André Voisin

De Les Mots de l'agronomie
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Le texte de cet article est reproduit de la fiche André Voisin, éleveur laitier en Normandie et chercheur indépendant de l'Encyclopédie en ligne de l'Académie d'Agriculture de France, en y ajoutant des illustrations..

Auteurs : Pierre Morlon, Gilles Lemaire, André Pflimlin, Charlène Bouvier et Paulo César de Faccio Carvalho

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Article accepté le 27 mars 2021
Article mis en ligne le 27 mars 2021



Avant la réédition de ses livres à partir de 2001, André Voisin (1903-1964) était méconnu en France : les controverses qu'il avait lancées l'avaient fait marginaliser par les institutions agronomiques, sauf l'Académie d'Agriculture qui l'avait élu correspondant en 1956 et titulaire en 1958. En revanche, il était devenu célèbre en Amérique latine et aux USA, où des éleveurs pratiquent et discutent sa méthode de pâturage tournant.

Éléments de biographie

André Voisin sur le terrain. © La France agricole

André Voisin naît à Dieppe en 1903. Il est fils unique d'un notaire qui avait une ferme d'élevage laitier de 130 hectares dans le pays de Caux.

Élève brillant, il entre en 1924 à l'École Supérieure de Physique et Chimie Industrielles de la ville de Paris, dont il sort premier avec le titre d'ingénieur biochimiste.

La ferme du Talou à Gruchet © Ville de Dieppe

De 1926 à 1939, il est ingénieur puis directeur d'usine dans l'industrie du pneu ; en 1936, il se perfectionne en allemand à Heidelberg, et y passe une thèse sur Goethe et la France.

Enrôlé dans la marine en 1939, il est blessé au combat ; après la campagne de Narvik, il est nommé attaché de l'amiral Muselier à Londres. Rentré en France en septembre 1940, il ne retrouve pas son poste dans l'industrie et reprend la ferme familiale, après avoir vendu une partie des terres. Il inscrit son troupeau au contrôle laitier et au Herd Book Normand.

Le troupeau de la ferme du Talou © Ville de Dieppe

Il se réengage en 1944 dans la 1ere Division Française Libre. Démobilisé à la fin de la guerre, il publie, à partir des notes prises durant les hostilités, le livre Un seul pied sur la terre (1946).

Revenu sur sa ferme, il organise la collecte laitière locale, lance une coopérative de pasteurisation, et préside la fédération des coopératives laitières du département. Il teste la méthode de pâturage tournant de Warmbold-Hohenheim, et, au vu de ses échecs, établit de nouvelles bases qu'il nomme les "lois du pâturage rationnel" ; leur application lui permet de tripler le chargement en bétail durant la saison de pâturage. Il attire ainsi l'attention, et sera invité à donner des conférences en Allemagne, Argentine, Autriche, Belgique, Brésil, Canada, Cuba, Espagne, Grande-Bretagne, Hongrie, Irlande, Italie, Japon, Pologne, URSS et USA.

Éditions de La productivité de l'herbe

Il fait tout à titre privé, à l'exception de sa participation à la préparation du Plan Monnet et d'une mission des services agricoles du Ministère de l'Agriculture aux États-Unis (1951), dont il rédige le rapport. Ceci l'éloigne de plus en plus de la conduite de sa ferme, et en 1961, d'insurmontables difficultés de personnel l'obligent à se défaire de son troupeau laitier et de la majeure partie de ses pâtures.

En 1957, son premier ouvrage agricole Productivité de l'herbe est publié en français, anglais, allemand, espagnol et russe, et par la suite en d'autres langues. En 1958, il co-signe avec le vétérinaire André Lecomte La vache et son herbe. Il publie ensuite Sol, herbe, cancer (1959), Dynamique des herbages (1960), Tétanie d'herbe (1961), Le pâturage rationnel (1962), Le sol, la plante et l'animal (1964) et Les nouvelles lois scientifiques d'application des engrais (1964), tous traduits en plusieurs langues et réédités.

En 1964, Fidel Castro l’invite à Cuba pour 10 conférences, qu’il fait éditer sous le titre Influencia del suelo sobre el animal a través de las plantas. Voisin y décède d’une crise cardiaque le 21 décembre ; Castro lui organise des funérailles nationales, où il dit : "Avec toute certitude, ses idées fleuriront, ses idées seront accueillies ; ici dans notre petit pays, plus peut-être qu'en aucun lieu, ses idées seront diffusées, connues et appliquées".

André Voisin et Fidel Castro © Ville de Dieppe

Éleveur laitier et chercheur indépendant : une approche atypique

« Les recherches sur les herbages doivent englober toutes les questions qui s'y rapportent, depuis le ver dans le sol jusqu'à l'homme qui consomme le lait de la vache qui pâture ». Cette citation, tirée d'un exposé à l'Académie d'Agriculture en 1961, résume ce qu'est la prairie en tant qu'objet d'étude pour Voisin : de nombreux éléments en interaction. S'intéressant au complexe prairial sol, micro-flore/micro-faune, il considère que la prairie « forme avec l'animal qui la pâture un complexe inséparable » (1953). Cette approche atypique dans les années 1950 (où domine le réductionnisme) s'appuie sur une méthode spécifique : il cherche des solutions pratiques et des explications scientifiques dans une littérature exceptionnellement large quant aux disciplines ou spécialités ; aux langues lues (français, anglais, allemand, plus tard russe) ; et aux types de publications : scientifiques et professionnelles, ces dernières reflétant le vécu des praticiens.

Il se nourrit aussi de visites de centres de recherches à l'étranger et entretient un large réseau de relations.

Cela lui permet de relier des objets d'étude qui ne semblent pas à priori avoir de lien direct, dont il dit : « de ces faits et observations dispersés, on n'a pas tiré les conclusions générales » ; croisant ainsi des disciplines qui ne se rencontrent guère habituellement, il émet des hypothèses audacieuses, comme celle sur le rassasiement des vaches laitières (1952). Si elles avaient été étudiées par la recherche officielle, ces hypothèses auraient pu apporter de nouvelles connaissances scientifiques, mais le dialogue entre Voisin et la recherche devient vite conflictuel, car, au-delà des recommandations qu’elle fournit, il remet en cause les méthodes utilisées et l'épistémologie qui les sous-tend.


L'interaction de la vache et de l'herbe et les lois du pâturage rationnel

Ce que Voisin appelle « la rencontre de la vache et de l'herbe » – c'est-à-dire la vache récoltant l'herbe en continu, sur des durées très variables selon la conduite du pâturage – est fondamentalement différent de ce que la recherche étudie alors séparément :

  • d'un côté le rendement final d'une herbe sans animaux la pâturant,
  • et de l'autre l'alimentation à l'étable de lots d'animaux avec de l'herbe coupée mécaniquement.

Pour Voisin, on ne peut appliquer à l’herbe pâturée l’objectif de rendement final appliqué au blé : il faut raisonner en termes de vitesses relatives de croissance de l'herbe, et de prélèvement par les animaux.

Livres d'André Voisin

Il en tire quatre « lois du pâturage rationnel » :

  • 1 : Pour qu'un couvert végétal pâturé atteigne sa productivité maximale, il faut, entre deux coupes par l'animal, un temps de repos suffisant pour que l'herbe accumule dans ses racines assez de réserves pour redémarrer rapidement et produire sa flambée de croissance (haute production journalière).
  • 2 : La durée de pâturage d'une parcelle de prairie doit être assez courte pour qu'une plante coupée une fois ne le soit pas à nouveau avant la sortie des animaux.
  • 3 : On doit donner, aux animaux ayant les plus gros besoins nutritionnels, les conditions leur permettant de récolter la plus grande quantité possible d'herbe de la meilleure qualité possible.
  • 4 : Pour qu'une vache donne une production de lait régulière, elle ne doit pas rester plus de trois jours sur la même parcelle, l'idéal étant un seul jour.

Dans la pratique alors courante du pâturage tournant, Voisin critique ce qu'il nomme « l'accélération à contretemps » : quand la pousse de l'herbe est ralentie en été, on fait tourner les animaux plus vite en laissant donc à l'herbe moins de temps de repos, alors qu'il faudrait au contraire lui en donner plus en remettant en pâture des parcelles mises en réserve (et fauchées) au printemps.

« Grandeurs et faiblesses du ley-farming »

En 1953, Voisin publie dans le Bulletin Technique des Ingénieurs des Services agricoles (alors principale revue de vulgarisation agricole en France) un long réquisitoire, solidement argumenté, contre la politique de retournement systématique des prairies permanentes menée en France par le Ministère de l’Agriculture, sous le nom de ley-farming et sous le patronage de René Dumont. Cette « révolution fourragère » partait du postulat qu’on ne peut améliorer la productivité qu’en retournant les prairies permanentes plurispécifiques pour les remplacer par des prairies monospécifiques de courte durée… en suppléant au manque d’engrais en faisant minéraliser la matière organique des vieilles prairies.

Ce texte provoque de vives réactions. Un an après, le BTI publie un dossier « À propos du ley-farming » : deux articles contredisant Voisin, de 10 pages chacun (écrits par J. Rebischung et A. Mallet), et un de 2 pages l'appuyant (professeur-docteur Klapp, Directeur de l’Institut für Boden und Pflanzenbaulehre à Bonn).

Dans cette controverse, chacun tire ses arguments de comparaisons pas toujours aisément interprétables ni généralisables entre des systèmes qui ne sont pas au même niveau d'intensification, ou qui n'ont pas atteint leur état d'équilibre. Cela justifie les appels d'A. Voisin pour faire évoluer la méthode de production de connaissances en agronomie. Sa demande d'expérimentations comparant les deux systèmes, chacun conduit à son optimum, sur une durée suffisamment longue, 10 à 15 ans, ne pouvaient être intégrés par la recherche agronomique des années 1950. Il y a eu opposition entre une vision agronomique analytique, linéaire, statique, inspirée des céréales et commune à toutes les disciplines durant ces décennies, et une vision agro-éco-systémique dynamique, spécifique de la prairie et en avance d’un demi-siècle.

La controverse se prolongera à l'AAF., et elle n’est pas achevée (Béranger 2009) faute d'avoir été soumise à l'épreuve de l'expérimentation.


De la tétanie d'herbe au cancer, ou « du sol à l'homme, à travers l'animal »

Livres d'André Voisin

Voisin constate que ce sont les exploitations les plus modernisées qui ont le plus de problèmes de santé des vaches. Ses lectures le conduisent à les expliquer par des déséquilibres minéraux induits par la fertilisation ; généralisant cette explication à toutes les productions végétales et à d'autres espèces animales jusqu'à l'homme, il construit une doctrine de médecine préventive par l'alimentation, exigeant de faire travailler ensemble agronomes, vétérinaires et médecins.

Voisin n'est cependant pas un adversaire des engrais chimiques qui sont pour lui « un des plus grands progrès de l'humanité » : il met 200 unités d'azote à l'hectare sur ses pâtures permanentes et se dit « convaincu qu'il est possible d'utiliser beaucoup plus d'engrais azotés sur les pâtures que sur n'importe quel labour » (1963). Mais selon lui, le problème vient des déséquilibres entre éléments, dus à leur composition inappropriée : l'étude élément par élément doit être remplacée par une approche d'ensemble ; cette critique lui fait de nouveaux ennemis (chercheurs du végétal et fabricants d'engrais), mais il est soutenu par certains acteurs de l'élevage, dont Clément Bressou, directeur de l'école vétérinaire d'Alfort.

Après la mort d'André Voisin, le silence s'abat en France sur ses idées. Mais celles-ci ont été reçues ailleurs, notamment dans les Amériques où sa méthode de pâturage a fait des émules ; c'est de ces pays lointains que la renommée de Voisin, comme précurseur de l'agroécologie, reviendra en France au début des années 2000.


L'héritage d'André Voisin dans le monde

Aux USA

Aux USA, le système de Voisin est connu sous différents noms : Intensive Rational Grazing, Intensive Grazing Management, Short duration Grazing, Savory Grazing, Controlled Grazing Management, Voisin Grazing Management. Il a en effet été introduit dans différents contextes : dans les vertes prairies de Nouvelle Angleterre (par Bill Murphy de l'Université du Vermont), dans les rangelands secs du sud-ouest (par Allan Savory, qui dit ainsi freiner la désertification).

En Amérique latine

Pastoreo Racional Voisin (PRV)

Le Pâturage Rationnel Voisin (PRV) en Amérique du sud
  • Au Sud du Brésil, au début des années 1960, deux professeurs et éleveurs expérimentent les méthodes de pâturage de Voisin : Nilo Romero avec du bétail à viande et et Luis Carlos Pinheiro Machado des vaches laitières. Fondé en 1970 à Porto Alegre – et reconnu par l'État de Rio Grande do Sul – l’Instituto André Voisin crée l'expression Pastoreo Racional Voisin-PRV et diffuse son œuvre. En 1972, le Ministère de l'agriculture du Brésil publie les traductions des œuvres de Voisin, et en 1998 est créé le Núcleo de Investigación y Extensión en Pastoreo Racional Voisin (LETA) à l'Université fédérale de Santa Catarina.
  • Le PRV est diffusé en Colombie à partir de 1998, sous le nom de Pastoreo Inteligente.
  • En 2009 est créé l’Instituto André Voisin Internacional], implanté en Équateur, Venezuela, Colombie, Panama, République Dominicaine et Mexique ([www.culturaempresarialganadera.org].
3e Rencontre panaméricaine de conduite agroécologique des prairies PRV, 2018

Au fil des ans, les adeptes du PRV ont construit une communauté active, dynamique et organisée :

  • En 2011, 2013, 2018 et 2019 ont eu lieu des Rencontres Internationales de PRV, avec 10 pays.
  • La superficie conduite en PRV – pour des bovins, ovins, porcs et volailles, dans des climats très divers – est estimée à 3,4 millions d'hectares.

La renaissance agricole cubaine

En 1964, inaugurant les conférences de Voisin, Castro dit sa volonté d’appliquer les idées de Voisin dans leur globalité. Un projet qui inquiète ceux pour qui c’est un retour en arrière à l’envers de leur idée du progrès. Les années suivantes, leur opposition fut renforcée par le coût et les échecs d’une application absurdement rigide des « lois » du pâturage de Voisin.

Timbre commémoratif cubain
Un panneau comme il y en a beaucoup à Cuba. © Ville de Dieppe

Mais après la disparition de l'aide soviétique (1989) et la quasi-famine qui frappe Cuba, les idées de Voisin y sont appliquées avec un succès reconnu par plusieurs missions d'experts venus des USA (Gersper, 2009) : selon celles-ci, le pays est passé, en quelques années, d'une agriculture conventionnelle – intensive en énergie et intrants chimiques importés – à une agriculture low energy, organic-based, sustainable : « Les promoteurs de la révolution verte devraient aller y éclairer leur lanterne à partir d'une des plus fascinantes expérimentations agricoles au monde. Le mouvement cubain d'alimentation bio a fait de ce pays un leader mondial en agriculture durable à bas niveaux d'intrants ». Selon ces experts, ce succès est dû, sur le plan technique, à la généralisation des méthodes d'André Voisin ; son portrait, en compagnie de celui-de Fidel Castro, est affiché dans tous les centres agricoles du pays.

Nul n'est prophète en son pays. Mais il peut l'être ailleurs…


Ce qu'il faut retenir

Éleveur laitier et chercheur indépendant, en avance sur son temps, André Voisin a pratiqué une approche interdisciplinaire éclairant, par des lectures scientifiques tous azimuts, les observations faites dans son exploitation et dans des exploitations voisines. Sa vision écosystémique de la prairie pâturée – donnant toute sa place au temps dans les interactions herbe-animal – a produit des principes de pâturage rationnel, largement appliqués aujourd'hui dans de nombreux pays, et qui constituent des règles d'action pédagogiques très sécurisantes pour le praticien, dans un domaine où il faut s'adapter au jour le jour à la pousse de l'herbe et à la météorologie.

En France, la critique qu’il fit de la politique de retournement systématique des prairies permanentes alors menée, puis son audacieuse approche holistique des liens entre nutrition minérale des plantes et santé du bétail et des hommes, l'ont fait mettre à l'index, alors même que ses ouvrages étaient traduits et réédités dans de nombreuses langues, et qu'il est célébré à Cuba, un pays qui applique son souhait de voir travailler ensemble agronomes, vétérinaires et médecins pour une médecine préventive par l'alimentation.

Voisin est lu maintenant comme un précurseur de l'agroécologie.

Pour en savoir plus :

[ https://patrimoine.dieppe.fr/collection?search=&sort=Title,_score&perpage=10&page=1&&refine[Categories][]=Photographies&r&&page=1&refine[Categories][]=Photographies%24%24%24Fonds+Andr%C3%A9+Voisin Fonds André Voisin de la ville de Dieppe]

Sélection d'articles d'André Voisin

  • 1949 : La rotation des herbages, Revue de l'élevage, n° spécial sur la prairie, p. 28-38.
  • 1952 : Quand une vache est-elle rassasiée ?, Ann. Zoot., suppl. 1 : 1-45.
  • 1953 : Comment la vache s'alimente elle-même au pâturage ?, Revue de l'élevage, n° spécial sur la vache laitière, mars.
  • 1961 : Sommes-nous contraints de retourner les pâtures pour les améliorer ? À propos de mon ouvrage "Dynamique des herbages", C.R. Acad. Agric. Fr., 47, p. 541-554. Texte intégral sur Gallica.
  • 1963 : Les enseignements de la tétanie d'herbe, C.R. Acad. Agric. Fr., 49, p. 621-651. Texte intégral sur Gallica.

Autres

  • La révolution fourragère cinquante ans après, Fourrages, 188
  • C. BÉRANGER : Situation, débats et controverses au début de la révolution fourragère des années 1950 : des sujets encore d'actualité en 2009 ? in : Prairies, fourrages, herbivores : regards sur cinquante ans d'évolution et nouveaux enjeux, Fourrages, 200 : 465-474. Texte intégral
  • M. de la C MILERA RODRÍGUEZ. (ed) : André Voisin: Experiencia y Aplicación de su Obra en Cuba., La Havane, 2008, Texte intégral.
  • P-L. GERSPER : The roots of Cuba's Agricultural Renascence. in: Latin American Issues and Challenges. L. Naciamento & G. Sousa (eds), Nova Science Publishers, New York,. 2009 Texte intégral.
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