Vocation d'un sol ou terrain - Annexe 4
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Une discussion sur le mot « vocation » à l’Académie d’Agriculture de France en 1962
(Note présentée par M. Toussaint)
« Vocation naturelle » est une expression courante chez les agronomes. Ils la constatent ou la recherchent pour un sol, une exploitation agricole ou pour une région naturelle.
Généralement l'expression est employée au singulier, elle recouvre en effet une notion apparemment simple. Ainsi il est dit que la « vocation » du talus oriental du relief calcaire sur la dépression saônoise, au sud de Dijon, est la viticulture ; que celle des marnes liasiques de l'Auxois, à Test du Morvan, est l'herbe, que celle de la Beauce est la production des céréales, etc.
Ces définitions qui ne sont pas inexactes, entraînent consentement quasi universel.
La réalité est beaucoup plus complexe. Par exemple l'Auxois. Actuellement, sans contestation possible, c'est essentiellement une région d'herbages, exploités pour la production de viande de bovins de race charollaise. Mais, avant la guerre de 1914, l'Auxois était l'un des greniers de la Côte d'Or et beaucoup de surfaces, aujourd'hui toujours en herbe, étaient labourées pour une rotation triennale à deux soles de céréales, blé et avoine.
Ce n'est qu'après la guerre de 1914-18 que l'Auxois s'est transformé, rapidement, en pays d'herbage. Cependant, actuellement certains exploitants réduisent leurs surfaces toujours en herbe, au profit des labours.
Autre région : la Champagne pouilleuse. N'était-ce pas autrefois un pays aride avec des camps militaires et clé maigres pinèdes? Nous constatons, aujourd'hui, une révolution agricole en passe clé transformer ces territoires qui semblaient déshérités, en une riche région agricole.
Ceci amène à penser que l'expression « vocation naturelle » ne convient pas.
En effet, sous le climat général, dont jouit la majeure partie de notre pays, la vraie vocation naturelle de nos régions, à quelques exceptions près, est une forêt. L'emprise forestière, pour des sols qui seraient soustraits à toute intervention humaine, est le terme, lointain, mais inéluctable, de révolution naturelle du tapis végétal. Ce terme est le « climax» des phytosociologues, c'est-à-dire le peuplement végétal naturel en équilibre stable avec les conditions du milieu, avec les facteurs écologiques climat et sol.
Cette évolution vers le climax est quelquefois d'une extrême lenteur: elle peut s'arrêter longtemps à des stades intermédiaires qui paraissent définitifs (pelouses par exemple) : ce sont les paraclimax, auxquels se rapporte souvent l'expression « vocation naturelle ».
Ce n'est évidemment pas la vocation naturelle ultime, le climax ni même les paraclimax, qui importent au bien commun de notre civilisation, mais bien les possibilités agronomiques rentables de nos diverses régions naturelles. C'est-à-dire l'évolution (ou les évolutions) que l'homme en mettant en œuvre les moyens que la science et les techniques mettent à sa disposition (moyens mécaniques, chimiques, génétiques) et compte tenu des facteurs sociaux, peut commander au tapis végétal. Ces évolutions seront « régressives » pour les phytosociologues, mais « progressives » et souvent hautement, pour l'agronome et l'économiste.
Ce n'est donc pas la vocation naturelle d'une région qu'il faut rechercher, mais bien sa « vocation agronomique », en entendant que le sylviculteur est aussi un agronome, bien que l'étymologie oppose l'ager et la sylve. Il est, en effet, des lieux dont le boisement permet seul de tirer un revenu. Et ce boisement sera presque toujours, pour des raisons économiques, différent de la forêt climax.
Ce terme propose de « vocation agronomique » devrait souvent être mis au pluriel. La plupart des régions naturelles françaises ont, en effet, plusieurs vocations, parmi lesquelles il est possible de choisir.
Il est des régions bénies où les conditions de sol et de climat ne s'opposent pas fortement aux volontés agronomiques de l'homme et n'obligent le cultivateur, dans sa lutte contre la nature qu'à un travail, .normal peut-on dire, de retournement et de fertilisation du sol, ou d'entretien d'un stade-herbacé de l'évolution naturelle ou encore d'exploitation rationnelle d'une forêt, proche du climax.
Ailleurs, au contraire, les techniques habituelles de la culture, impuissantes à elles seules à dominer certains facteurs écologiques, ne peuvent être mises en œuvre qu'après des investissements de base qui peuvent être considérables, tels par exemple que drainage, irrigation, construction de terrasses, défrichement. De tels travaux ne doivent être entrepris que si la vocation agronomique permet des cultures assurant un gros produit financier à l'hectare capable d'assurer l’amortissement et la rentabilité des capitaux investis. Il sera souvent sage, dans de telles régions, de rechercher un système de cultures plus modeste, peut-être même extensif, plus proche d'un stade intermédiaire de l'évolution naturelle, moins coûteux à établir et à maintenir, donc plus rentable.
Lorsque l'agronome a déterminé la ou les vocations agronomiques, c'est à l'économiste de guider le choix du chef d'entreprise vers la vocation la plus rentable dans une conjoncture économique donnée ou escomptée.
M. André. — Le mot « vocation » est un choix assez peu heureux, quand on parle du sol. Les vocations sont humaines, vivantes; un sol n'a pas de vocation, il fait ce qu'on lui fait faire. On a la vocation de chimiste, d'agronome ou de musicien. Vocation vient de « vocare », cela veut dire « être appelé », être attiré vers une chose. Un sol n'est pas attiré. Il n'a pas de vocation, il a celle qu'on lui donne. J'estime que le mot est mal choisi.
(…) Un sol, je le répète, n'a pas de vocation, on lui impose une production, mais il n'est pas appelé spontanément à produire quelque chose. Il y a là une faute de français. (…)
M. Hénin. — (…) Je ne pense pas que l’on puisse toujours suivre une logique rigoureuse. (…) En matière de langage, l'évolution du sens des mots fait qu'il faut parfois s'écarter de leur sens étymologique. (…)
Quant au mot vocation, c'est une très belle expression et on parle depuis longtemps de la vocation des sols. A ce sujet, je partage pleinement l'opinion de notre confrère, l'expression est abusive. (…) Je pense que si on a abusé du mot vocation jusqu'à l'appliquer au sol en parlant de vocation naturelle il faut y voir un réflexe psychologique des utilisateurs qui veulent prendre des décisions, des décisions inattaquables, en s'appuyant sur un déterminisme absolu.
Les difficultés que nous, spécialistes des sols, éprouvons à définir cette vocation montrent bien que le mot est mal utilisé. Il veut dire en réalité que l'exploitation d'un milieu présente certaines difficultés ou certains interdits pour quelques cas très particuliers. L'expérience montre qu'il y a de très larges possibilités pour mettre en valeur un milieu donné, mais les méthodes employées peuvent être plus ou moins coûteuses, plus ou moins contraignantes dans un état de la technique.
Pour préciser ma pensée par un exemple, je rappellerai qu'à certaines granulométries, ayant tendance à donner des terres compactes, il faut appliquer des méthodes d'amélioration de la structure.
Si à un moment donné les économistes peuvent être amenés à rejeter certaines méthodes de culture en fonction du coût de production, si certaines données techniques font paraître les aspects limitatifs, il faut être très prudent et ne pas condamner un sol en fonction de ces raisonnements en exprimant leurs conclusions d'une manière absolue. A l'emploi du mot vocation, nous tendons à substituer celui d'aptitudes.
M. de Vilmorin. — Je suis, moi aussi, d'accord avec la plupart des idées émises par notre confrère M. André. Il y a cependant deux points sur lesquels notre opinion diverge. En premier lieu je considère que le mot « vocation » appliqué à l'agriculture est tout à fait approprié et ne peut que difficilement être remplacé par « aptitude». Lorsqu'on dit par exemple qu'un terrain est à vocation forestière cela signifie qu'il est voué, appelé à la forêt à l'exclusion de toute autre production rentable. « Aptitude » a un sens moins exclusif. (…)
M. André. — Je suis heureux d'avoir l'avis d'un homme aussi compétent que notre confrère, mais tout de même, il y aurait lieu de mettre de l'ordre dans tout cela. J'estime que le mot vocation forestière pourrait être remplacé par aptitude forestière, c'est l'Académie Française qui est la plus désignée pour fixer le sens qu'on doit donner au mot vocation. Mais elle ne sera pas assez informée. Elle donnera un sens plus strictement littéraire et français que professionnel.
Il est évident que notre Assemblée devrait avoir une commission du langage et fixer le sens des mots que nous employons. Il y a des mots qui restent tout à fait attardés et souvent nous n'avons pas la même manière de les comprendre. (…)
M. Barbier. — Je suis bien d'accord avec l'esprit de la note présentée par M. Toussaint, et également avec les remarques de M. Hénin, pour reconnaître que la notion de vocation d'un milieu naturel, ou des aptitudes agricoles d'un milieu naturel, est chose très relative. La vocation préférentielle d'un milieu naturel pour tel ou tel système d'agriculture dépend non seulement des facteurs naturels, sol et climat, mais aussi du milieu humain, et de l'état d'avancement des techniques. Par exemple, les débouchés commerciaux qu'offrent les grandes villes déterminent une vocation légumière de terres situées à proximité.
La création de blés plus précoces, échappant aux coups de chaleur du début de l'été, sous des climats méridionaux, a permis d'augmenter considérablement les rendements de cette culture dans la vallée de la Garonne, et tend ainsi à faire évoluer la vocation de ce pays pour l'élevage vers une vocation pour la culture céréalière, du moins jusqu'à présent. Des progrès des techniques de production fourragère et d'élevage pourraient déterminer, là ou ailleurs, une évolution inverse.
Il n'en reste pas moins que dans un milieu naturel et humain donné, à une époque donnée, il doit exister une vocation préférentielle pour tel ou tel système de culture, qu'il serait utile de pouvoir déterminer ; c'est là, d'ailleurs, une tâche difficile et qui peut poser à l'agronome un cas de conscience.
Récemment un C.E.T.A. de la Côte d'Or m'a posé une question maintenant classique : des agriculteurs disposant de terres un peu sèches, sur calcaire, se demandent s'ils ont intérêt à supprimer l'élevage. Ils veulent savoir si leur sol a les qualités requises pour supporter longtemps une culture essentiellement céréalière. L'insistance avec laquelle ils posent cette question en souligne bien l'importance. Il va de soi que la solution d'un tel problème exige le concours de plusieurs spécialistes, agronomes et économistes.
M. Désiré Leroux. — Dans la discussion, on a fait abstraction de l'influence de la nature géologique du sol sur le développement des cultures.
Il me semble qu'autrefois on s'intéressait davantage à la géologie agricole de la France. Sans doute des considérations économiques peuvent intervenir dans le choix de la culture à entreprendre. M. Barbier nous a dit que la présence de cultures maraîchères aux abords des grandes villes est uniquement due aux débouchés offerts par ces dernières II n'en est pas moins vrai qu'elles y trouvent souvent (environs de Paris notamment) des sols particulièrement propices : alluvions ou diluvium des vallées.
Et je persiste à penser qu'il y a des cultures s'adaptant mieux aux sols granitiques qu'aux sols calcaires et inversement.
M. le Président. — (…) On ne peut dire évidemment qu'un milieu restera ce qu'il est. J'ajoute que notre confrère M. Barbier aurait pu ajouter qu'autrefois on cultivait le maïs au sud de la vallée de la Loire, maintenant on le cultive dans les Flandres ! Si on avait parlé de vocation pour la culture du maïs dans les Flandres autrefois, on aurait été pris pour un fou ! »