« Système agraire » : différence entre les versions

De Les Mots de l'agronomie
Aller à la navigationAller à la recherche
m (TOC)
 
(Une version intermédiaire par un autre utilisateur non affichée)
Ligne 16 : Ligne 16 :
|Mise en ligne=le 11 février 2011
|Mise en ligne=le 11 février 2011
}}
}}
__NOTOC__
__TOC__
== Définition ==
== Définition ==
Parmi les concepts de l’analyse système en agriculture, celui de « système agraire » occupe une place à part. Il s’agit d’un concept agro-économique relativement complexe, notamment utilisé en [[agriculture comparée]]. Le système agraire englobe en premier lieu un mode d'exploitation du [[milieu naturel | milieu]], c'est-à-dire un ou plusieurs écosystèmes, un mode d’exploitation caractérisé par un bagage technique correspondant (outillage, connaissances, [[pratique]]s, savoir-faire) des formes d’artificialisation du milieu historiquement constituées, des relations particulières entre les différentes parties du ou des écosystèmes utilisés, un ou des mécanismes de reproduction de la [[fertilité]] des terres [[culture | cultivées]]. Il comprend aussi les rapports sociaux de production et d'échange qui ont contribué à sa mise en place et à son développement (notamment les modalités d'accès aux ressources) ainsi que les conditions de répartition de la valeur ajoutée qui en résultent. Il comprend également un nombre limité de systèmes de production, les mécanismes de différenciation entre ces systèmes et leurs trajectoires respectives. Il comprend enfin les caractéristiques de la spécialisation et de la division sociale du travail au sein des filières, ainsi que les conditions économiques, sociales et politiques - en particulier le système de prix relatifs - qui fixent les modalités et conséquences de l’intégration des producteurs au marché mondial (Cochet, 2011).
Parmi les concepts de l’analyse système en agriculture, celui de « système agraire » occupe une place à part. Il s’agit d’un concept agro-économique relativement complexe, notamment utilisé en [[agriculture comparée]]. Le système agraire englobe en premier lieu un mode d'exploitation du [[milieu naturel | milieu]], c'est-à-dire un ou plusieurs écosystèmes, un mode d’exploitation caractérisé par un bagage technique correspondant (outillage, connaissances, [[pratique]]s, savoir-faire) des formes d’artificialisation du milieu historiquement constituées, des relations particulières entre les différentes parties du ou des écosystèmes utilisés, un ou des mécanismes de reproduction de la [[fertilité]] des terres [[culture | cultivées]]. Il comprend aussi les rapports sociaux de production et d'échange qui ont contribué à sa mise en place et à son développement (notamment les modalités d'accès aux ressources) ainsi que les conditions de répartition de la valeur ajoutée qui en résultent. Il comprend également un nombre limité de systèmes de production, les mécanismes de différenciation entre ces systèmes et leurs trajectoires respectives. Il comprend enfin les caractéristiques de la spécialisation et de la division sociale du travail au sein des filières, ainsi que les conditions économiques, sociales et politiques - en particulier le système de prix relatifs - qui fixent les modalités et conséquences de l’intégration des producteurs au marché mondial (Cochet, 2011).
Ligne 44 : Ligne 44 :
Plus récemment, Mazoyer et Roudart (1997 : 46) ont redéfini le concept de système agraire comme '''« l’expression théorique d’un type d’agriculture historiquement constitué et géographiquement localisé, composé d’un écosystème cultivé caractéristique et d’un système social productif défini, celui-ci permettant d’exploiter durablement la fertilité de l’écosystème cultivé correspondant »'''. Ce sont précisément les interactions réciproques entre les éléments relevant d’une part de « l’écosystème cultivé » et d’autre part du « système social productif » qui confèrent à l’ensemble le caractère de système.  
Plus récemment, Mazoyer et Roudart (1997 : 46) ont redéfini le concept de système agraire comme '''« l’expression théorique d’un type d’agriculture historiquement constitué et géographiquement localisé, composé d’un écosystème cultivé caractéristique et d’un système social productif défini, celui-ci permettant d’exploiter durablement la fertilité de l’écosystème cultivé correspondant »'''. Ce sont précisément les interactions réciproques entre les éléments relevant d’une part de « l’écosystème cultivé » et d’autre part du « système social productif » qui confèrent à l’ensemble le caractère de système.  


Les mécanismes de maintien et de reproduction des conditions d’exploitation de ces agro-écosystèmes, à savoir, outre les modalités de maintien de la fertilité, les conditions de reproduction des moyens matériels et humains de son exploitation ainsi que la stabilité des rapports sociaux dominants, bref tout ce qui participe de ce que nous pourrions appeler un mode de régulation, font partie intégrante du système agraire et participent de sa définition. Pour autant cette cohérence et ces modalités de régulation ne signifient pas absence de contradiction interne, de différenciation, de conflit. Au contraire même, les régimes d’accumulation et les mécanismes de la différenciation, notamment celle des systèmes de production, caractérisent le système lui-même ; la différenciation fait le système.  
Les mécanismes de maintien et de reproduction des conditions d’exploitation de ces [[Agrosystème, agroécosystème|agro-écosystèmes]], à savoir, outre les modalités de maintien de la fertilité, les conditions de reproduction des moyens matériels et humains de son exploitation ainsi que la stabilité des rapports sociaux dominants, bref tout ce qui participe de ce que nous pourrions appeler un mode de régulation, font partie intégrante du système agraire et participent de sa définition. Pour autant cette cohérence et ces modalités de régulation ne signifient pas absence de contradiction interne, de différenciation, de conflit. Au contraire même, les régimes d’accumulation et les mécanismes de la différenciation, notamment celle des systèmes de production, caractérisent le système lui-même ; la différenciation fait le système.  


La spécialisation croissante des agriculteurs dans le seul segment de la production primaire, l’importance croissante des secteurs amonts et aval dans la fourniture des moyens de production et dans la transformation des produits, l’éloignement producteurs/consommateurs, l’urbanisation, les migrations nationales et internationales, ont pu faire apparaître aux yeux de certains le concept de système agraire comme moins opérant parce que les sociétés (même rurales) étaient de moins en moins « agricolo-agricoles ». Cette évolution a en effet amputé le secteur agricole d’une multitude de fonction et tâches anciennement réalisés par les agriculteurs ou leurs voisins immédiats artisans. Mais les modalités de la division de travail tout au long de ce processus de production de nourriture, depuis la production des moyens de production utilisés par les agriculteurs jusqu’à l’assiette des consommateurs, participent de la caractérisation du « système agraire ». Ce nouvel équilibre dans la division du travail et la répartition des tâches, et les nouvelles filières qui en ont émergé constituent donc autant d’éléments constitutifs des systèmes agraires.
La spécialisation croissante des agriculteurs dans le seul segment de la production primaire, l’importance croissante des secteurs amonts et aval dans la fourniture des moyens de production et dans la transformation des produits, l’éloignement producteurs/consommateurs, l’urbanisation, les migrations nationales et internationales, ont pu faire apparaître aux yeux de certains le concept de système agraire comme moins opérant parce que les sociétés (même rurales) étaient de moins en moins « agricolo-agricoles ». Cette évolution a en effet amputé le secteur agricole d’une multitude de fonction et tâches anciennement réalisés par les agriculteurs ou leurs voisins immédiats artisans. Mais les modalités de la division de travail tout au long de ce processus de production de nourriture, depuis la production des moyens de production utilisés par les agriculteurs jusqu’à l’assiette des consommateurs, participent de la caractérisation du « système agraire ». Ce nouvel équilibre dans la division du travail et la répartition des tâches, et les nouvelles filières qui en ont émergé constituent donc autant d’éléments constitutifs des systèmes agraires.

Dernière version du 13 septembre 2024 à 08:52

Auteur : Hubert Cochet

Le point de vue de...
Pas de compléments pour cet article
Annexes de l'article
Pas d'annexes pour cet article
Voir aussi (articles complémentaires)
Autres langues
Informations complémentaires
Article accepté le 7 février 2011
Article mis en ligne le le 11 février 2011

Définition

Parmi les concepts de l’analyse système en agriculture, celui de « système agraire » occupe une place à part. Il s’agit d’un concept agro-économique relativement complexe, notamment utilisé en agriculture comparée. Le système agraire englobe en premier lieu un mode d'exploitation du milieu, c'est-à-dire un ou plusieurs écosystèmes, un mode d’exploitation caractérisé par un bagage technique correspondant (outillage, connaissances, pratiques, savoir-faire) des formes d’artificialisation du milieu historiquement constituées, des relations particulières entre les différentes parties du ou des écosystèmes utilisés, un ou des mécanismes de reproduction de la fertilité des terres cultivées. Il comprend aussi les rapports sociaux de production et d'échange qui ont contribué à sa mise en place et à son développement (notamment les modalités d'accès aux ressources) ainsi que les conditions de répartition de la valeur ajoutée qui en résultent. Il comprend également un nombre limité de systèmes de production, les mécanismes de différenciation entre ces systèmes et leurs trajectoires respectives. Il comprend enfin les caractéristiques de la spécialisation et de la division sociale du travail au sein des filières, ainsi que les conditions économiques, sociales et politiques - en particulier le système de prix relatifs - qui fixent les modalités et conséquences de l’intégration des producteurs au marché mondial (Cochet, 2011).

D’abord évoqué par les géographes dès les années cinquante avant d’être repris par des agro-économistes vingt ans plus tard, ce concept apparaît comme le plus englobant de l’approche système en agriculture dans la mesure où il permet de donner du sens à l’activité agricole et à son enchâssement tant dans les écosystèmes qui en sont le support que dans le tissu socio-économique dont elle est partie prenante.


Le système agraire des géographes

Les géographes ont été les premiers à parler de « système agraire » et c’est sans doute André Cholley (1946) qui esquissa le premier une définition. Bien que parlant indistinctement de « combinaison agraire » ou de « système agraire » il écrivait en effet : « l’activité agricole révèle une véritable combinaison ou un complexe d’éléments empruntés à des domaines différents très étroitement liés pourtant ; éléments à tel point solidaires qu’il n’est pas concevable que l’un d’entre eux se transforme radicalement sans que les autres n’en soient pas sensiblement affectés et que la combinaison tout entière ne s’en trouve pas modifiée dans sa structure, dans son dynamisme, dans ses aspects extérieurs même » (Cholley, 1946 : 82).

Cependant, dans l’esprit de la plupart des géographes ruraux, et malgré l’ouverture remarquable et précoce de Cholley sur le sujet, le terme de « système agraire » a plutôt été employé dans un sens plus restreint et davantage centré sur les « structures agraires » et leur expression spatiale au niveau du paysage agraire. Le « système » se limitait à la structure. Le terme lui même ne fera pas recette : aucune trace de « système agraire » dans le volumineux Vocabulaire de géographie agraire de Fénelon (1970). Dans l’édition 2000 du Dictionnaire de la Géographie de George et Verger, le mot n’apparaît toujours pas, mais le concept est presque évoqué dans la définition de « structure agraire ». Quant à Brunet dans Les mots de la Géographie, Dictionnaire critique (1993 ; in Brunet et al., 1993), il écrit à l’alinéa « agraire » : « Système agraire : catégorie traditionnelle de la géographie, au temps où « système » avait un sens faible ; qualifiait surtout la description formelle de l’agencement de l’espace exploité par l’agriculture : relation entre les parties du finage, morcellement et parcellement, et parfois des éléments du régime agraire». Enfin, dans le Dictionnaire de la Géographie et de l’espace des sociétés, publié en 2003 sous la direction de Levy et Lussault, le terme système agraire n’est pas mentionné, mais apparaît agrarian system, comme traduction possible de structure agraire… Le terme agrarian system n’est pas même mentionné dans The dictionary of Human Geography, régulièrement réédité par R. J. Johnston et al. (2000).

La définition proposée par Brunet et la lecture des dictionnaires de géographie mentionnés ci-dessus montrent comment le concept de système agraire, pourtant initialement introduit par des géographes, fut souvent réduit à la notion de “structure agraire”, cette dernière s’appliquant à la forme, la disposition et l’ordonnancement des champs, prés, pacages et bois d’une part, et d’autre part à la taille des unités de production et aux différents modes de faire valoir associés : propriété, fermage, métayage, etc.. Dans le monde anglophone, c’est d’ailleurs dans ce sens (structures agraires) que le mot système agraire fut très tôt utilisé, par exemple dans des traductions anglaises de Lénine[1] ou de Tchayanov.

En réduisant ainsi le système à la structure, on insiste beaucoup moins sur le caractère dynamique, évolutif des sociétés agraires et sur l’interaction systémique pourtant suggérée antérieurement par André Cholley. Dès lors, à côté d’un nombre réduit de géographes ruralistes, ce sont plutôt les agro-économistes qui, en fonction de leurs besoins, se sont emparés du concept et ont pris le relais dans son élaboration progressive.


Le système agraire des agro-économistes

Dans le milieu des agronomes et agro-économistes, l’approche en termes de système agraire s’est surtout développée dans les années soixante-dix et quatre-vingt. Cette époque est celle de l’explosion de la recherche système en agriculture et de son faux-équivalent de Farming Systems Research (FSR). Mais la plupart de ces travaux mettaient plutôt en avant l’exploitation agricole comme niveau privilégié de l’analyse système, beaucoup moins les niveaux supérieurs ou englobants. Bien que conduites à l’échelle d’une unité territoriale, les démarches de Farming Systems Research en restaient souvent à une analyse systémique des exploitations agricoles, mais sans considérer « l’environnement » des exploitations» comme lui même systémique, et en abordant fort peu, de ce fait, les aspects historiques, les dynamiques de développement, les rapports sociaux.

C’est pourtant à cette époque qu’un niveau plus global d’analyse se faisait sentir pour appréhender les transformations agricoles en cours tant en Europe que dans les pays du Sud. On essayait alors d’appréhender « l’environnement » de l’exploitation agricole avec un outil plus vaste qui permettrait d’illustrer les multiples interactions réciproques au sein de cet « environnement » et entre ce dernier et les exploitations agricoles : « l’hypothèse de travail est qu’il existe des espaces dans lesquels les relations des exploitations entre elles et avec l’environnement présentent des caractéristiques particulières et s’organisent en systèmes que nous appelons systèmes agraires » (Deffontaines et Osty, 1977 : 198).

Tandis qu’un département « Systèmes agraires »[2] était créé dans les principaux organismes publics français de recherche sur l’agriculture (Inra, Cirad), c’est autour de Marcel Mazoyer, titulaire, à partir de 1974 et à la suite de René Dumont, de la Chaire d’Agriculture Comparée de l’Institut national agronomique Paris-Grignon, que ce concept connut son plus fort développement, prenant une dimension moins structuraliste et plus dynamique que celles qui étaient développées par ailleurs et qui restaient limitées aux interactions exploitations / environnement naturel et économique (Deffontaines et Osty, 1977) ou à celles entre « un système bio-écologique » et « un système socio-culturel » (Vissac et Hentgen, 1979).

Pour Mazoyer, un système agraire était défini comme « un mode d’exploitation du milieu, historiquement constitué et durable, adapté aux conditions bioclimatiques d’un espace donné, et répondant aux conditions et aux besoins sociaux du moment » (1987). Permettant de rendre compte de l’évolution historique et de la différenciation géographique des formes d’agriculture dans le monde, de suivre et de caractériser les grands changements affectant les processus de production, ce concept comprenait comme variables essentielles : « le milieu cultivé et ses transformations historiquement acquises, les instruments de production et la force de travail qui les met en œuvre, le mode d’artificialisation du milieu qui en résulte, la division sociale du travail entre agriculteurs, artisanat et industrie et par conséquent le surplus agricole et sa répartition, les rapports d’échange, les rapports de propriété et les rapports de force, enfin, l’ensemble des idées et des institutions qui permettent d’assurer la reproduction sociale... » (idem).

Plus récemment, Mazoyer et Roudart (1997 : 46) ont redéfini le concept de système agraire comme « l’expression théorique d’un type d’agriculture historiquement constitué et géographiquement localisé, composé d’un écosystème cultivé caractéristique et d’un système social productif défini, celui-ci permettant d’exploiter durablement la fertilité de l’écosystème cultivé correspondant ». Ce sont précisément les interactions réciproques entre les éléments relevant d’une part de « l’écosystème cultivé » et d’autre part du « système social productif » qui confèrent à l’ensemble le caractère de système.

Les mécanismes de maintien et de reproduction des conditions d’exploitation de ces agro-écosystèmes, à savoir, outre les modalités de maintien de la fertilité, les conditions de reproduction des moyens matériels et humains de son exploitation ainsi que la stabilité des rapports sociaux dominants, bref tout ce qui participe de ce que nous pourrions appeler un mode de régulation, font partie intégrante du système agraire et participent de sa définition. Pour autant cette cohérence et ces modalités de régulation ne signifient pas absence de contradiction interne, de différenciation, de conflit. Au contraire même, les régimes d’accumulation et les mécanismes de la différenciation, notamment celle des systèmes de production, caractérisent le système lui-même ; la différenciation fait le système.

La spécialisation croissante des agriculteurs dans le seul segment de la production primaire, l’importance croissante des secteurs amonts et aval dans la fourniture des moyens de production et dans la transformation des produits, l’éloignement producteurs/consommateurs, l’urbanisation, les migrations nationales et internationales, ont pu faire apparaître aux yeux de certains le concept de système agraire comme moins opérant parce que les sociétés (même rurales) étaient de moins en moins « agricolo-agricoles ». Cette évolution a en effet amputé le secteur agricole d’une multitude de fonction et tâches anciennement réalisés par les agriculteurs ou leurs voisins immédiats artisans. Mais les modalités de la division de travail tout au long de ce processus de production de nourriture, depuis la production des moyens de production utilisés par les agriculteurs jusqu’à l’assiette des consommateurs, participent de la caractérisation du « système agraire ». Ce nouvel équilibre dans la division du travail et la répartition des tâches, et les nouvelles filières qui en ont émergé constituent donc autant d’éléments constitutifs des systèmes agraires.

Il est clair d’ailleurs que l’accroissement sans précédent des échanges marchands à longues distances, échanges dont la mondialisation contemporaine n’est que le prolongement et l’achèvement, rend les systèmes agraires plus ouverts que jamais et fait que certaines des conditions de leur reproduction sont à rechercher parfois bien loin de leur espace géographique d’expression.

Système agraire et emboitement d’échelles d’analyse

L’étude en termes de système agraire exige aussi de recourir à des concepts dont l’efficacité et la pertinence se situent à d’autres échelles d’analyse : à celle de l’unité de production pour le concept de système de production ; à celle du groupe de parcelles cultivées ou du troupeau pour celui de système de culture ou de système d’élevage. La combinaison de ces différentes échelles d’analyse, considérées comme autant de niveaux d’organisation fonctionnelle interdépendants, et de ces différents concepts, notamment grâce à celui, englobant, de système agraire, permet d’aborder la complexité des dynamiques agricoles actuellement en cours dans le Monde et celles de leurs évolutions historiques.

C’est à un usage « télescopique » du changement d’échelle qu’invite l’agriculture comparée, et tout particulièrement entre les trois niveaux d’analyse privilégiés que sont celui de la parcelle ou du troupeau, niveau d’observation des pratiques, celui de l’unité de production ou exploitation agricole, niveau d’intégration des différents systèmes de culture et systèmes d’élevage, et celui de la région ou du pays, niveau pertinent d’application du concept de système agraire. Il ne s’agit pas seulement de trois échelles spatiales différentes et emboîtées, mais aussi et surtout de trois niveaux d’organisation fonctionnelle interdépendants (fig 1).

Systeme agraire1.jpg


Figure n° 1: Objets, concepts et emboîtement d’échelles

Entre sciences du vivant et sciences sociales, un délicat positionnement du « système agraire »

Le concept de système agraire est aussi complexe qu’exigeant. Cette complexité est le reflet de la réalité qu'il cherche à décrire. Elle provient, d'une part, de l'exigence de combinaison d'échelles d'analyse très différentes, et d'autre part, de celle d'exprimer le faisceau de relations qui relient la sphère technique -des écosystèmes exploités et leur fonctionnement- à la sphère sociale -un système social productif-. Le système agraire ne peut alors être considéré comme un simple système technique de pratiques agricoles, ni réduit aux seules structures de répartition des terres destinées à l’agriculture. Il importe d’analyser conjointement les transformations des techniques agricoles et les modifications qui interviennent dans les rapports sociaux, non pas seulement à l’échelle locale mais aussi au niveau national et international. C’est en cela que les recherches menées en termes de systèmes agraires se différencient des travaux réalisés en matière de farming system research (FSR) dans les pays anglo-saxon. » (Dufumier, 2007 : 8)

Dès les années soixante-dix et quatre-vingt, le fait que les « approches système » développées par les collègues anglophones, notamment dans le cadre du CGIAR, intègrent fort peu la dimension historique des dynamiques agraires autant que l’enchâssement des choix techniques des agriculteurs dans leur contexte social et politique, explique d’une part que l’approche en termes de système agraire ait évolué en parallèle à celles regroupées sous le vocable FSR, plutôt que conjointement et d’autre part que le concept de système agraire n’ait pas fait fortune outre-Manche ni outre-Atlantique.

Il semble en effet que dans le monde académique anglo-saxon, deux familles d’approches se soient partagé les recherches consacrées à l’agriculture et au monde rural. D’une part toutes celles se réclamant de la FSR, centrées sur l’étude des processus techniques en termes de système, notamment à l’échelle de l’unité de production agricole, et souvent conduite par des agronomes ou leurs collègues se réclamant des sciences et techniques de l’agriculture. Des typologies d’exploitations agricoles étaient alors élaborées en fonction de « critères de différenciation » préalablement identifiés. Privilégiant l’étude des « systèmes » et de leur fonctionnement à un instant « t » (aujourd’hui) dans la perspective de l’élaboration de recommandations techniques, elle faisait peu de place à la compréhension des processus inscrits sur la longue durée, à l’histoire, aux conditions d’accès aux ressources, à la répartition de la valeur et à ses conséquences, aux relations sociales et aux mécanismes de différentiation, et enfin aux conditions d’insertion de la paysannerie dans la société globale.

D’autre part, et à la même époque, moins soucieuses d’expliciter le caractère systémique des processus de production, démarche laissée aux agronomes et économistes regroupés autour des FSR, les approches sociales de la question agraires ont connu une prolifération d’études regroupées sous le vocable de peasant studies ou agrarian studies (Bernstein & Byres, 2001). Mises en œuvre par des chercheurs en sciences sociales, se référant notamment à l’économie politique (ou agrarian political economy), à la sociologie et à l’histoire, ces recherches mettaient précisément l’accent sur les aspects peu ou pas abordés dans le cadre des FSR. Au contraire des précédentes, ces approche faisaient la part belle aux dynamiques sociales, à l’histoire, et au contexte économique et politique dans lequel s’inséraient les pratiques des agriculteurs et les relations qui les liaient à la société dans son ensemble. Elles mettaient en avant la différenciation sociale interne aux sociétés rurales, les rapports sociaux et le rôle de l’intégration au marché des sociétés rurales du Sud dans l’accroissement des inégalités. En revanche, les peasant studies ne faisaient que rarement appel au concept de « système » parce que le processus technique en tant que tel était rarement mis au centre de l’analyse. Par ailleurs, une certaine méfiance régnait vis-à-vis de l’approche en termes de systèmes, dans la mesure où la recherche des caractéristiques du système, de son « équilibre », de sa « cohérence interne », des « rétroactions » et « régulations » inhérentes à la notion même de système, de sa « reproductibilité » postulée en tant que telle semblait incompatible, aux yeux de ces chercheurs, avec la mise en évidence des conflits, tensions et différenciations internes, des rapports sociaux de production et d’échange, des période de crise et de recomposition, et donc des dynamiques historiques.

C’est de ce foisonnement de travaux relevant des peasant studies que semble avoir émergé outre-Atlantique à partir des années quatre-vingt, un nouveau thème fédérateur autour de la prise en compte conjointe des facteurs physiques et humains dans la dégradation de l’environnement (Blaikies, 1985), thème autour duquel allait s’individualiser l’écologie politique, Political Ecology (Peet & Watts, 1996). En postulant l’origine avant tout sociale et politique des processus de dégradation des écosystèmes et en questionnant le bien fondé des politiques menées par les pouvoirs publics en matière environnementale autant que les stratégies et résistances provoquées par ces mêmes politiques, l’écologie politique permettait de redécouvrir les pratiques paysannes dénoncées en haut lieu, leur logique propre et leur cohérence. Dans la continuité de ces approches, l’histoire environnementale, Environmental History a récemment ouvert une voie d’approfondissement de leur dimension historique, soulignant ainsi la complexité et la dynamique des relations nature/société et tout particulièrement des agriculteurs et des écosystèmes (relation entre intensification et environnement) dans lesquels ils vivent (Tiffen & Mortimore, 1994 ; Fairhead & Leach, 1996).

L’école française d’agriculture comparée a tenté au contraire, autour du concept de système agraire, de concilier ces deux types d’approches et de favoriser leur fertilisation croisée : approche systémique des processus productifs d’une part, compréhension fine de leur insertion dans le corps social et dans le temps long des dynamiques agraires, d’autre part. Aujourd’hui, bien que le concept de système agraire ne soit pas au centre de son corpus conceptuel, l’écologie politique américaine présente quelques similitudes avec l’école française d’agriculture comparée, notamment parce qu’elle postule que les dynamiques agraires résultent de l’évolution des rapports nature/sociétés et de leur expression à l’interface entre processus bio-technique et fait social. Le programme Agrarian Studies, développé aux États-Unis sous la direction de James C. Scott dans les années quatre-vingt-dix, était en effet construit en réaction au caractère a-historique de la plupart des études et recherches menées sur le « développement » et la « modernisation » des agricultures et des espaces ruraux. Il était basé sur les deux postulats suivants : (1) s’appuyer davantage sur le recueil des savoirs locaux et des pratiques mises en place par les agriculteurs et donc remettre le travail de terrain, à l’échelle locale, au centre de l’analyse et (2) mettre en œuvre une démarche à la fois comparatiste et basée sur un corpus de connaissances pluridisciplinaire (Scott and Bhatt (eds), 2001).

Trente ans après la création de départements spécialisés sur l’étude des systèmes agraires à l’Inra et au Cirad, un certain reflux de ces approches laisserait à penser que le concept de système agraire, et avec lui l’échelle régionale à laquelle il était le plus pertinent, serait quelque peu délaissé. Peut être le concept de système agraire est-il trop complexe et englobant, ou son application trop difficile à mettre en œuvre dans le cadre étroit d'un projet de recherche mono-disciplinaire ou dans celui d'une opération de vulgarisation, pour que son usage puisse en être largement répandu au sein d'une communauté scientifique exagérément spécialisée et peu encline au mariage entre sciences « dures » et sciences sociales ». Dès lors, le vide laissé par l’abandon, par certains agronomes, de ce concept et de cette échelle d’analyse, fait que tout ce qui dépasse l’exploitation agricole est encore trop souvent abordé en termes d’« environnement économique » ou dans le cadre étroit et linéaire de la filière (« approche filière »), alors que les relations entre ces éléments « externes » sont complexes et doivent plus que jamais être analysées en termes de système. Par ailleurs, le retour en force du « local », du « paysage », du « territoire » dans les approches environnementales, la nécessité de plus en plus ressentie d’une compréhension globale des problèmes et du caractère indissociable du « technique » et du « social » n’imposent-t-ils pas, à nouveau, de porter une attention particulière à cette échelle d’analyse et d’appréhender le tout pour en comprendre les parties ?

Références citées

  • Bernstein H., Byres T.J., 2001. From Peasant Studies to Agrarian Change. Journal of Agrarian Change, 1 (1) : 1-56.
  • Blaikie P., 1985. The Political Economy of Soil Erosion in Developing Countries. Pearson Education, Longman Scientific & Technical, New York, USA.
  • Brunet R., Ferras R., Théry H., 1993. Les mots de la Géographie, Dictionnaire critique. Reclus, Montpellier / la Documentation Française, Paris, 518 p.
  • Cholley A., 1946. Problèmes de structure agraire et d’économie rurale. Annales de géographie, N° 298 : 81-101.
  • Cochet H., 2011. L’Agriculture Comparée. QUAE/NSS/AgroParisTech (sous presse).
  • Deffontaines J.P., Osty P.L., 1977. Des systèmes de production agricole aux systèmes agraires, Présentation d’une recherche. L’Espace Géographique, n° 3 : 195-199.
  • Dufumier M., 2007. Agriculture Comparée et développement Agricole. Revue Tiers Monde, n° 191 : 1-16. Texte intégral sur le site de la revue.
  • Fairhead J., Leach M., 1996. Misreading the African Landscape. Society and ecology in a forest-savanna mosaic. Cambridge University Press, Cambridge.
  • Fénelon P., 1970. Vocabulaire de géographie agraire. Faculté des lettres et sciences humaines de Tours, 692 p.
  • George G., Verger F., 2000. Dictionnaire de la Géographie. PUF, Paris (1ère édition 1970).
  • Johnston R. J., Gregory D., Pratt G., Watts M., 2000. The dictionary of Human Geography (4th Edition), Blackwell, Oxford, UK.
  • Levy J., Lussault M., 2003. Dictionnaire de la Géographie et de l’espace des sociétés. Belin, Paris, 1032 p.
  • Mazoyer M., 1987. Dynamique des Systèmes Agraires. Rapport de synthèse présenté au Comité des systèmes agraires. Ministère de la Recherche et de la Technologie, Paris.
  • Mazoyer M., Roudart L., 1997. Histoire des agricultures du monde, du néolithique à la crise contemporaine. Le Seuil, Paris, 545 p.
  • Peet R., Watts M. (ed.), 2004. Liberation ecologies. Environment, Development, Social movements. , 2nd Edition, Routledge, London &d New York.
  • Scott J.C., Bhatt N. (dir.), 2001. Agrarian studies: Synthetic work at the cutting edge. Yale University Press, Newhaven and London, 320 p.
  • Tiffen, M., Mortimore, M., Gichuki, F., 1994. More people, less erosion, environmental recovery in Kenya. Overseas Development Institute, London / John Wiley & Sons, Chichester.
  • Vissac B., Hentgen A., 1979. Présentation du Département de recherches sur les systèmes agraires et le développement. In : Éléments pour une problématique de recherche sur les systèmes agraires et le développement. Versailles, Inra-SAD, 114 p. + annexes.

Pour en savoir plus

  1. voir par exemple V.I. Lénin, The Essence of “The Agrarian Problem in Russia” sur le site marxists.org
  2. Site du département SAD de l'Inra

Autres langues

Bandeau bas MotsAgro.jpg