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Dans ses ''Comentarios reales de los Incas'' (1609), Garcilaso de la Vega, fils d’un conquistador espagnol et d’une princesse inca, écrit : « Ils donnaient à chaque indien un ''tupu'' (...) qui était suffisant pour l'alimentation d'un paysan marié sans enfants. Ensuite, ils lui donnaient pour chaque enfant mâle un autre ''tupu'', et pour les filles un demi. » (liv. 5, chap. 3). Notons tout de suite que toutes les définitions du ''tupu'', ancien ou actuel, le donnent comme un rectangle de longueur à peu près double de la largeur (par exemple 80 m sur 45). | Dans ses ''Comentarios reales de los Incas'' (1609), Garcilaso de la Vega, fils d’un conquistador espagnol et d’une princesse inca, écrit : « Ils donnaient à chaque indien un ''tupu'' (...) qui était suffisant pour l'alimentation d'un paysan marié sans enfants. Ensuite, ils lui donnaient pour chaque enfant mâle un autre ''tupu'', et pour les filles un demi. » (liv. 5, chap. 3). Notons tout de suite que toutes les définitions du ''tupu'', ancien ou actuel, le donnent comme un rectangle de longueur à peu près double de la largeur (par exemple 80 m sur 45). | ||
[[File: | [[File:MotsAgro Mesures de surface agraires Annexe 1 Juli.jpg|350px|thumb|left|<center>'''Photo 1. Anciennnes limites de terrains en « bandes verticales » dans le sud du Pérou (Juli, dépt. Puno).'''<br/> <small>Photo copyright P. Morlon</small></center>]] | ||
Ce qui compte ici n’est pas cette notion de surface nécessaire à la subsistance d’une famille, dont il existe ou a existé ailleurs dans le monde bien d’autres exemples. C’est qu’elle ne devait bien sûr pas être plus grande que la surface que cette même famille pouvait [[culture|cultiver]] avec les techniques dont elle disposait. Sans animaux de trait et compte tenu de la longue saison sèche pendant laquelle la terre est trop dure pour être travaillée, cela n’était possible qu’en exploitant le plus grand nombre possible de [[Décrire un milieu naturel|milieux]] différents, étagés en altitude. Dans ces montagnes, chaque famille cultivait donc des [[terrain]]s d’[[aptitudes]] différentes et complémentaires : du haut (froid), du milieu (tempéré) et du bas (chaud) ; du sec et de l’humide... Cela lui permettait de produire tout ce dont elle avait besoin, en dispersant les [[risque]]s et en étalant le [[calendrier de travail]] (Murra, [1972] 1992 ; Golte, 1980). | Ce qui compte ici n’est pas cette notion de surface nécessaire à la subsistance d’une famille, dont il existe ou a existé ailleurs dans le monde bien d’autres exemples. C’est qu’elle ne devait bien sûr pas être plus grande que la surface que cette même famille pouvait [[culture|cultiver]] avec les techniques dont elle disposait. Sans animaux de trait et compte tenu de la longue saison sèche pendant laquelle la terre est trop dure pour être travaillée, cela n’était possible qu’en exploitant le plus grand nombre possible de [[Décrire un milieu naturel|milieux]] différents, étagés en altitude. Dans ces montagnes, chaque famille cultivait donc des [[terrain]]s d’[[aptitudes]] différentes et complémentaires : du haut (froid), du milieu (tempéré) et du bas (chaud) ; du sec et de l’humide... Cela lui permettait de produire tout ce dont elle avait besoin, en dispersant les [[risque]]s et en étalant le [[calendrier de travail]] (Murra, [1972] 1992 ; Golte, 1980). | ||
Version du 11 juillet 2024 à 14:45
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Dans les Andes, un long, très long rectangle…
Dans ses Comentarios reales de los Incas (1609), Garcilaso de la Vega, fils d’un conquistador espagnol et d’une princesse inca, écrit : « Ils donnaient à chaque indien un tupu (...) qui était suffisant pour l'alimentation d'un paysan marié sans enfants. Ensuite, ils lui donnaient pour chaque enfant mâle un autre tupu, et pour les filles un demi. » (liv. 5, chap. 3). Notons tout de suite que toutes les définitions du tupu, ancien ou actuel, le donnent comme un rectangle de longueur à peu près double de la largeur (par exemple 80 m sur 45).
Ce qui compte ici n’est pas cette notion de surface nécessaire à la subsistance d’une famille, dont il existe ou a existé ailleurs dans le monde bien d’autres exemples. C’est qu’elle ne devait bien sûr pas être plus grande que la surface que cette même famille pouvait cultiver avec les techniques dont elle disposait. Sans animaux de trait et compte tenu de la longue saison sèche pendant laquelle la terre est trop dure pour être travaillée, cela n’était possible qu’en exploitant le plus grand nombre possible de milieux différents, étagés en altitude. Dans ces montagnes, chaque famille cultivait donc des terrains d’aptitudes différentes et complémentaires : du haut (froid), du milieu (tempéré) et du bas (chaud) ; du sec et de l’humide... Cela lui permettait de produire tout ce dont elle avait besoin, en dispersant les risques et en étalant le calendrier de travail (Murra, [1972] 1992 ; Golte, 1980).
En pratique, le modèle andin consiste en la possession par chaque famille d’une bande de terrain (que j’ai appelée « bande verticale », Morlon, 1989, 1992) très longue et étroite, perpendiculaire aux courbes de niveau et recoupant tous les milieux. Un modèle profondément enraciné, visible dans de nombreux paysages anciens ou récents, du nord de l’Équateur au sud de la Bolivie (photos 1 et 2), et parfois poussé à l’extrême (photo 3). On ne peut pas ramener de tels rectangles à leur surface, produit de leur longueur par leur largeur, car celles-ci n’ont pas la même signification : la première indique l’éventail des milieux exploités, et ce n’est pas du tout la même chose d’avoir un carré de 100 m de côté ou un rectangle de 1 km par 10 m !
Les concepteurs des réformes agraires du milieu du XXe siècle n’ont pas compris cette logique. Face à des terrains d’aptitudes et potentialités fort différentes, ils n’ont pas donné à chaque paysan un peu de chaque ; mais ont créé la notion d’« hectare standard » (la surface ayant un produit économiquement équivalent à un hectare de fond de vallée irriguée), suivant une autre logique déjà mentionnée en 1713, 180 ans après la conquête espagnole : « ... un topo que l’on répartit à un indien en terres tempérées, doit être multiplié par six et parfois par dix en terres froides » (Rostworowski, 1960, 1964). Cela est formellement équitable mais, sans l’accès complémentaire aux différents milieux, chaque famille est économiquement beaucoup plus fragile.
Références citées
- Garcilaso de la Vega Inca, 1609. Comentarios reales de los Incas. Biblioteca de Autores Españoles, Madrid, t. 133, 395 p.
- Golte J., 1980. La racionalidad de la organización andina. Instituto de Estudios Peruanos, Lima, 124 p.
- Morlon P., 1989. Du climat à la commercialisation : l'exemple de l'Altiplano péruvien. In : Le risque en agriculture, M. Eldin, P. Milleville (eds), ORSTOM, Paris : 187-224.
- Morlon P., 1992. Parcellaires familiaux et dispersion des risques. In P. Morlon (coord.), Comprendre l'agriculture paysanne dans les Andes Centrales (Pérou-Bolivie). INRA, Paris : 185-202. Présentationsurle site de Quae.
- Murra J.V., [1972] 1992. Le contrôle vertical d’un nombre maximum d’étages écologiques et le modèle en archipel. In P. Morlon (coord.), Comprendre l'agriculture paysanne dans les Andes Centrales (Pérou-Bolivie). INRA, Paris : 124-140.
- Rostworowski M., 1960. Pesos y medidas en el Perú prehispánico. Imprenta Minerva, Lima, 37 p.
- Rostworowski M., 1964. Nuevos aportes para el estudio de la medición de tierras en el virreinato e incario. Rev. Archivo Nac. del Perú, XXVIII, (1) et (2).