Profil cultural - Complément 1

De Les Mots de l'agronomie
Révision datée du 23 mars 2024 à 19:13 par Pierre Morlon (discussion | contributions) (Et le profil pédologique ?)
Date de mise en ligne
23 mars 2024
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Cette annexe se rapporte à l'article Profil cultural.

Le profil cultural, quelles nouveautés ?

Avertissement
Dans les citations, les gras sont de nous.

Auteur : Pierre Morlon



« Je n’ai cessé jusqu’à ce moment de répéter que les labours ou les défoncements de terre devaient être proportionnés à la longueur des racines des plantes que l’on sème. (…) Si elles recoupent sur la superficie, si au lieu de s’enfoncer, elles multiplient leurs chevelus & forment une touffe, ce n’est pas la faute de la plante, c’est celle du cultivateur qui n’a pas assez fait entrer le soc de la charrue ; aussi la récolte est médiocre, à moins que la saison ne soit très favorable, ou que le sol n’ait été enrichi par une bonne couche de fumier. » (Rozier, 1786, t. 7 : 321.).

Qu’est-ce que le profil cultural (concept et méthode) a apporté, par rapport à ce que la littérature agronomique sensu lato avait dit auparavant, sur la longue durée ?

Voici quelques éléments fournis par une exploration rapide des textes imprimés en français au cours des siècles, sur ce qui touche aux deux aspects du profil cultural : sa méthode (ce qu’on fait) et ses objectifs (pourquoi on le fait… en se basant sur quelles connaissances ou théories).


Premier aspect, la méthode : une coupe, c’est-à-dire une fosse dont on observe une face, en deux dimensions[1] – c’est ce qu’évoque le mot profil, la précision cultural indiquant d’abord qu’il s’agit d’un sol cultivé, où l’on peut voir les effets des cultures (au sens premier de travail du sol ) que ce sol a subi.

Y a-t-il des textes qui décrivent des coupes de sol cultivé, ou recommandent d’en regarder ?

Deuxième aspect, les objectifs : qu’est-ce qui, dans ce que les yeux peuvent voir du sol (sans avoir besoin d’une instrumentation autre que le couteau pour gratter la face examinée), nuit aux cultures (au sens de récoltes) ? Quels remèdes, en particulier par le travail du sol, cette observation suggère-t-elle ?

Que disent les textes de l’influence de la structure du sol sur l’enracinement des plantes cultivées, et de ce dernier sur les récoltes ?


Le profil cultural : on regarde une coupe de sol cultivé pour voir ce qui s’y oppose à de bonnes récoltes

Un trou vidé puis rempli avec la terre qu’on en a tirée

Écartons d’abord, parce qu’elle ne concerne pas le sol dans sa géométrie mais le matériau terre, l’antique méthode qui consiste à creuser un trou, laisser s’aérer la terre qu’on en a sortie, puis la remettre pour voir comment elle remplit le trou (Virgile, 28 av. J.C., 2 : 226-239 ; Columelle, ca. 42 ap. J.C., II, 2 ; Palladius, 5e s. ap. J.C., I, 5 ; plus tard Estienne & Liébault, 1570 : 6v ; Gallo [1569] 1572 : 4 ; O. de Serres, [1600] 1804 : 4 ; et encore Home, 1757 ; Turbilly, 1760…)..

On peut s’étonner qu’aucun de ces auteurs ne dise avoir regardé les parois du trou. Est-ce parce que ce trou était très peu profond… ou bien certains n’ont-ils fait que recopier le texte sans pratiquer la chose ?

Deux précurseurs : Hales et Rozier

Au début du XVIIIe siècle, l’Anglais Hales exprime un souhait, ou un rêve : « Il nous viendrait sans doute plusieurs idées utiles sur les différentes espèces de graisses, & sur la différente culture que l'on doit donner aux différents terrains, selon les saisons & les différents grains, si nous faisions souvent des observations sur tout ce qui arrive aux grains pendant leur accroissement ; & non seulement sur ce qui leur arrive au dessus de terre, mais même sur ce qui se passe au dessous à leurs racines (…) & cela seulement en comparant la longueur & l’extension de chaque racine & de tout son chevelu, à l’espace de terre qu’elle doit occuper, sans nuire à ses voisines » ([1727] 1735 : 307-308). Je n’ai pas trouvé trace de cette suggestion par la suite chez les auteurs français qui ont pourtant, sur d’autres points, repris la traduction de ce texte par Buffon.

Soixante ans plus tard, l’Abbé Rozier (1786) recommande d’observer des tranchées dans le sol d’un champ, en distinguant les besoins de la culture des grains de ceux d’un verger :

« CHAPITRE II. Comment faut-il labourer ?
Section Première. Quelle doit être la profondeur du labour relativement à la qualité de la terre ?

Le cultivateur, avant de labourer, doit avoir étudié & connaître, 1° quelle est la profondeur de la couche supérieure du champ, & sa qualité ? 2°. Dans la supposition qu’elle soit mince, de quelle nature est celle de dessous ? 3°. Quel est le parallélisme ou inclinaison de son champ ? (…)

Pour connaître la profondeur & la qualité de la couche supérieure, il faut, avec une bêche, une pioche, &c. faire ouvrir des tranchées à différents endroits du champ, & fouiller à la profondeur de deux pieds. Heureux celui qui trouvera une terre homogène & de bonne qualité. Des recherches postérieures sont inutiles, ou du moins de pure curiosité, tant qu’il ne s’agira que de la culture des grains ; mais s’il est question d’un jardin fruitier, cette couche supérieure ne sera pas suffisante. (…)

II. De la couche inférieure. Si la couche supérieure porte sur une couche épaisse d’argile, la première sera naturellement humide, parce que les eaux n’auront pas la facilité de s’écouler. Il en sera ainsi si la couche inférieure est ferrugineuse & par lit, comme dans les landes de Bordeaux, de la Hollande, de la Flandre Autrichienne près d’Anvers, où s’il se trouve des bancs calcaires à grandes couches ; si au contraire la partie inférieure est sablonneuse, caillouteuse, la supérieure sera toujours sèche, à cause de la facile infiltration des eaux.

Dans le premier cas, les labours, même les plus profonds, sont inutiles ; il vaut beaucoup mieux ouvrir des tranchées d’écoulement qui traverseront le champ ; & pour ne point perdre de terrain, les remplir de cailloux, de grosses pierres, & recouvrir le tout avec deux pieds de bonne terre. Ce moyen assainit le champ, & rend la terre labourable à la profondeur qu’on exige. Dans le second, on peut fouiller profondément par les labours préparatoires ; mais on a à craindre dans la suite les effets de la sécheresse, surtout dans les pays méridionaux, à cause de la grande évaporation. » (t. 6 : 130-131).

Mais ces observations ne sont pas le critère principal déterminant la profondeur du labour : « Je n’ai cessé jusqu’à ce moment de répéter que les labours ou les défoncements de terre devaient être proportionnés à la longueur des racines des plantes que l’on sème. » (Rozier, 1786, t. 7 : 321). Ce qui renvoie à la deuxième partie (ci-dessous) de notre étude.


Des semelles de labour

Le même Rozier parle de racines de trèfle qui ne pénètrent pas sous la couche labourée : « si le sol est compact, fort & tenace, & si on s’est contenté de le labourer, ou plutôt de l’égratigner seulement à quelques pouces de profondeur, (…), le pivot ne pourra le pénétrer, surtout si la première saison, après le semis, est sèche ; dès lors ce pivot tracera entre la couche de terre remuée & celle qui ne l’est pas » (1796, t. 9, article Trèfle).

Dans les textes que nous avons lus, les premiers à mentionner clairement ce que nous appelons une semelle de labour sont Pictet de Rochemont(Genève, 1801) et Thaer (1812) dans le nord de l’Allemagne :

« La couche de terre remuée par la charrue varie en épaisseur depuis trois à quatre pouces jusqu’à sept ou huit, selon l’usage des lieux, la construction des charrues employées, et la nature du terrain que l’on cultive. Quelle que soit la profondeur habituelle des labours dans un canton, il reste au-dessous de la couche remuée, un plan qui n’a jamais été entamé, et que les racines des plantes pivotantes, dans les récoltes intercalaires, ne pénètrent point. Quelle que soit la nature de cette terre vierge, qu’elle soit argileuse, graveleuse, ou végétale, elle est toujours excessivement dure, parce que, de temps immémorial, elle a été battue et foulée par les pieds des animaux de labour qui marchent dans la raie ouverte, et par le soc de la charrue, dont le talon appuie fortement sur ce plan qui lui sert de point d’appui (…). Si l’on regarde les racines d’un trèfle que l’on rompt à la seconde année, on voit qu’elles n’ont pas pénétré dans cette couche dure qui est au-dessous de la terre remuée. Ces racines pivotantes ont de 4 à 8 pouces de long, suivant que la couche remuée est plus ou moins épaisse. » (Pictet, 1801 : 37-39).

« Par un labour simple au printemps ou en automne (…) la terre (…) conserve même l’empreinte de la pression de la charrue » ([1809] 1811 : 283) ; « Au-dessous de la sphère d’activité de la charrue, il se forme une croûte dure, laquelle coupe à la terre qui est au-dessous toute communication avec l'atmosphère et avec la couche de terre végétale. (…) rien ne contribue tant à former cette croûte dont nous avons parlé, que l’action réitérée de la charrue à une même profondeur » (Thaer [1812] 1814 : 83-84).

Ces observations ont manifestement été faites sur ce que nous appelons des profils, mais qui ne sont pas eux-mêmes explicités. Elles se limitent à la couche labourée et à ce qu’il y a juste en dessous, comme les nombreux écrits qui, au XIXe siècle, traitent de la façon dont le labour retourne le sol :


La géométrie du labour

Elle dépend de la proportion entre la largeur et la profondeur de la tranche de labour.

Parmi les nombreux textes à ce sujet au long du XIXe siècle, retenons celui de Thaer :

« Il est certain que la tranche peut bien mieux se renverser, lorsque le sillon qui la reçoit est sensiblement plus large qu’elle. Nos charrues renversent la terre de manière qu’une tranche soit appuyée sur l’autre à peu près de la manière représentée ici.

Fig. 1. Les tranches de labour (Thaer, 1812)

Cette inclinaison est précisément celle qui, au moyen des espaces qui restent vides entre chaque tranche, opère l’ameublissement du sol de la manière la plus parfaite ; ainsi l’air est en quelque sorte renfermé dans la terre et entre en contact même avec la partie inférieure du sol. Ces espaces servent aussi à conserver l’eau que les pluies ont amassé dans la terre, et lorsque cette humidité est évaporée par la chaleur, le sol s'ameublit encore davantage, la terre alors descend peu à peu, et remplit les espaces vides. Cette surface, qui contient autant de prismes qu’il y a de raies, a beaucoup plus de points de contact avec l’atmosphère, et la herse y a une action bien plus sensible que sur une surface unie, à tel point même que non seulement la terre en est pulvérisée, mais qu’encore les racines qui y sont contenues sont arrachées par cet instrument. » ([1812] 1814 : 21-22).

Le même Thaer parle aussi de pulvériser les mottes laissées par le labour :

« Par un labour simple au printemps ou en automne, la superficie du champ est à la vérité retournée et remuée, mais pas tellement divisée que les mottes en soient brisées et réduites en terre meuble. La terre réunie en mottes, se durcit plutôt en masses dures, lorsqu’elle est recouverte sans être brisée (…) ; surtout lorsque le labour a eu lieu pendant que le sol était encore humide, la tranche exposée à l’ardeur du soleil, prend la dureté de la tuile. La terre qui s’est ainsi agglomérée est infertile, parce que la plupart des plantes à racines fibreuses ne pouvant pas y pénétrer, sont obligées d’en faire le tour ; au moyen de cela, cette partie du terrain se trouve enlevée à la végétation. Cela revient donc au même, que le sol soit composé en plus grande partie de pierres, ou de terre qui s’est ainsi agglomérée. Pour briser convenablement ces mottes, il n’y a guères d’autre moyen à employer qu’une jachère continuée pendant toute l’année, laquelle les ramène successivement toutes à la surface, et les expose à l’humidité de l’atmosphère, afin que lorsqu’elles ont été détrempées, elles puissent être brisées par la herse ou d’autres instruments. » (Thaer, [1809] 1811 : 283-284 ; même idée pp. 2-3 du t. 3).


Et le profil pédologique ?

Hénin et al. (1960) ont emprunté le mot profil à la pédologie. Quelle relation le profil pédologique a-t-il donc avec l’agronomie ?

Incontestablement, l’examen de la face d’une fosse. Mais après ?

Quand on cherche comment l’idée de profil empruntée à la pédologie a pu être transmise en agronomie avant la création du profil cultural, on trouve des choses extrêmement pauvres, de peu d’utilité pratique en agriculture :

En 1946, Riedel publie dans le Bulletin Technique d’Information à l’usage des Directions des Services agricoles et des Établissements d’Enseignement agricole un article intitulé « L’étude de profils de sol au secours du Professeur d’Agriculture », dont voici les trois figures :

Fig. 2. Exemples de profils de sol pour l’enseignement agricole (Riedel, 1946)


En 1955, cinq ans avant la 1e édition du Profil cultural, le même Riedel évoque « l’extension des racines » dans « un examen attentif des profils ».


Le problème est que pendant longtemps, la pédologie a exclu les sols cultivés car elle avait pour objectif de classer les sols en fonction de leur formation naturelle (la pédogénétique) : le profil pédologique doit être observé sur un terrain « vierge » de toute perturbation par l’agriculture. Dans le t. 1 de ses Principes d’agronomie, Dynamique du sol, Demolon traite d’abord du profil pédologique : « On nomme profil une section verticale allant de la surface à la roche mère dans son état inaltéré. (…) La mise en culture a pour résultat de s’opposer à la formation d’un profil naturel en mélangeant continuellement les horizons supérieurs (…) En principe, lorsqu’on veut mettre en évidence les caractères génétiques, la prise d’échantillons doit porter sur des sols vierges. » (1948, 4e édition : 36-37).
Ceci dit, « Dans la description du profil, on indiquera (…) pour chacun des horizons successifs : (…) 3° la structure (compacte, schisteuse, fendillée, prismatique, polyédrique, en colonnes, grumeleuse, motteuse, sableuse, etc.) » (p. 38). Dans le chapitre sur le climat du sol, il parle des profils thermiques et de leur variation saisonnière (p.220-221) et des profils hydriques (226-229), toutes choses utiles à l’agronome !

* * *

C’est tout ce que j’ai trouvé, et ce n’est pas beaucoup, dans l’immensité de la littérature existante.

Comment expliquer que pendant très longtemps, regarder le sol et ce qui s’y passe, comment les racines s’y enfoncent, semble n’avoir intéressé qu’une infime minorité d’agronomes, et encore en dépassant à peine la profondeur des labours d’alors ?

La deuxième partie de cette exploration révèle que deux choses dont on aurait imaginé qu’elles étaient connues dès l’Antiquité, parce qu’elles sont aujourd’hui évidentes, n’ont été acquises que très tard :

  • la compréhension de la dépendance de la production au volume de sol exploité par les racines (et particulièrement à la profondeur de ces dernières, en cas de sécheresse)
  • et, en amont, la connaissance des profondeurs potentiellement atteintes dans les meilleures conditions par les racines des principales espèces cultivées.

Des prérequis acquis très tard

La relation entre la production végétale et la profondeur des racines (ou le volume qu’elles exploitent)

Commençons par le plus surprenant : ce n’est qu’au milieu du XIXe siècle que cette relation a été établie ! Cela a sans doute conditionné tout le reste, et peut expliquer que la plupart des auteurs anciens ne considéraient qu’une profondeur de sol très limitée – en gros, celle du labour.

Mentionnons à part Hales ([1727] 1735 : 307) qui s’intéresse à la surface d’échange (extrêmement difficile à estimer !) entre les racines et le sol : « Plus la surface des racines sera grande, à proportion de celle des parties de la Plante, qui sont exposées à l’air, plus aussi la Plante tirera de nourriture, & plus elle sera vigoureuse & capable de résister au froid, & aux autres intempéries de l'air. ».


Les éléments nutritifs contenus dans le volume de terre

Au milieu du XIXe siècle, Gasparin prend toujours dans ses calculs une profondeur de 30 cm ou de 1/3 de mètre : « Pour que l’approvisionnement en eau d’un terrain soit suffisant, il faut qu’il conserve constamment à 30 cm de profondeur, au delà de 0.13 de son poids d’eau » « voilà la terre de Marville dont les substances azotées dosent 8,800 kg d’azote par hectare pris à 1/3 de mètre de profondeur : comment une fumure de 120 kg d’azote peut-elle y avoir les effets si considérables qu’on lui voit produire ? » (1854 : 78 ; 90-91 ; 95 ; id. p. 79-80 ; 97-98 ; 126 ; 188-89).

De même Boussingault : « Sous le rapport des matières azotées, la terre du Liebfrauenberg est certainement d’une grande richesse, puisque chaque kg renferme 2,61 g d’azote. Si l’on considère que le litre de terre sèche pèse 1,300 kg, que la profondeur moyenne du sol est de 33 cm, l’hectare contiendrait 11310 kg d’azote, représentant 13734 kg d’ammoniaque. » (1860 : 289-290).

En 1893, Dehérain reprend encore cette profondeur tout en la questionnant : « Si l’on admet que les racines des plantes annuelles s’enfoncent jusqu’à 35 cm, ce qui, pour la plupart d’entre elles, est au-dessous de la vérité, on calcule que la couche de terre active qui couvre un hectare, jusqu’à cette profondeur de 35 cm, pèse environ 4,000 tonnes ; un hectare d’une terre renfermant un millième d’azote contiendrait donc 4,000 kg d’azote et 8,000, si l’analyse en décelait 2 millièmes. ».


En 1860, Boussingault fait, sur plantes en pots, une observation qui n’était alors pas évidente, puisque Gasparin la diffuse immédiatement et qu’en 1887 Dehérain la compte au titre des apports de Boussingault à la science de l’agriculture. La voici :

« Il s’est manifesté un fait intéressant qui semblerait indiquer que, dans les limites où les expériences ont eu lieu, une plante[2] se développe proportionnellement au poids de la terre végétale mise à sa disposition : on a eu, en effet, pour les haricots parvenus à une complète maturité :

Terre végétale donnée à la plante
Poids de la plante sèche
La graine pesant 1, la plante pesait
Azote dans la plante
50
1,890
4,5
0,041
100
3,434
8,5
0,073

En considérant ce qui se passe dans la culture normale, il est clair que cette relation ne se maintiendrait plus si les quantités de terre étaient considérables » : elle serait moins que proportionnelle au volume de terre et atteindrait sa limite lorsque ce dernier contiendrait la quantité de « principes que la plante serait capable d’assimiler pour atteindre son maximum de rendement » (p. 358-359). Boussingault relie ici la croissance de la plante à la seule quantité d’éléments nutritifs à sa disposition, pas à l’eau.


L’eau emmagasinée dans le sol

« Mais si avant de semer le blé, on laboure à sillons profonds, ainsi qu’il a été dit ci-dessus, il en résultera deux grands avantages : 1° le blé en profitera ; 2° le trèfle plongera sans peine son pivot, n’absorbera pas l’humus de la couche supérieure ; enfin, il craindra moins dans la suite les funestes effets de la sécheresse. » (Rozier, 1796, t. 9, article Trèfle).

En 1896-97-98, dans des expériences visant à identifier à quoi sert le travail du sol, Dehérain montre qu’un sol meuble (travaillé) emmagasine plus d’eau qu’un sol tassé et en laisse aussi pénétrer plus vers les couches profondes, ce qui a une influence décisive sur l’abondance des récoltes : « Ce sont ces réserves qu’utilisent les plantes à longues racines, comme le blé ou la luzerne ». Il tire cette conclusion de la comparaison des rendements en cases de végétation où la profondeur des racines est limitée à 1 m, et en parcelles de culture. « une récolte de blé ne sera abondante qu’à la condition qu’elle rencontrera dans le sous-sol l’eau nécessaire à sa transpiration (…) Le blé va donc chercher l’eau jusque dans les profondeurs du sous-sol et c’est précisément à la longueur de ses racines qu’il doit son habitat sur les plateaux. » (1898).


Quelle profondeur les racines atteignent-elles dans les meilleures conditions (en l’absence d’obstacle) ?

La littérature distingue toujours trois types de plantes :

  • Les ligneux pérennes : vigne, olivier, arbres fruitiers et d’ornement. Les dimensions spectaculaires des racines des arbres déracinés et les conséquences à long terme de l’enracinement à la plantation font que ce sont, de très loin, les plus et les mieux traités, de l’Antiquité méditerranéenne – Théophraste (Grèce, ca. 375 av. J.C.) donne des descriptions précises de la morphologie et des dimensions observables – à l’article Racine du Cours complet d’agriculture de l’Abbé Rozier (1789).
  • Les plantes à racines pivotantes non ligneuses, pérennes (luzerne) ou annuelles. « … ces racines Pivotantes [vigne, luzerne] pénètrent quelquefois à plusieurs brasses [unité proche de 1,60 m] de profondeur » (Duhamel du Monceau, 1750 : v ; 3-4) ; « … la luzerne qui darde un pivot dont la longueur est souvent d’une toise [1,8 m] si le sol lui convient. » (Rozier, 1789, t. 8 : 477, 483).
  • Les plantes à racines « fibreuses », fasciculées, en particulier les céréales. C’est là que les choses se corsent ! (Un pouce = 2,7 cm).

« Pour ce qui est du blé & des autres grains, un pied & demi au plus de profondeur suffira pour les faire pousser avec vigueur, parce que leurs racines ne piquent dans la terre qu’à sept à huit pouces au plus » (Angran de Rueneuve, 1712 : 158, affirmation répétée plus loin).

« … le froment, le seigle, &c., n’auraient pas besoin d’un labourage de plus de huit pouces de profondeur, puisque leurs racines fibreuses n’enfoncent qu’à six pouces  » (Rozier, 1789, t. 8 : 476).

« A l'aide de la simple vue on a souvent remarqué que les racines du blé pénétraient à huit pouces de profondeur, et par le moyen de verres à grossir, on a distinctement aperçu que là encore leurs racines avaient été tronquées (…) il est très vraisemblable que leur extrémité la plus ténue s'étend réellement à douze pouces au-dessous de la superficie du sol. Nous pouvons donc avec fondement envisager cette profondeur comme la limite du sol à blé, et admettre en principe que les plantes pénètrent jusque là avec leurs racines, si elles trouvent une terre fertile et meuble. » (Thaer, [1812] 1814 : 80-81).

Ceux qui donnent des chiffres un peu plus grands, comme François de Neufchâteau, « On a vu des tiges de blé qui avaient des racines de quinze à dix-huit pouces. Comment un pied de bonne terre pourrait-il leur suffire ? » (1804 : 61) sont bien isolés.


Dans l’état actuel de mes lectures, il faut attendre la toute fin du XIXe siècle pour avoir d’autres chiffres pour le blé :

En 1894, Garola compare ses observations avec les données de la littérature :

« Le développement des racines des céréales est en raison de la profondeur de la couche perméable et saine. On en rencontre souvent d’abondantes jusqu'à 30 et 40 cm. Dans nos essais sur le développement des racines des céréales, essais rapportés précédemment, nous avons constaté pour les diverses plantes, les développements suivants des racines en longueur : Blé, 50 cm ; Seigle , 45 ; Escourgeon, 45 ; Orge , 46 ; Avoine, 55 ; Sarrasin 30 ; Maïs, 90 ; Millet, 55.

Dans des cas très favorables, on a même mesuré des racines de plusieurs mètres de longueur. En sa ferme de Calèves, dont le sol est constitué par des argiles glaciaires (…) Risler n’a trouvé les racines du blé abondamment développées que jusqu’à la profondeur de 30 à 35 cm où avaient pénétré la charrue et la fouilleuse. Plus bas, les racines étaient rares, et suivaient en général les fentes qui s'étaient formées dans l'argile jusqu'au niveau des drains, situé en moyenne à 1,10 m.

Le docteur Fraas avance que, même dans une terre de jardin, les racines du blé ne dépassent pas 45 à 65 cm de profondeur. Schubart, d’un autre côté, a trouvé des racines de blé de 2,30 m de longueur. De même, M. de Gasparin (…) dit que les racines du blé prennent quelquefois un grand développement, quand elles y sont sollicitées par la légèreté du terrain, d’abondants engrais, et l’existence de couches fraîches et profondes ou de cours d’eau inférieurs au sol. Il rapporte que M. Fournet a trouvé de ces racines ayant 3 m de long, et que lui-même en a vues de deux mètres sur les bords du Rhône. » (p. 246-247).

En 1898, à partir d’observations faites à Grignon et en Limagne, Dehérain souligne de façon répétée « … les racines du blé, très fines, très déliées, extrêmement longues, descendent verticalement dans le sol jusqu’à une profondeur de 75 cm environ, 1 mètre même, et, parfois, elles sont encore plus longues. ».


Fig. 3. (Demolon, 1956 : 90)

Plus tard encore, Demolon (1956) confirme « A Grignon, en limon avec sous-sol perméable, Brétignière trouve que les racines du blé sont arrêtées à 1,40 m par le calcaire grossier. (…)

  • Blé. L'élongation des racines primaires dans des conditions très favorables est fort rapide et peut dépasser 1 cm par jour ; elles atteignent normalement 1,20 m à 1,50 m. (…)
  • Avoine. Les racines peuvent dépasser 1 m en 60 j ; le développement horizontal est de 15 à 25 cm et la profondeur en moyenne de 75 cm. (…)
  • Betterave sucrière. (…) en sol favorable, les racines inférieures sont également très ramifiées jusqu'à une profondeur qui peut atteindre 1,20 m à 1,50 m. » (76 ; 88-90), fig. 3.


D’où venaient ces sous-estimations, si longtemps systématiques ? Estimait-on la profondeur des racines en arrachant la plante, brisant ainsi toutes les racines fines ? En 1898 (voir ci-dessus), Dehérain, qui indique avoir fait fouiller la terre avec précaution pour y observer les racines du blé, de la luzerne, de la betterave, souligne que « Pour les obtenir sans les briser, il faut beaucoup de patience et beaucoup d’adresse ».

Ou bien les racines observées rencontraient-elles souvent un obstacle à la profondeur du labour (voir ci-dessus : des semelles de labour), créant ainsi un cercle vicieux dans le raisonnement ?

Notes

  1. Il faudrait écrire « au moins deux dimensions », en fait trois car, dès la fin des années 1960, Michel Sebillotte enseignait à ses étudiants d’« avancer » horizontalement en grattant au couteau pour vérifier si ce qu’on avait observé et décrit sur cette face se poursuivait)
  2. Le lecteur moderne pourrait s’étonner que Boussingault se soit intéressé à la production de plantes individuelles isolées et non au rendement d’un couvert végétal. Mais il publie cela en 1860, peu après la dernière disette en France. Or, comme nous l’expliquons dans l’article Signification des rendements, ce qui intéresse le cultivateur (et donc l’agronome ?) en période de disette n’est pas le rendement à l’hectare mais celui à la semence (« La graine pesant 1, la plante pesait »), que l’on augmente en réduisant la densité de semis pour éviter la concurrence entre plantes.


Références citées

  • Angran de Rueneuve, 1712. Observations sur l'Agriculture et le Jardinage, pour servir d’Instruction à ceux qui désireront s’y rendre habiles. Paris, t. 1, xiii + 384 + 22 p. Texte intégral sur Gallica.
  • Boussingault J.B., 1860. Agronomie, chimie agricole et physiologie, 2de éd., t. 1. Texte intégral sur Gallica.
  • Columelle [ca. 42] 1844. Rei rusticæ libri. Texte intégral sur thelatinlibrary. De l’Agriculture. Trad. du Bois, 1844. Texte intégral sur remacle.org : Texte intégral sur wikisource.
  • Dehérain P.P., 1887. L’œuvre agricole de M. Boussingault. Annales agronomiques de Dehérain, t. 13 : 289-319. Texte intégral sur Gallica.
  • Dehérain P.P., 1893. Le travail du sol et la nitrification. Annales agronomiques, 19 : 401-417. Texte intégral sur Gallica.
  • Dehérain P.P., 1896. Sur le travail du sol. Annales agronomiques, t. 22 : 449-469. Texte intégral sur Gallica.
  • Dehérain P.P., 1897. Le travail du sol (2e mémoire). Annales agronomiques, t. 23 : 216-229. Texte intégral sur Gallica.
  • Dehérain P.P., 1898. Le travail du sol (3e mémoire) : pénétration, emmagasinement et mouvement de l’eau dans le sol. Annales agronomiques, t. 24 : 449-481. Texte intégral sur Gallica.
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  • Demolon A., 1956. Principes d’agronomie. t. II : Croissance des végétaux cultivés. 5e éd. Dunod, Paris, 576 p.
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