. En conséquence, les mêmes raisons économiques de rentabilité imposent la production laitière là où la main-d'oeuvre est relativement abondante par rapport à la surface -c'est le cas très généralement de la petite exploitation familiale - et la production céréalière dans la situation inverse, qui est celle de la grande exploitation, où le caractère salarié de la main d'oeuvre rend plus aisé son ajustement aux surfaces disponibles. (...) il en résulte un phénomène de spécialisation régionale qui reflète moins l'écologie que la manière dont s'exprime le système économique et social dans les conditions historiques et géographiques particulières à chaque région. ».

Au niveau de l’exploitation, « c’est le choix du système de production qui déterminera l’affectation des terres à certaines activités » (Hénin, 1980).


La localisation des terres et leur place dans un ensemble plus vaste

A toutes les échelles et à tous les niveaux de décision, ce qu’un individu ou un groupe choisit de faire à un endroit dépend de ce qu’il peut ou choisit de faire ailleurs.

Au sein de l’exploitation ou du village, l’affectation des terres est largement dictée par leur distance à l’habitat des hommes et/ou du bétail. C’est le cas des terroirs villageois africains en anneaux concentriques, dans lesquels l’intensité d’utilisation décroît avec la distance au village : la création d’un nouveau village ou le déplacement d’un ancien modifie radicalement l’affectation des terres. C’est aussi le cas, en France, de l’élevage laitier à l’herbe avec traite à l’étable (Morlon & Benoît, 1990 ; Morlon, 2005) : de deux pièces ayant le même « milieu naturel », l’une, proche de l’étable, est en prairie permanente pâturée par les vaches laitières, tandis que l’autre, éloignée est, selon sa taille et sa forme, en « grandes cultures » ou en prairie fauchée ou pâturée par les génisses ; le déplacement de l’étable ou la vente d’une pièce à une autre exploitation localisée ailleurs en change la destinée.

Dans un même secteur géographique, le jugement porté par différents agriculteurs sur un type de sol dépend des autres sols que chacun cultive : lesquels, en quelles proportions, et à quelle distance du siège de l’exploitation (Soulard, 1999 : 287-305). Les betteraves étant cultivées sur les meilleures terres de chaque exploitation, les « terres à betteraves » d’un agriculteur n’en sont pas pour un autre qui en a de meilleures !

La dépression du Bassigny-Châtenois, dans l’Est de la France, a des sols argileux lourds et profonds et des pluies réparties sur toute l’année. Cela l’a fait considérer, au XIXe siècle, comme ayant une « vocation » « définitivement » céréalière et au contraire, au milieu du XXe, comme ayant une « vocation » tout aussi « définitive » pour la prairie permanente. Que s’est il passé entre temps ? Les chemins de fer ont permis de satisfaire de plus en plus loin la croissante demande parisienne de produits de l’élevage, tandis que la pasteurisation du lait permettait son transport et que la production française de céréales était concurrencée par celle de pays lointains. Les chevaux qui pouvaient labourer un sol très humide ont été remplacés par les tracteurs qui ne le peuvent pas. Les engrais chimiques ont permis la production de céréales sur les plateaux calcaires autrefois pauvres. La population active agricole a considérablement diminué, d’abord temporairement (1914-1918), puis définitivement... Après l’instauration des quotas laitiers en 1983, des agriculteurs ayant des surfaces suffisantes ont abandonné la production laitière et labouré des prairies pour de nouveau cultiver des céréales…

Comment donc alors parler de la vocation d’une terre ? Confrontés aux contradictions ou incohérences auxquelles cette notion conduit immanquablement sur le terrain, Aubert finit par l’abandonner, et Riedel (1962) par mettre au pluriel - les vocations -, ou à écrire « Entre les cultures possibles, l’économie choisira la plus intéressante au moment considéré (...). Ainsi, dans l’étage du hêtre, la « vocation » (qui suit l’opinion et le choix des hommes) peut être aussi bien une culture de pommes de terre, une prairie de fauche, une lande à genêts, une fougeraie, qu’un taillis ou une futaie ». Dans le domaine agricole, un sol, terrain ou région n’a pas une « vocation » (unique et définitive), mais des utilisations historiques successives (annexe 4).


Conclusion

La notion de « vocation » d’un terrain est un concept séduisant mais dangereux. Si on l’admet, il faut, au minimum, être très prudent dans son utilisation, comme l’écrit Sorre (1961 : 332) : « Toutes ces grandes notions de caractère synthétique que le géographe rencontre à tous les tournants sur son chemin, l'observation les lui impose. Quand il les utilise, il doit savoir que leur définition précise, numérique, recule dans l'avenir à mesure que les connaissances s'enrichissent. Ce n'est pas une raison pour renoncer à les utiliser sous une forme imparfaite. Mais la prudence est de rigueur pour démêler la part d'arbitraire et de jugement subjectif qu'elles comportent. Le degré de contingence qui se mêle à toutes nos démarches est accentué par le caractère dynamique de toutes ces notions. Tout acte modifie à la fois l'agent et le milieu : les états d'équilibre se détruisent incessamment par leur propre jeu et font place à de nouveaux équilibres. Le facteur temps revêt ainsi son importance ».

Comme d’autres géographes (annexe 5), on peut aller plus loin et récuser totalement ce concept que les agronomes devraient éviter d’utiliser... sauf, bien sûr, pour parler des belles vocations d’agriculteur et d’agronome : « Dans un tel pays, la vocation de fermier est lucrative & honorable » (anonyme, 1796 : 295).


Autres langues :

Anglais : suitability - il faudrait discuter la correspondance de suitability avec vocation ou aptitudes.


Références bibliographiques

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