Signification des rendements - Annexe 2

De Les Mots de l'agronomie
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Cette annexe se rapporte à l'article Signification des rendements.
Date de mise en ligne
22 janvier 2013

Rendements ordinaires et techniques de semis

Auteur : François Sigaut (1992, extraits)


Depuis des milliers d'années sans doute, existe une nette opposition dans les techniques de semis entre l'Occident (de l'Atlantique à l'Afghanistan] et les autres régions du monde. En Occident, on sème le plus souvent les céréales à la volée (broadcast), ce qui donne des rendements à la semence de 4 à 10 pour 1. Dans le reste du monde, les techniques de semis sont diverses, mais le semis à la volée est assez rare. On sème ordinairement en lignes (à la main ou au semoir) ou en poquets, ou encore en pépinière avec repiquage (le riz) ; et dans de nombreux cas, on fait prégermer les graines avant de les semer. Chacune de ces techniques donne bien sûr un rendement à la semence différent, mais dans l'ensemble, celui-ci s'établit entre 50 et 150 pour 1, soit 10 à 20 fois plus qu'avec le semis à la volée. (…) Il n'y a rien de miraculeux à cela. Le rendement à la surface, lui, ne change pas (…). Ce qui change, c'est la quantité de semence, et il est clair que si on sème 10 fois moins pour obtenir la même récolte, le rendement de la semence sera 10 fois plus élevé. Avec une première conséquence, c'est que la pression de sélection sera. 10 fois plus forte. Ce n'est sans doute pas un hasard si le maïs, la céréale la plus transformée par l'homme peut-être, est celle qui donne les rendements à la semence les plus élevés.

Deux questions se posent : peut-on expliquer ces différences dans les techniques de semis, et quelles conséquences (autres que celle, évidente, sur la pression de sélection) peut-on leur imputer ?

Les dimensions de la plante sont assurément un facteur : le maïs, le sorgho, etc., sont semés le plus souvent en poquets à cause de leur grande taille. Mais on peut soutenir le contraire, à savoir que c'est parce qu'elles ont été semées en poquets pendant des milliers d'années que ces plantes ont acquis leur morphologie actuelle... D'autre part, les mêmes céréales peuvent être semées de façon différente suivant les régions. Le blé et l'orge sont semés au semoir à Sumer et à la volée en Egypte ancienne ; dans une région proche de Quito (Equateur) en 1735, des voyageurs[1] rapportent que le froment et l'orge semés en poquets, à la manière du maïs sans doute, rendent 100 à 150 pour 1 (Duhamel du Monceau, 1765 : 123-4).

En réalité, il n'y a pas une, mais tout un ensemble de causes, agissant de façon combinée. C'est une problématique complexe, qu'il est impossible de présenter ici pour des raisons de place, et aussi parce que je n'en ai pas encore tous les éléments. Je voudrais insister sur un seul de ces éléments, parce que l'histoire européenne récente nous permet de le mettre en évidence et de l'analyser : c'est le rapport, prix des grains / prix du travail.

« M. de Janville a récolté dans sa propriété d'Eterville un pied de froment qui a fourni 108 épis et 1 560 grains. Ce produit extraordinaire nous a porté à essayer de planter le blé, d'après le procédé en usage dans le duché de Suffolk en Angleterre, et décrit par Larochefoucault-Liancourt. Ce premier essai ne nous a pas réussi. Nous avons d'ailleurs observé que le plantage exigeait trop de bras et que la main d'oeuvre était trop chère ici pour obtenir un grand succès ; il nous a semblé que cette méthode, au lieu de nous conduire à la perfection de l'art, nous ferait remonter vers son origine. » (Rapport sur les trav. de la Soc. roy. d'agric. et de commerce de Caen, 1806 : 18.).

Cette anecdote nous donne en abrégé la solution du problème, mais il nous faut expliciter son contenu pour le faire comprendre. Ce début du XIXe s. en France, est, depuis longtemps déjà, une période d'anglomanie, en agriculture du moins : tout ce qui vient d'Angleterre est vanté, admiré, préconisé, imité. Or il existe alors depuis quelque temps une nouveauté dont on parle pas mal en Angleterre, la pratique de planter le blé, c'est-à-dire de le semer en poquets (dibbling), pratique qui s'est instaurée dans une petite région à cheval sur la limite entre le Norfolk et le Suffolk. Son origine est récente, et elle semble avoir commencé comme transposition aux céréales de la méthode normalement utilisée pour les pois et les fèves. Mais quoi qu'il en soit, c'est le fait que cette méthode soit passée au moins localement dans la pratique courante qui nous intéresse, parce que cela nous permet une comparaison « toutes choses égales d'ailleurs », dont les enseignements sont précieux. Quel en est le résultat ?

« Un semeur de force ordinaire couvre en moyenne quatre hectares par jour en céréales » à la volée (Moslan, ca. 1885 : 35). En poquets, une équipe composée d'un homme qui fait les trous et de trois aides (femmes ou enfants) qui y déposent les graines, ensemence une demie acre par jour, soit environ 0,2 ha. C'est vingt fois moins pour l'équipe, et quarante à cinquante fois moins si on admet que les trois aides équivalent à un travailleur adulte ou un peu plus. Pour compenser cette productivité très inférieure du travail, il n'y a guère qu'un avantage : l'épargne de semence. Dans le Norfolk de 1787 nous dit W. Marshall, l'équipe de semeurs en poquets est payée 9 shillings par acre, et l'épargne de semence est à peu près de la moitié, soit 1,5 boisseau ou plus. Tout se joue, en somme, sur le rapport de prix entre grains et main d'oeuvre. On a intérêt à épargner la semence quand le grain est cher, on a intérêt à la prodiguer quand la main d'oeuvre est chère. Loin d’être une technique primitive, le semis à la volée est une technique très élaborée au contraire, qui ne peut être utilisée que dans des sociétés où le prix du travail est relativement élevé.

Dès lors, nous comprenons la remarque de la Société d'agriculture de Caen en 1806, selon laquelle « le plantage exigeait trop de bras, et la main d'œuvre était trop chère ici pour obtenir un grand succès : il nous a semblé que cette méthode, au lieu de nous conduire vers la perfection de l'art, nous ferait remonter vers son origine. » Et en effet, le semis en poquets des céréales n'était possible que parce que l'Angleterre, et le Norfolk en particulier, avait connu une baisse sensible des salaires réels depuis la fin du XVIIe s. N. Riches (1937) parle de salaires de famine (starvation wages), dûs entre autres à l'Act of Settlement de 1662 qui réduisait la mobilité de la main d'œuvre et mettait les travailleurs plus ou moins à la merci de leurs employeurs. En France, en. Normandie tout au moins, l'exploitation de la main d'œuvre n'était pas poussée aussi loin, et le semis en poquets du blé ne pouvait donc apparaître que comme un recul.

  1. NDLR : « "Cette région est si prodigue et fertile pour tout ce qu'on y sème, que d'un boisseau de blé en sortent cent cinquante, et parfois deux cents, et d'ordinaire c'est cent, et cela sans qu'il y ait de charrue pour labourer la terre, mais seulement certaines pelles tranchantes avec quoi les indiens la retournent » (Zárate, 1555, livre I, chap. 8. Traduction en français par P. Morlon).

Références citées

  • Duhamel du Monceau H.-L., 1765. Mémoires d'agriculture adressés à M. Duhamel du Monceau par Plusieurs Agriculteurs. Paris. H.L. Guérin & L.F. Delatour.
  • Marshall W., 1796. The rural economy of Yorkshire. London, G. Nicol.
  • Moslan, s.d. (ca. 1885). Les semailles à la main. Paris, Le Bailly.
  • Riches N., 1937. The agricultural revolution in Norfolk. London, Frank Cass.
  • Sigaut F., 1992. Rendements, semis et fertilité. Signification analytique des rendements. In : P. Anderson, ed, Préhistoire de l'agriculture : nouvelles approches expérimentales et ethnographiques. CNRS, Paris : 395-403
  • Zárate A. de, 1555. Historia del descubrimiento y conquista del Perú, y de las guerras... Biblioteca de autores Españoles, ediciones Atlas, Madrid, 26 (1947) : 459-574.


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