L’itinéraire technique, un concept à l’origine d’une refondation de l’agronomie en France

De Les Mots de l'agronomie
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Auteurs : François Papy et Pierre Cornu

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Article accepté le 30 juillet 2024
Article mis en ligne le 23 août 2024


Définition du concept

Le concept d’itinéraire technique s’appliquant à la culture d’une ou plusieurs espèces végétales au cours d’un cycle cultural a été défini pour la première fois en 1974 par Michel Sebillotte, alors maître de conférences en agronomie à l’INA-PG (aujourd’hui AgroParisTech), dans un article intitulé « Agronomie et agriculture. Essai d’analyse des tâches de l’agronome ». L’auteur y présente l’agronomie comme cherchant à comprendre les processus en jeu dans un champ cultivé avec une finalité productive. Il enjoint à l’agronome de répondre à la demande de l’agriculteur en produisant des références et en les organisant en un itinéraire technique, défini comme « la combinaison logique et ordonnée de techniques qui permettent de contrôler le milieu et d’en tirer une production donnée ». La logique qui conduit à cette combinaison dépend des finalités poursuivies par l’agriculteur. On le voit, cette définition traduit la volonté de relier l’activité scientifique de l’agronome à l’activité pratique des agriculteurs. C’est pourquoi elle a très vite été adoptée dans les milieux agronomiques français, sans toutefois qu’ait été perçue d’emblée la rupture épistémologique que constituait le fait de prendre comme objet scientifique l’action de combiner logiquement des interventions techniques en fonction d’objectifs, à l’interface des dynamiques écologiques et des logiques socioéconomiques.

C’est l’importance de cette émergence épistémologique sur une zone frontière du partage entre sciences de la nature et de la société que nous voudrions développer ici, en commençant par revenir à son contexte d’affirmation, élargi aux prémices de sa conception. Nous présenterons ensuite quelques-uns des développements qu’il a permis au sein de l’agronomie française puis internationale par-delà les premières intuitions de Michel Sebillotte, et ce jusqu’à nos jours.


Avant l’itinéraire technique, une attention méthodique aux pratiques

Dans l’entre-deux-guerres et les décennies qui suivent la Seconde Guerre mondiale, aux côtés des agronomes qui pratiquent des expérimentations en station et qui incarnent jusqu’aux années 1970 la voie dominante de la discipline, d’autres, moins nombreux et plus dispersés, étudient les pratiques de culture et d’élevage des agriculteurs. Dans la suite des études régionales de Hitier (1913), et dans une démarche proche de celle des géographes de l’école de Vidal de La Blache, ils mettent en relation, à l’échelle locale, les caractéristiques des milieux (sols et climat) et les pratiques agricoles des exploitants les plus dynamiques, sans avoir une connaissance bien établie encore des processus complexes en jeu. Si, en métropole, ces études assez nombreuses permettent de faire monter en qualité l’expertise agronomique et de normaliser les « bonnes pratiques », ainsi que le montre un article de Riedel et Franc de Ferrière (1951), elles sont quasi inexistantes outre-mer. René Dumont, par son ouvrage sur les rizières du delta du Tonkin (1935), fait exception. Avant la décolonisation, il est un des trop rares agronomes à s’intéresser aux pratiques vernaculaires, aux côtés de géographes tropicalistes comme Pélissier (1966).

Un saut qualitatif dans l’analyse des pratiques est réalisé lorsque, en 1945, Hénin, prenant la succession de Demolon, devient directeur du laboratoire des sols de Versailles, intégré en 1946 au tout nouvel Institut national de la recherche agronomique (INRA), et obtient enfin les moyens humains et techniques nécessaires pour procéder à une exploration méthodique des déterminants du rendement. Par son souci de jeter un pont entre les études de laboratoire, largement développées par son prédécesseur et poursuivies par lui-même, et les pratiques agricoles, dont il confie l’observation à ses jeunes recrues, Hénin initie une approche proprement clinique de l’agronomie, tournée vers les attentes des mondes de la pratique, dans un contexte de modernisation accélérée et de course à la productivité de l’agriculture française. Le fait d’intituler une partie de son unité de recherche « laboratoire des techniques culturales » est significatif de sa volonté de faire de l’action technique un objet d’étude scientifique en soi.

Les travaux de cette équipe aboutissent à la publication du livre Le profil cultural (Hénin et al., 1960 pour la première édition), juste après la nomination de Hénin comme professeur d’agriculture générale à l’Institut national agronomique (INA) de Paris. Les assistants qu’il y recrute, tout particulièrement Deffontaines et Sebillotte, vont largement utiliser avec leurs étudiants cet outil de diagnostic pour analyser les effets des pratiques agricoles et, par là-même, s’ouvrir à des questionnements qui vont les rapprocher peu à peu des sciences humaines et sociales.

Ayant réintégré l’Inra en 1966 et pris la tête du département d’Agronomie, Hénin définit la discipline comme « une écologie appliquée à la production des peuplements des plantes cultivées et à l’aménagement des terrains agricoles » (Hénin, 1967). Cornu (2022) considère cette définition comme un « coup de force épistémologique considérable », mobilisant une discipline écologique alors insignifiante en France et, par sa référence à l’aménagement, ouvrant la porte à une prise en compte des questions agronomiques dans les politiques de développement régional. L’ambition systémique de Hénin se manifeste encore lorsqu’il crée, en 1969, un groupe de réflexions intitulé « Analyse et Synthèse » avec des chercheurs du département d’Agronomie, du Service d’Expérimentation et d’Information (SEI) de l’Inra, que Deffontaines a intégré, et des enseignants de l’INA, regroupés sous la houlette de Sebillotte.

Les réflexions et expérimentations de ce groupe ont été rapportées dans un ouvrage, paru beaucoup plus tard (Gras et al., 1989), portant sur des recherches centrées sur ce qui en a donné le titre : Le fait technique en agronomie. Le champ est considéré par ces auteurs comme un écosystème cultivé (peuplement des plantes cultivées dans le milieu climat/sol) soumis à l’action de techniques. Les diagnostics agronomiques consistent à rattacher les étapes de l’élaboration du rendement aux caractéristiques de l’écosystème cultivé et aux techniques. Monnier (1970), synthétisant les travaux du laboratoire des techniques culturales, montre, sans utiliser encore le terme de système technique, que l’ensemble des techniques mobilisées dans un champ cultivé doit être considéré comme un tout cohérent du point de vue de l’exploitant. En effet, une technique a des effets multiples (dont certains indésirables). Il n’existe donc pas de relation bi-univoque entre techniques et caractéristiques du milieu. Par ailleurs, l’effet des techniques dépend des aléas du climat, et pose donc la question de la fabrique de la décision en situation de connaissance imparfaite.

Or, au moment où Sebillotte travaille à son article de 1974, l’idée d’établir des relations directes technique → rendement, qui a été longtemps à la base des recherches expérimentales, est en voie d’être remplacée par celle des relations « paquet technique » → rendement, qui s’impose notamment dans les institutions internationales de recherche en agriculture afin de vulgariser le « progrès » d’une manière massive et rapide. C’est contre cette aliénation de la conduite des cultures aux prescriptions de l’amont, et en fidélité à l’approche clinique de Hénin, que le concept d’itinéraire technique est forgé par Sebillotte.

L’itinéraire technique, concept clé d’une science de l’action

L’article fondateur de 1974

Publié dans les Cahiers de l’Orstom, avec d’emblée l’ambition de s’appliquer aux agronomies du Nord comme du Sud, cet article vient battre en brèche l’idée reçue présentant le « tout » que constitue l’ensemble des techniques appliquées comme le simple produit d’une suite logique et quasi-déterministe de décisions rationnelles. Se proposant de redéfinir l’agronomie comme « une approche diachronique et synchronique simultanée des relations au sein de l’ensemble constitué par le peuplement végétal, le climat et le sol et soumis à l’action de l’homme en vue d’une production », Sebillotte porte toute son attention sur ses rapports avec l’agriculture, qu’il déclare être « le champ de la pratique des agronomes ». C’est pourquoi, imaginant l’agronome se mettant à la place de l’agriculteur, dans le plein respect de son identité de porteur d’un projet, il conçoit l’itinéraire technique non comme la mise en œuvre d’un paquet technique recommandé de l’extérieur, mais comme résultant primo d’un choix, face à des risques, entre plusieurs stratégies possibles pour atteindre un objectif donné, et secundo de la construction de règles tactiques d’adaptation immédiate des opérations culturales à des aléas. Sebillotte énonce les éléments sur lesquels l’agronome se doit de construire des références aussi précises que possible : « le matériel végétal » ; « les différents couples climat-sol » ; et enfin « les caractéristiques des matériels et des produits » et « leurs conditions d’emploi ». « En possession de ces références, il est possible de déterminer des itinéraires techniques, c’est-à-dire des combinaisons logiques et ordonnées de techniques qui permettent de contrôler le milieu et d’en tirer une production donnée » (Sebillotte, 1974). Dit autrement, un système décisionnel commande le système technique appliqué au champ cultivé.

Le terme d’itinéraire technique a connu un succès rapide, mais dans un usage souvent dévoyé, notamment lors de sa diffusion dans certains secteurs du développement agricole. De façon contraire à l’esprit de l’article de 1974, il était alors assimilé à des listes d’opérations culturales, présentées comme des paquets techniques, traduisant ainsi la difficulté de sortir d’une relation prescriptive des conseillers en direction des agriculteurs. Très vite, cependant, à travers les étapes que nous allons suivre maintenant, il est devenu le concept clé de la recherche en agronomie, conçue comme science de l’action à la suite d’une démarche interdisciplinaire refondatrice de la discipline.


Comprendre les problèmes à résoudre

Le concept d’itinéraire technique a en effet permis aux agronomes qui étudiaient déjà les pratiques agricoles de décrypter la logique qui les sous-tendait et, comme l’ont dit Osty & Landais (1993), de donner une consistance théorique aux problèmes que les agriculteurs ont à résoudre. Ainsi, dès 1979, Papy & Lelièvre utilisent le nouveau concept pour analyser dans la région de Settat (Maroc), à climat aride méditerranéen, les pratiques de semis de la sole céréalière d’une diversité d’agriculteurs, étudiées comme résultant de systèmes décisionnels. L’ensemble des pratiques révèlent un même problème : celui de semer le plus tôt possible pour bénéficier de la saison pluvieuse tout en détruisant le plus possible les adventices, qui [[Lever, levée|lèvent] aux premières pluies. Les itinéraires techniques diffèrent selon les risques qu’il est possible de prendre, en fonction des moyens de préparation du sol dont dispose chacun des agriculteurs.


Concevoir de nouveaux itinéraires techniques

Dès 1985, Meynard analyse des logiques d’action d’agriculteurs et constate que, dans les exploitations de Picardie pratiquant des cultures de blé et de betterave, cette dernière, prioritaire, empêche de mener à bien un itinéraire technique du blé à haut rendement. Pour résoudre ce problème, il utilise des modèles d’élaboration du rendement du blé et conçoit pour cette culture de nouveaux itinéraires techniques qui visent de moindres rendements, puisque la conduite optimale n’est pas possible. Du coup, les exploitants utilisent moins d’intrants. Ainsi Meynard ouvre-t-il la voie d’une recherche sur un autre modèle agricole qui, ne visant pas les plus hauts rendements, avec de moindres charges, obtient des marges équivalentes – bel exemple d’innovation conçue par un agronome pour résoudre un problème issu de l’analyse des pratiques. En 1998, Meynard théorise le processus de rétroaction adaptative combinant diagnostic et utilisation de modèles pour concevoir de nouveaux itinéraires techniques. Il le qualifie d’agrosystème.


Tester les itinéraires techniques innovants

Le test d’itinéraires techniques innovants exige la mise au point de nouveaux modes d’expérimentation. À côté d’essais factoriels, sont désormais conçus des essais systèmes dont le protocole consiste à formaliser les systèmes décisionnels testés (Meynard et al., 1996 ; tableau 1).

Tableau. 1. Essai factoriel et expérimentation système : deux approches expérimentales distinctes et complémentaires (tiré de Havard et al., 2017)
Essai factoriel Expérimentation système
Objectif principal de l’étude Comparer plusieurs modalités de techniques (les autres étant maintenues identiques) pour comprendre leurs effets sur une ou plusieurs variables Évaluer la faisabilité d’un itinéraire technique (ou d’un système de culture) à atteindre les objectifs qui lui sont assignés compte tenu de contraintes.
Dispositif d’étude Dispositif statistique permettant d’analyser indépendamment les effets de chaque modalité technique et leurs interactions Mise en œuvre d’un système de règles clairement défini pour atteindre des objectifs définis par avance dont on doit mesurer dans quelle mesure ils ont été atteints

Au fur et à mesure que se multiplient les objectifs à atteindre dans la culture des plantes, notamment par l’intégration des connaissances apportées par les différentes disciplines écologiques, ces expérimentations systèmes se généralisent, donnant lieu à des efforts d’harmonisation des protocoles (Havard et al., 2017).


Intégrer les connaissances des disciplines écologiques

Dès que les agronomes eurent couplé les fonctions environnementales à la fonction productive et intégré les connaissances les plus en pointe de l’écologie fonctionnelle, un cap épistémologique fut franchi. La portée du concept d’itinéraire technique s’en est trouvée élargie. Dans l’agroécosystème, l’acteur (agriculteur ou agronome) pilote, à des fins à la fois productives et environnementales, les autorégulations qui se développent dans l’écosystème cultivé. Les objectifs visés par l’agriculture et les critères d’évaluation apparaissent dès lors multiples, et les hiérarchisations à faire sont fonction des contextes locaux. La visée innovatrice de la recherche finalisée en agronomie consiste alors à concevoir de nouveaux agroécosystèmes associant système décisionnel et écosystème piloté. L’unité spatiale sur laquelle portent les actions n’est plus une surface parcellaire traitée à l’identique, mais une unité agroécologique faite du voisinage de parcelles cultivées différemment et de portions d’espace à l’état « naturel » afin de diversifier des habitats favorables aux auxiliaires des cultures.

Dans la foulée, se développent des démarches multicritères qui permettent aux acteurs sociaux concernés de porter des jugements qualitatifs globaux sur des agrosystèmes caractérisés par de multiples critères disparates.


Combiner modes de connaissance théorique et pratique

Il est intéressant de noter qu’en 1974, Sebillotte n’a pas encore conscience du saut conceptuel que va représenter l’intégration du système de décision dans le corpus théorique de l’agronomie, et notamment de la dimension cognitive de cette problématique. Les théories des systèmes et de la complexité sont alors en phase d’importation depuis l’Amérique du Nord dans les milieux ingéniériaux français et auprès de certains économistes. Afin de se mettre à la place de l’agriculteur, Sebillotte ne fait qu’utiliser les concepts courants en gestion des entreprises : stratégie, tactique, décision, voire modèle d’action (Cerf & Sebillotte, 1988). Mais pour aller plus loin sur l’ensemble des tâches que les agronomes ont à remplir pour faire face à l’intrication croissante des problèmes qu’ils ont à résoudre, ces derniers vont progressivement emprunter des concepts aux sciences humaines et sociales : après les sciences de gestion, l’ergonomie, qui apporte une contribution épistémologique à l’analyse de l’action et, plus récemment, les disciplines de l’innovation. Ainsi les agronomes font entrer non seulement les logiques d’action mais aussi les connaissances et représentations des agriculteurs dans leur champ d’étude, en interaction avec les processus écologiques (Cornu & Meynard, 2020). En effet les échanges entre agronomes et agriculteurs sur leur système de décision lors de l’explicitation des itinéraires techniques pratiqués révèlent chez les seconds des savoirs souvent inexprimés jusqu’à cet effort de clarification (Macé et al., 2007, voir l’annexe 3, « Comment des agriculteurs raisonnent la maîtrise des mauvaises herbes », de l’article Mauvaise herbe), qu’ils savent pourtant mettre en œuvre par exemple dans des stratégies de lutte contre les adventices notamment en les raisonnant sur le temps long des rotations (Compagnone et al., 2008).

Ainsi, s’associant à des chercheurs de sciences cognitives et de l’innovation, les agronomes prennent conscience du rôle que les agriculteurs peuvent avoir dans la conception de nouvelles pratiques, par exemple par leur connaissance de la dynamique des populations d’adventices, de parasites et d’auxiliaires, si nécessaire à la transition agroécologique (Meynard et al., 2022). Le métier d’agronome du développement s’en trouve insensiblement mais profondément modifié : il devient accompagnateur dans une démarche de co-innovation (Cerf et al., 2012).


Les extensions du concept dans le temps et l’espace

À l’époque où il est défini, l’itinéraire technique s’applique à un cycle cultural et à des couverts végétaux de grande culture (céréales, betteraves…). Il a été conçu alors que l’objectif premier était la production marchande dans un contexte concurrentiel, avant que la problématique environnementale n’ait été réellement prise en compte par les agronomes, au tournant des années 1990, et que ces derniers n’aient intégré les connaissances apportées par l’écophysiologie fonctionnelle et l’écologie des populations et du paysage. Ainsi que nous l’avons vu, des extensions du concept d’itinéraire technique ont donc été réalisées. Mais avant même son extension spatiale de la parcelle à l’unité agroécologique, il avait déjà été étendu à des systèmes de décision portant sur d’autres échelles de temps et d’espace.

Étendu au temps long, le concept d’itinéraire technique a servi à refonder celui de système de culture. Alors qu’une des acceptions de ce dernier se ramenait à une rotation normalisée de cultures se succédant d’année en année, la généralisation de l’application du concept d’itinéraire technique a conduit à définir le système de culture comme le fruit d’un système décisionnel enchaînant les cultures (Sebillotte, 1990). Ainsi, le système de culture peut-il être saisi comme une suite ordonnée de cultures, générée par un système décisionnel, chacune d’elles l’étant par un itinéraire technique. L’exemple cité plus haut sur le raisonnement de la maîtrise des adventices par les agriculteurs (Macé et al., 2007 ; Compagnone et al., 2008) en est une bonne illustration.

Pour étudier la conduite des troupeaux au pâturage dans les années 1980, des agronomes et zootechniciens s’inspirent de la même démarche que Sebillotte en 1974, consistant à se mettre à la place de l’éleveur pour formaliser son processus de décision. Ils constatent que l’échelle de la parcelle pâturée n’est pas satisfaisante pour ajuster la vitesse d’avancement du troupeau à celle de la pousse de l’herbe. Pour décider de la charge animale (nombre d’animaux par unité de surface), il faut fixer des dates de mise à l’herbe et de retrait, et des dates et surfaces de fauche ou d’ensilage, ce qui implique d’avoir la capacité de suivre la dynamique de pousse de l’herbe sur l’ensemble des prairies affourageant les troupeaux. Ce n’est donc pas seulement l’état de la prairie pâturée qui détermine les décisions, mais celui de l’ensemble des surfaces fourragères. En utilisant l’indicateur « jours d’avance au pâturage », Duru et al. (1988) introduisent dans la conduite des animaux au pâturage le concept de trésorerie fourragère, inspiré du concept d’itinéraire technique, mais appliqué à un espace plus vaste que la parcelle en prairie, et à des logiques temporelles plus complexes.


Pour conclure : l’itinéraire technique à l’origine d’une refondation de l’agronomie

Dans la suite de l’article de Sebillotte en 1974, l’enrichissement interdisciplinaire de l’agronomie par les sciences humaines et sociales fait de celle-ci non plus une simple discipline d’application, fût-ce d’une écologie largement développée depuis la définition donnée par Hénin en 1967, mais une discipline d’interface entre dynamiques biotechniques et socio-économiques. Intégrant, par le concept d’itinéraire technique, l’action dans son corpus théorique, l’agronomie s’affirme à partir de la fin des années 1970 comme une discipline impliquée dans la fabrique de la décision, ouverte à une diversification des voies du développement (Cornu, 2022). L’apparition de l’expérimentation système à côté des essais factoriels est significative de cette évolution. Elle amène une toute nouvelle forme du discours agronomique en direction des acteurs, à la fois plus dialogique et plus agile.

À l’heure où l’agronomie se trouve convoquée pour répondre aux défis du changement global à des échelles supérieures à celle de la parcelle et de l’exploitation (Cornu et al., 2020), ces approches fines par la saisie systémique des implications de la conduite des cultures apparaissent comme particulièrement pertinentes pour co-concevoir les transitions nécessaires. Inscrite dans la postérité des études consacrées aux pratiques des agriculteurs, la conception de l’itinéraire technique a ouvert le champ de l’agronomie à l’étude des principes et règles d’action (grec nomos), redonnant tout son sens à l’étymologie du terme « agronomie ».

Ainsi, on a pu constater comment les concepts de la discipline ont évolué pour s’adapter à la complexification des problèmes abordés. C’est en suivant cette évolution que ces concepts sont enseignés aujourd’hui dans les écoles d’agronomie (Loyce et al., 2023), et qu’ils constituent l’un des héritages partagés les plus féconds entre agronomes de la recherche, de l’appui et de l’action. L’intuition initiale de Sebillotte, construite sur le socle de l’épistémologie des sciences appliquées de Hénin, qui visait à rendre leur autonomie à la fois à l’agronome et à l’agriculteur, a débouché sur un élargissement interdisciplinaire de l’approche des systèmes cultivés qui fonde la capacité actuelle de l’agronomie à répondre aux défis croisés du changement global et des mutations de la demande sociale. Dans l’histoire des sciences et des techniques, il n’existe pas de prescience des évolutions, mais on peut incontestablement repérer des intuitions fondatrices, et celle formulée en 1974 par Sebillotte autour du concept d’itinéraire technique fait partie des plus importantes dans la dynamique d’affirmation de l’agronomie contemporaine.


Références citées

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