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Le mot de régulation biologique s’est diffusé dans le champ de l’agriculture à partir des années 2000, dans le sillage des travaux sur les impacts des modifications des écosystèmes pour le bien-être humain (''Millennium Ecosystems Assessment'', 2005) et de la prise en compte progressive des services rendus par la biodiversité (Diaz & Wilby, 2005). Et ses usages ont commencé à se développer dans la [[recherche agronomique]], particulièrement en France, avec le développement de l’[[agroécologie]] à partir des années 2010 (Duru ''et al.'', 2015).
Le mot de régulation biologique s’est diffusé dans le champ de l’agriculture à partir des années 2000, dans le sillage des travaux sur les impacts des modifications des écosystèmes pour le bien-être humain (''Millennium Ecosystems Assessment'', 2005) et de la prise en compte progressive des services rendus par la biodiversité (Diaz & Wilby, 2005). Et ses usages ont commencé à se développer dans la [[recherche agronomique]], particulièrement en France, avec le développement de l’[[agroécologie]] à partir des années 2010 (Duru ''et al.'', 2015).
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* « un ajustement, conformément à quelque règle ou norme, d’une pluralité de mouvements ou d’actes et de leurs effets ou produits que leur diversité ou leur succession rend d’abord étrangers les uns aux autres » (Canguilhem, 1977a),  
* « un ajustement, conformément à quelque règle ou norme, d’une pluralité de mouvements ou d’actes et de leurs effets ou produits que leur diversité ou leur succession rend d’abord étrangers les uns aux autres » (Canguilhem, 1977a),  
* une « fonction de mise en relation des parties et de coordination » qui permet de :
* une « fonction de mise en relation des parties et de coordination » qui permet de :
** Compenser à priori et de maintenir un équilibre,
** Compenser ''a priori'' et de maintenir un équilibre,
** Rectifier à postériori des variations et des perturbations,
** Rectifier ''a posteriori'' des variations et des perturbations,
**Maintenir ainsi l’intégration des parties, mais également l’intégrité de la forme, ou sa réparation,
**Maintenir ainsi l’intégration des parties, mais également l’intégrité de la forme, ou sa réparation,
** Retarder la dégradation inévitable,
** Retarder la dégradation inévitable,
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==Les usages du mot régulation biologique en agronomie : difficultés initiales et appropriation progressive==
==Les usages du mot régulation biologique en agronomie : difficultés initiales et appropriation progressive==
===En agriculture, on améliore le milieu cultivé===
===En agriculture, on améliore le milieu cultivé===
Même si l’agronomie, en tant que discipline académique, n’a véritablement affirmé son autonomie qu’à partir des années 1970 par la construction d’un corpus conceptuel et méthodologique original (Boiffin et al., 2022), la production de savoirs sur le milieu cultivé et la conception de techniques permettant de valoriser ce milieu sont bien plus anciens. Mais l’objectif historique de l’agriculture ayant été principalement l’augmentation du [[signification des rendements|rendement]] de production, l’idée de régulation biologique ne pouvait faire sens pour les agriculteurs et les agronomes, le [[milieu naturel]] devant être amélioré par l’homme dans la grande majorité des cas (Prévost, 1999 : 24). Ainsi, tout au long de l’histoire de l’agriculture, ce sont avant tout les facteurs de [[croissance]] et de [[développement]] des plantes cultivées qui ont été la principale préoccupation : l’eau dans les pays secs ([[aménagement]]s hydrauliques depuis l’Antiquité dans les pays méditerranéens), les[[amendement]]s ([[fumier]] et [[marne]] à partir de l’an 1000 en Europe), ou les nutriments (travaux des physiciens et surtout des chimistes à partir du XVIII<sup>e</sup> siècle, comme Lavoisier ou [[A pour personne citée::Justus von Liebig|Liebig]]) (Russel, 1970 ; Dagognet, 1973). Quand [[A pour personne citée::Adrien de Gasparin|Gasparin]] publie le Cours d’agriculture puis les Principes d’agronomie (années 1840 et 1850), il définit différents [[système de culture|systèmes de culture]] à partir du gradient d’exploitation de la nature : les procédés qui répondent aux forces spontanées de la nature (système forestier, système des [[pâturage]]s), ceux où le travail de l’homme est aidé par les forces de la nature (système des [[jachère]]s, système des cultures arborescentes), et ceux où la nature est suppléée par l’homme (système continu avec [[engrais]]). L’idée de régulation biologique peut aisément être comprise dans les « forces de la nature », mais elle n’a pas fait partie du vocabulaire des agronomes de l’époque.
Même si l’agronomie, en tant que discipline académique, n’a véritablement affirmé son autonomie qu’à partir des années 1970 par la construction d’un corpus conceptuel et méthodologique original (Boiffin ''et al.'', 2022), la production de savoirs sur le milieu cultivé et la conception de techniques permettant de valoriser ce milieu sont bien plus anciens. Mais l’objectif historique de l’agriculture ayant été principalement l’augmentation du [[signification des rendements|rendement]] de production, l’idée de régulation biologique ne pouvait faire sens pour les agriculteurs et les agronomes, le [[milieu naturel]] devant être amélioré par l’homme dans la grande majorité des cas (Prévost, 1999 : 24). Ainsi, tout au long de l’histoire de l’agriculture, ce sont avant tout les facteurs de [[croissance]] et de [[développement]] des plantes cultivées qui ont été la principale préoccupation : l’eau dans les pays secs ([[aménagement]]s hydrauliques depuis l’Antiquité dans les pays méditerranéens), les [[amendement]]s ([[fumier]] et [[marne]] à partir de l’an 1000 en Europe), ou les nutriments (travaux des physiciens et surtout des chimistes à partir du XVIII<sup>e</sup> siècle, comme Lavoisier ou [[A pour personne citée::Justus von Liebig|Liebig]]) (Russel, 1970 ; Dagognet, 1973). Quand [[A pour personne citée::Adrien de Gasparin|Gasparin]] publie le Cours d’agriculture puis les Principes d’agronomie (années 1840 et 1850), il définit différents [[système de culture|systèmes de culture]] à partir du gradient d’exploitation de la nature : les procédés qui répondent aux forces spontanées de la nature (système forestier, système des [[pâturage]]s), ceux où le travail de l’homme est aidé par les forces de la nature (système des [[jachère]]s, système des cultures arborescentes), et ceux où la nature est suppléée par l’homme (système continu avec [[engrais]]). L’idée de régulation biologique peut aisément être comprise dans les « forces de la nature », mais elle n’a pas fait partie du vocabulaire des agronomes de l’époque.


===L’idée de régulation dans les concepts et outils de l’agronomie===
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===De l’importance de la biodiversité à l’agroécologie, les usages du mot régulation biologique s’affirment en agronomie à partir des années 2000===
===De l’importance de la biodiversité à l’agroécologie, les usages du mot régulation biologique s’affirment en agronomie à partir des années 2000===
Au milieu des années 2000 se diffuse le concept de <u>service écosystémique</u>. Il met en avant le rôle de la biodiversité dans les services rendus par les écosystèmes, en distinguant les services de régulation, de provision et culturels (Common International Classification of Ecosystems Services, version 5.1). Cette terminologie met en avant la notion de régulation. Les services de régulation désignent « les processus écologiques contribuant à l’activité régulatrice des écosystèmes, c’est-à-dire la capacité à moduler dans un sens favorable à l’homme » les flux de matière et d’énergie tels que la régulation du climat, le maintien de la qualité de l’eau, de l’air, des [sol]s, la régulation des processus biologiques et l’atténuation d’événements extrêmes (Therond et al., 2017). La régulation biologique y désigne alors plus particulièrement la régulation des processus biotiques des [[agrosystème, agroécosystème|agroécosystèmes]], à savoir la pollinisation et le contrôle biologique, par opposition à la régulation des composantes physiques, comme le climat et l’eau (Lavorel et al., 2008).
Au milieu des années 2000 se diffuse le concept de <u>service écosystémique</u>. Il met en avant le rôle de la biodiversité dans les services rendus par les écosystèmes, en distinguant les services de régulation, de provision et culturels (Common International Classification of Ecosystems Services, version 5.1). Cette terminologie met en avant la notion de régulation. Les services de régulation désignent « les processus écologiques contribuant à l’activité régulatrice des écosystèmes, c’est-à-dire la capacité à moduler dans un sens favorable à l’homme » les flux de matière et d’énergie tels que la régulation du climat, le maintien de la qualité de l’eau, de l’air, des [[sol]]s, la régulation des processus biologiques et l’atténuation d’événements extrêmes (Therond et al., 2017). La régulation biologique y désigne alors plus particulièrement la régulation des processus biotiques des [[agrosystème, agroécosystème|agroécosystèmes]], à savoir la pollinisation et le contrôle biologique, par opposition à la régulation des composantes physiques, comme le climat et l’eau (Lavorel et al., 2008).


En agronomie, l’usage de l’expression « régulation biologique » s’est répandu à partir des années 2010, au moment où l’agronomie se tourne vers l’agroécologie, avec l’abandon du terme agrosystème au profit de l’agroécosystème (Papy et al., 2022). Pour réduire les impacts négatifs de l’agriculture sur les écosystèmes, il ne s’agit plus seulement de [[raison, rationnel et Cie : mots piégés !|raisonner]] l’utilisation des intrants externes, mais de favoriser les régulations biologiques spontanées, internes au fonctionnement de l’agroécosystème, et contribuant à la production. Plutôt que de recourir à des interventions mécaniques ou chimiques pour piloter l’agroécosystème, il s’agit alors de recourir à des régulations faisant intervenir sa composante biologique. Cela correspond aux principes initiaux de l’agroécologie énoncés par Altieri (1986). Pour l’agronome, ceci passe par une reconception des systèmes de culture et de leur agencement dans le [[territoire]], recourant plus à la biodiversité fonctionnelle et avec des techniques favorables aux services écosystémiques (Lescourret, 2012).
En agronomie, l’usage de l’expression « régulation biologique » s’est répandu à partir des années 2010, au moment où l’agronomie se tourne vers l’agroécologie, avec l’abandon du terme agrosystème au profit de l’agroécosystème (Papy et al., 2022). Pour réduire les impacts négatifs de l’agriculture sur les écosystèmes, il ne s’agit plus seulement de [[raison, rationnel et Cie : mots piégés !|raisonner]] l’utilisation des intrants externes, mais de favoriser les régulations biologiques spontanées, internes au fonctionnement de l’agroécosystème, et contribuant à la production. Plutôt que de recourir à des interventions mécaniques ou chimiques pour piloter l’agroécosystème, il s’agit alors de recourir à des régulations faisant intervenir sa composante biologique. Cela correspond aux principes initiaux de l’agroécologie énoncés par Altieri (1986). Pour l’agronome, ceci passe par une reconception des systèmes de culture et de leur agencement dans le [[territoire]], recourant plus à la biodiversité fonctionnelle et avec des techniques favorables aux services écosystémiques (Lescourret, 2012).

Dernière version du 13 septembre 2024 à 08:53

Auteur : Philippe Prévost et Antoine Gardarin

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Article accepté le 25 mars 2023
Article mis en ligne le 28 mars 2023

Le mot de régulation biologique s’est diffusé dans le champ de l’agriculture à partir des années 2000, dans le sillage des travaux sur les impacts des modifications des écosystèmes pour le bien-être humain (Millennium Ecosystems Assessment, 2005) et de la prise en compte progressive des services rendus par la biodiversité (Diaz & Wilby, 2005). Et ses usages ont commencé à se développer dans la recherche agronomique, particulièrement en France, avec le développement de l’agroécologie à partir des années 2010 (Duru et al., 2015).

Définitions

Le concept de « régulation biologique » est central en biologie. Deux définitions font référence dans ce domaine :

  • « un ajustement, conformément à quelque règle ou norme, d’une pluralité de mouvements ou d’actes et de leurs effets ou produits que leur diversité ou leur succession rend d’abord étrangers les uns aux autres » (Canguilhem, 1977a),
  • une « fonction de mise en relation des parties et de coordination » qui permet de :
    • Compenser a priori et de maintenir un équilibre,
    • Rectifier a posteriori des variations et des perturbations,
    • Maintenir ainsi l’intégration des parties, mais également l’intégrité de la forme, ou sa réparation,
    • Retarder la dégradation inévitable,
    • Favoriser l’adaptation,
    • Anticiper sur des variations et des perturbations (Rumelhard, 1995).

En agronomie, une définition a été proposée dans le [Dictionnaire d’Agroécologie Dictionnaire d’agroécologie] (Sagorin et al., 2022) :

  • « Ensemble des interactions et des transformations opérant au sein des systèmes biotechniques de l’agroécosystème. La régulation biologique regroupe les concepts de régulation naturelle, pollinisation et lutte biologique. Elle est de deux types :
    • Régulation biologique spontanée : auto-organisation de l’écosystème permettant, en réponse à des perturbations, de conserver l’état d’équilibre antérieur ou d’adapter le système en l’amenant vers un nouvel état d’équilibre ;
    • Régulation biologique induite : ensemble des interactions biologiques qui découlent des pratiques et des activités agricoles définies par l’homme pour atteindre des niveaux d’équilibre (seuils biologiques), en vue de remplir ses objectifs agronomiques ».

Compte-tenu de l’entrée récente de ce concept dans le vocabulaire des agronomes, et de l’accroissement de ses usages dans la recherche et dans la pratique, cette définition devrait être évolutive.

Le terme de régulation biologique, après celui de régulation, a connu dans l’histoire des sciences des évolutions qui lui permettent un certain nomadisme disciplinaire, qu’il faut préciser.


Brève histoire du concept de régulation biologique dans les sciences

Régulateur et régulation, avant la spécification biologique

Régulateur et régulation viennent de règle (latin regula), qui a donné trois verbes : régler, réguler et régulariser (Rey, dir., 1992 : 1750-1753).

Si régulation apparaît dans le dictionnaire de Littré en 1872, uniquement comme terme de technologie mécanique, il a été précédé plus de 150 ans auparavant par régulateur, qui désignait des objets ou des dispositifs techniques intégrés dans des machines (id. : 1753), comme les horloges… ou les charrues. L’origine des notions de régulateur et de régulation reste incertaine, car il peut y avoir plusieurs filiations techniques et théoriques au sein de la civilisation grecque (Rumelhard, 1995), par exemple la Clepsydre, horloge à eau inventée au IIIe siècle avant Jésus-Christ, considérée comme le plus ancien mécanisme possédant un dispositif régulateur, ou l’approche médicale d’Hippocrate, qui fait appel au pouvoir naturel de restitution et de réintégration (« vis medicatrix naturae » = la nature qui soigne par elle-même) (Schneeberger, 1992). Mais c’est au XVIIe siècle que l’émergence du terme de régulateur s’affirme dans différents domaines, avec l’assimilation analogique ou métaphorique de l’organisme à la machine (Canguilhem, 1977b). En biologie, il est d’abord introduit en physiologie animale par Lavoisier dans ses travaux sur la chaleur animale, où il considère qu’il existe trois « régulateurs » principaux : la respiration, la transpiration et la digestion (Jacob, 1970). Puis les travaux de Claude Bernard sur le milieu intérieur élargissent l’approche de Lavoisier, qui était essentiellement conservatrice, pour devenir également « une fonction préservatrice de l’intégrité d’un tout » (Bernard, 1857, cité par Canguilhem, 1977b). Dès lors, le concept de régulation biologique s’étend à tous les domaines de la biologie tout au long du XXe siècle, en recouvrant « la quasi-totalité des opérations de l’être vivant : morphogénèse, régénération des parties mutilées, maintien de l’équilibre dynamique, adaptations aux conditions de vie dans le milieu. La régulation, c’est le fait biologique par excellence » (Canguilhem, 1977a).

La régulation biologique, pour spécifier l’idée de régulation dans les sciences

Au-delà du domaine biologique, le terme régulation est devenu au cours du XXe siècle un concept nomade (au sens de Stengers, 1987) traversant disciplines scientifiques, en partant des exemples de régulations en biologie. La diffusion de ce concept dans les sciences a ainsi fait l’objet d’appropriations disciplinaires spécifiques (en particulier dans les sciences humaines comme l’économie), et il faut désormais toujours spécifier le domaine d’usage.

Les régulations biologiques dans l’organisme vivant ont été à l’origine de nouvelles démarches scientifiques. C’est le cas de Cannon (1946) qui, à partir des observations du fonctionnement biologique et de l’approche du milieu intérieur de Claude Bernard, a forgé le concept d’homéostasie, « état qui peut varier mais relativement stable, du fait de mécanismes correcteurs qui entrent en jeu quand l’équilibre normal de l’organisme est rompu ». Ce concept est également à l’origine de la théorie de la cybernétique (Wiener, 1948), puis de la systémique (Von Bertalanffy, 1968). Dans la théorie générale des systèmes, Von Bertalanffy élargit la compréhension du concept de régulation, en considérant qu’il existe plusieurs modalités de régulation biologique : la rétroaction, qui est responsable en particulier de l’homéostasie, l’équifinalité qui permet d’atteindre un même état stable à partir d’états initiaux différents, et le comportement adaptatif qui permet le maintien d’un système ouvert dans un état stable. La théorie systémique a ainsi permis de rompre avec l’idée que la régulation biologique est uniquement une fonction de conservation de l’état d’un système, mais qu’elle est aussi une fonction d’adaptation du système ouvert aux changements extérieurs.

Un approfondissement s’est ensuite poursuivi dans le champ des sciences cognitives. Piaget (1975) a ainsi proposé un principe de classification des régulations selon leur hiérarchie : les régulations simples, les régulations de régulations, etc., jusqu’à des auto-régulations avec auto-organisation. Et il développe la théorie de l’équilibration en s’appuyant sur deux processus : l’assimilation, ou incorporation d’un élément extérieur au système, et l’accommodation, ou intégration de l’élément extérieur par réorganisation du système.

De nombreux travaux depuis lors ont renforcé le rôle des régulations (terme le plus souvent au pluriel) dans l’approche du fonctionnement des systèmes complexes, et particulièrement dans l’adaptation par auto-organisation. Dans son élaboration de « la Méthode » pour l’approche de la complexité, Edgar Morin (1977) considère ainsi que « pour l’être vivant comme pour l’être solaire, exister et fonctionner sont non séparables et la régulation concerne l’existence. […] La régulation est donc un aspect de la production de soi ». Dans les sciences cognitives, les travaux de Varela (1989) sur les systèmes autopoïétiques, c’est-à-dire des systèmes organisés en réseaux de processus de production de composants qui régénèrent continuellement par leurs transformations et leurs interactions le réseau qui les a produits, ont diffusé dans toutes les sciences du vivant, mais également bien au-delà. Atlan (2011) a ainsi montré comment, après les limites rencontrées par la biologie moléculaire et la génomique sur la maîtrise du fonctionnement du vivant, l’auto-organisation était devenue une fonction essentielle de tous les systèmes vivants du fait de la capacité d’émergence de nouvelles propriétés du système, et s’est répandue également dans les sciences techniques et dans les sciences humaines.


Les usages du mot régulation biologique en agronomie : difficultés initiales et appropriation progressive

En agriculture, on améliore le milieu cultivé

Même si l’agronomie, en tant que discipline académique, n’a véritablement affirmé son autonomie qu’à partir des années 1970 par la construction d’un corpus conceptuel et méthodologique original (Boiffin et al., 2022), la production de savoirs sur le milieu cultivé et la conception de techniques permettant de valoriser ce milieu sont bien plus anciens. Mais l’objectif historique de l’agriculture ayant été principalement l’augmentation du rendement de production, l’idée de régulation biologique ne pouvait faire sens pour les agriculteurs et les agronomes, le milieu naturel devant être amélioré par l’homme dans la grande majorité des cas (Prévost, 1999 : 24). Ainsi, tout au long de l’histoire de l’agriculture, ce sont avant tout les facteurs de croissance et de développement des plantes cultivées qui ont été la principale préoccupation : l’eau dans les pays secs (aménagements hydrauliques depuis l’Antiquité dans les pays méditerranéens), les amendements (fumier et marne à partir de l’an 1000 en Europe), ou les nutriments (travaux des physiciens et surtout des chimistes à partir du XVIIIe siècle, comme Lavoisier ou Liebig) (Russel, 1970 ; Dagognet, 1973). Quand Gasparin publie le Cours d’agriculture puis les Principes d’agronomie (années 1840 et 1850), il définit différents systèmes de culture à partir du gradient d’exploitation de la nature : les procédés qui répondent aux forces spontanées de la nature (système forestier, système des pâturages), ceux où le travail de l’homme est aidé par les forces de la nature (système des jachères, système des cultures arborescentes), et ceux où la nature est suppléée par l’homme (système continu avec engrais). L’idée de régulation biologique peut aisément être comprise dans les « forces de la nature », mais elle n’a pas fait partie du vocabulaire des agronomes de l’époque.

L’idée de régulation dans les concepts et outils de l’agronomie

Les principes de conservation et d’adaptation des systèmes, qui caractérisent la notion de régulation, ne sont bien évidemment pas absents du fonctionnement du milieu cultivé et de l’activité agricole. Prévost (1997) a analysé la dimension métaphorique de différentes notions agronomiques, en distinguant celles qui concernent le fonctionnement du peuplement végétal et celles qui concernent la gestion du système de culture.

Concernant le peuplement végétal, des notions très utilisées comme le bilan (humique, azoté, …), l’équilibre (ionique, biologique, …), ou le schéma d’élaboration du rendement (facteurs et conditions de rendement, devant prendre en compte des régulations internes au milieu de culture), et plus largement la fertilité, ne sont pas éloignées de l’idée de régulation.

De même, dans la gestion d’un système de culture, les notions de rotation, d’assolement, de risque, mais aussi d’activité, intègrent les phénomènes de régulation, qui peuvent être de divers ordres, biologique ou socio-économique. Sebillotte (1989) considère ainsi que l’agriculteur « organise des régulations de toutes sortes, par exemple sur le plan physique (rôle des stocks, …), sur le plan du travail (échanges internes avec la famille, relations avec le voisinage, …), sur le plan monétaire (rôle de l’élevage, …) ». A cette époque, l’agronome Sebillotte ne fait pas référence à la régulation biologique, mais à la régulation socio-économique.

La démarche systémique à l’origine de l’emploi du mot régulation par les agronomes français

En agronomie comme en biologie, le terme de régulation a devancé celui de régulation biologique. Et c’est en s’appropriant la démarche systémique que les agronomes l’ont adopté. Dans l’ouvrage Le fait technique en agronomie (1989), Gras et al., en s’intéressant aux trajectoires d’évolution des systèmes agricoles, à tous niveaux (parcelle de culture, exploitation agricole, système agraire), caractérisent plusieurs catégories de régulations :

  • Des régulations à constance, où la régulation s’oppose à la variation ;
  • Des régulations à tendance, où la régulation accentue la variation ;
  • Des régulations passives qui ne compensent pas les perturbations mais les atténuent ;
  • Des régulations actives qui compensent les perturbations, soit avant elles, soit après elles (Gras et al., 1989).

Mobilisant dans leur réflexion la théorie de l’équilibration de Piaget et celle du système général de Le Moigne (1977), Gras et al. limitent la compréhension du concept de régulation aux phénomènes où l’activité du système a pour objectif de le maintenir dans un état d’équilibre dynamique et où les relations avec l’environnement sont stables (Tableau 1).

Tableau 1 : Equilibration d’un système (selon Gras et al., 1989 : 29)
Nature des projets
Permanente
Changeante
Relations du système avec son environnement Permanentes ou reconnues Régulation passive Adaptation par modification de la structure
active
Changeantes Adaptation par programme Évolution de la structure
(Le cas « Évolution de la structure » ne fait pas partie de l’équilibration, parce que les durées sont d’un ordre de grandeur beaucoup plus élevé que dans les autres cas).

L’émergence du concept d’auto-organisation étant postérieure à ces travaux, cette approche de la régulation par la théorie de l’équilibration n’a pas été reprise dans l’organisation conceptuelle de l’agronomie.

De l’importance de la biodiversité à l’agroécologie, les usages du mot régulation biologique s’affirment en agronomie à partir des années 2000

Au milieu des années 2000 se diffuse le concept de service écosystémique. Il met en avant le rôle de la biodiversité dans les services rendus par les écosystèmes, en distinguant les services de régulation, de provision et culturels (Common International Classification of Ecosystems Services, version 5.1). Cette terminologie met en avant la notion de régulation. Les services de régulation désignent « les processus écologiques contribuant à l’activité régulatrice des écosystèmes, c’est-à-dire la capacité à moduler dans un sens favorable à l’homme » les flux de matière et d’énergie tels que la régulation du climat, le maintien de la qualité de l’eau, de l’air, des sols, la régulation des processus biologiques et l’atténuation d’événements extrêmes (Therond et al., 2017). La régulation biologique y désigne alors plus particulièrement la régulation des processus biotiques des agroécosystèmes, à savoir la pollinisation et le contrôle biologique, par opposition à la régulation des composantes physiques, comme le climat et l’eau (Lavorel et al., 2008).

En agronomie, l’usage de l’expression « régulation biologique » s’est répandu à partir des années 2010, au moment où l’agronomie se tourne vers l’agroécologie, avec l’abandon du terme agrosystème au profit de l’agroécosystème (Papy et al., 2022). Pour réduire les impacts négatifs de l’agriculture sur les écosystèmes, il ne s’agit plus seulement de raisonner l’utilisation des intrants externes, mais de favoriser les régulations biologiques spontanées, internes au fonctionnement de l’agroécosystème, et contribuant à la production. Plutôt que de recourir à des interventions mécaniques ou chimiques pour piloter l’agroécosystème, il s’agit alors de recourir à des régulations faisant intervenir sa composante biologique. Cela correspond aux principes initiaux de l’agroécologie énoncés par Altieri (1986). Pour l’agronome, ceci passe par une reconception des systèmes de culture et de leur agencement dans le territoire, recourant plus à la biodiversité fonctionnelle et avec des techniques favorables aux services écosystémiques (Lescourret, 2012).

Au sens large, les régulations biologiques recouvrent alors l’ensemble des interactions biotiques de l’agroécosystème jugées favorables à l’agriculture. Les composantes et les processus de l’agroécosystème faisant l’objet de régulation peuvent être de nature chimique (ex. : quantité d’azote minéral du sol par fixation symbiotique, disponibilité du phosphore par l’activité rhizosphérique), physique (ex. : structuration du sol par bioturbation, stabilité structurale via l’activité des micro-organismes), climatique (modification du microclimat par le couvert végétal) ou encore biologique (régulation de la dynamique des bioagresseurs par prédation).

Dans son utilisation la plus fréquente, le champ d’application est restreint à la régulation des bioagresseurs, et plus encore aux mécanismes de régulation descendante (ou top-down) par les auxiliaires, appelée aussi régulation naturelle, alors que les régulations ascendantes (ou bottom-up) faisant intervenir la gestion du couvert végétal, peuvent être aussi considérées comme régulations biologiques. C’est dans ce sens que le réseau mixte technologique « Biodiversité et agriculture » s’est approprié l’expression en 2014, avec un groupe de travail dédié intitulé « Régulation biologique des bioagresseurs », contribuant à la diffusion du terme auprès des acteurs de la R&D en France (Ricard et al., 2017).

L’expression est peu usitée dans la littérature scientifique dans le champ de l’agroécologie, car elle n’a pas d’équivalent direct en anglais, si ce n’est « biotic interaction » (Chakraborty & Li, 2011 ; Médiène et al., 2011) dans un sens très large. Dans un sens plus restreint « natural regulation » et « biotic regulation » ont été beaucoup employés en écologie avant les années 2000, dans des travaux sur des populations d’organismes hors contexte agricole (par ex. Cole, 1971) et plus récemment pour désigner la régulation des bioagresseurs, le plus souvent par des scientifiques francophones (Malézieux et al., 2012 ; Lechenet et al., 2016 ; Brévault & Clouvel, 2019).

Régulations et régulation biologique, une approche intégratrice pour comprendre et agir au sein de l’agroécosystème ?

En agronomie, les phénomènes de régulation concernent ainsi à la fois des flux liés aux cycles biologiques des systèmes vivants (éléments fertilisants, matière organique du sol, eau, populations d’adventices, ennemis des cultures, pesticides…) et des flux d’ordre socio-économique (trésorerie, main d’œuvre, équipements…). Comme dans les autres secteurs d’activité, il faut donc spécifier la nature de la régulation. Elle est biologique lorsqu’elle concerne les flux de matières, de particules ou d’entités vivantes (bactéries, virus), et elle est socio-économique lorsqu’elle concerne ceux portant sur le fonctionnement économique et social de l’entreprise agricole.

Dans les processus de régulation biologique, il est également nécessaire de distinguer ceux qui sont intrinsèques au milieu de culture, du fait de l’auto-organisation des systèmes vivants (ou régulation spontanée), de ceux qui sont extrinsèques, parce qu’induits par l’activité de l’agriculteur (régulation biologique induite). Et dans l’activité de l’agriculteur, la régulation peut s’envisager sur un mode proactif, visant à anticiper les variations, ou selon un mode rétroactif, visant à contrôler les flux par correction de la déviation (Prévost, 1997, 1999). La figure 1 synthétise ainsi la fonction de régulation biologique dans l’agroécosystème.

Figure 1 : Les fonctions de régulation biologique au sein de l’agroécosystème

La notion de régulation biologique prend ainsi une place particulière dans l’organisation conceptuelle de l’agronomie, par le fait qu’elle concerne à la fois le fonctionnement spontané de l’écosystème cultivé et le pilotage de ce fonctionnement par l’agriculteur. Elle met en évidence la relation entre l’agriculteur et le milieu cultivé, qui est une relation partenariale où régulations spontanées et régulations induites se combinent, et non une relation d’exploitation de l’écosystème par l’homme sans prise en compte des phénomènes d’auto-organisation de l’écosystème (Reboud & Malézieux, 2015).

Pour autant, le terme régulation biologique pose toujours des difficultés aux agronomes, parce que son opérationnalité est encore limitée, tant par la difficulté de représentation des processus de régulation spontanée, du fait du manque de connaissances scientifiques sur ces processus, que par le fait que les agriculteurs, pendant la période d’intensification de l’agriculture depuis 1970, ont construit leur identité professionnelle sur le contrôle plutôt que sur la régulation (Prévost, 2000).


Des usages encore à construire pour affirmer la fonction de régulation en agronomie

Régulation biologique et équilibre

Les définitions de « régulation » comme celles citées au début de cet article, font référence à la notion d’équilibre. La régulation biologique ramène le système biologique vers un état d’équilibre, en maintenant stables son état et son fonctionnement, selon le concept d’homéostasie appliqué aux écosystèmes, qui est peu employé en agronomie. Selon cette conception, telle que développée par Gorshkov et al. (2020), les écosystèmes naturels contrôlent et maintiennent leur environnement biotique et abiotique dans un état de fonctionnement « optimal » et compensent les écarts à cet optimum par le jeu de régulations biotiques aux échelles locales et globales. Pourtant, la réalité d’un équilibre stable reste le plus souvent à démontrer, en écologie comme en agronomie (Peterson, 1999).

En effet, les écosystèmes, et plus encore les agroécosystèmes, sont dans des environnements dynamiques ouverts. Ils connaissent des variations permanentes, par exemple du fait des interventions techniques, de la stochasticité environnementale, etc. Ainsi que le rappelle Griffon (2017), les équilibres, s’ils existent, ne peuvent être que dynamiques. Il suggère même que les agroécosystèmes et leur fonctionnement sont en déséquilibre permanent, en transition d’un équilibre à un autre.

Si les régulations biologiques ne maintiennent pas nécessairement constant l’état de l’agroécosystème, elles peuvent atténuer l’amplitude des fluctuations. Par exemple, la compétition intraspécifique évite à des populations d’organismes d’atteindre des niveaux trop élevés ou trop faibles, de même que la prédation dans une dynamique de populations proie-prédateur. Elles peuvent aussi réduire la vitesse des changements, la dynamique des processus, telle que la propagation des maladies fongiques dans des mélanges variétaux de céréales (Valavielle-Pope et al., 1991).

Entre complexité et opérationnalité

Les régulations biologiques au sein de l’agroécosystème sont indissociables de la complexité qui intègre des rétroactions, ce qui génère des difficultés méthodologiques dans leur prise en compte. Par exemple, la régulation des ravageurs est souvent associée à un haut degré de diversité végétale et animale (Poeydebat et al., 2017). Une activité essentielle des agronomes consiste à comprendre ces régulations biologiques, à évaluer les interactions entre les différentes composantes de la biodiversité, celles avec le milieu et les techniques, afin d’identifier des leviers permettant de les orienter dans le sens souhaité.

L’incomplétude des connaissances sur le fonctionnement des agroécosystèmes, sur la multiplicité des interactions trophiques et non trophiques, sur des processus non-linéaires et souvent peu tangibles car s’exerçant à des échelles très fines, sont sources de nombreuses incertitudes et limitent leur appropriation. Quel degré de maîtrise a-t-on du système ? Le changement de posture est renforcé par le fait qu’il ne s’agit plus directement de contrôler le système, mais de mettre en œuvre des techniques (voire ne rien faire) pour favoriser les conditions d’expression des régulations. De plus, la complexité ne garantit pas nécessairement un bon niveau de régulation car elle peut être source de déstabilisation, comme en présence de super-prédateurs, ou favoriser la diffusion des perturbations. Par exemple, dans le cas de réseaux trophiques de type culture–pucerons–parasitoïdes–hyper-parasitoïdes, des réseaux simples peuvent conduire à des niveaux de régulation des ravageurs plus élevés que des réseaux plus complexes (Gagic et al., 2011). Recourir aux régulations biologiques revient à adopter une posture plus en retrait et à « tirer les ficelles » de l’agroécosystème pour orienter son fonctionnement dans une direction souhaitable.

Enfin, les régulations biologiques peuvent parfois s’exprimer sur des échelles de temps long, voire très long, et des échelles spatiales parfois étendues, en raison des capacités de dispersion de certains organismes. Ces échelles sont distinctes des capacités d’action individuelles de la part des agriculteurs. Pour les prendre en compte, les agronomes doivent en conséquence orienter leurs démarches d’analyse et de conception vers les échelles territoriales et pluriannuelles.


Conclusion

Si le terme « régulation biologique » est devenu d’emploi courant en agronomie à partir des années 2010, le concept reste encore à stabiliser, pour plusieurs raisons.

Tout d’abord, il a été fortement mis en avant dans l’affirmation du paradigme agroécologique, pour réduire la dépendance aux intrants de synthèse et aux énergies fossiles. Dans la relation avec les écologues de la conservation, l’idée de régulation est aussi connotée plus positivement que celles de lutte ou de contrôle, du fait de son caractère moins interventionniste dans l’écosystème. Toutefois, il reste important de ne pas tomber dans l’écueil d’un usage imprudent qui ne faciliterait pas le travail de construction d’un concept opératoire pour l’action.

Par ailleurs, si la connaissance des processus de régulation biologique permet de rendre compte de la complexité du fonctionnement de l’agroécosystème et s’est intégrée dans les approches et les démarches de l’agronomie (approche systémique et multi-échelles), force est de constater que l’opérationnalité du concept de régulation biologique n’est encore pas suffisamment éprouvée pour pouvoir entrer dans le raisonnement agronomique des praticiens, en dehors du domaine de la protection agroécologique des cultures (Deguine & Ratnadass, 2016).

Pour autant, le concept de régulation biologique représente un concept clé pour l’agronomie, à l’instar de celui de système de culture (dont l’opérationnalité a également été longue à advenir dans la pratique), parce qu’elle permet de relier le fonctionnement de l’écosystème (aux différentes échelles d’espace et de temps) et l’action de l’agriculteur dans une démarche de co-production de biomasse dans le champ cultivé répondant au double objectif de production agricole et de fourniture de services à la société.


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