La chaquitaclla du Pérou : pelle, bâton à fouir, charrue ou bêche ?

De Les Mots de l'agronomie
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Auteur : Pierre Morlon

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Article accepté le 29 novembre 2012
Article mis en ligne le 4 décembre 2012



Introduction

Un outil exotique, une sorte de bêche, utilisé dans les Andes du Pérou et de Bolivie pour labourer des gazons (Morlon et al, 1992), ne justifierait pas un article dans cet ouvrage, si des auteurs étrangers à la région ne l’avaient qualifié et nommé des plus diverses façons, comme l’illustrent les citations qui suivent.

« Es tan abundante y fértil esta tierra de cualquier cosa que en ella se siembra, que de una hanega de trigo salen ciento y cinquenta, y á veces docientas, y lo ordinario es ciento, con no haber arados con que labrar la tierra, sino unas palas agudas con que los indios la revuelven » (Zárate, 1555, I, 8). « Cette région est si prodigue et fertile pour tout ce qu'on y sème, que d'un boisseau de blé en sortent cent cinquante, et parfois deux cents, et d'ordinaire c'est cent, et cela sans qu'il y ait de charrue pour labourer la terre, mais seulement certaines pelles tranchantes avec quoi les indiens la retournent »
« Traen por arado un palo de una braza en largo; es llano por delante y rollizo por detrás; tiene cuatro dedos de ancho; hácenle una punta para que entre en la tierra; media vara de la punta hacen un estribo de dos palos atados fuertemente al palo principal, donde el indio pone el pie de salto, y con la fuerza hinca el arado hasta el estribo. » (Garcilaso, 1609, lib. V, cap. 2) « Ils ont pour charrue un bâton long d'une brasse [env. 1,5 m] et large de quatre doigts ; il est plat par devant et rond par derrière ; ils lui font une pointe pour qu'il entre dans la terre. A une demi-aune [45 cm] de la pointe, ils font un étrier avec deux bouts de bois fortement attachés au bâton principal, où l'indien pose le pied en sautant, et grâce à cet élan il enfonce la charrue jusqu'à l'étrier. »
« The instrument which they used was a strong, sharp-pointed stake, traversed by a horizontal piece, ten or twelve inches from the point, on which the ploughman might set his foot and force it into the ground. » (Prescott, 1847). « L’outil qu’ils utilisaient était un pieu fort et pointu, traversé à dix ou douze pouces de la pointe par une pièce horizontale, sur laquelle le laboureur posait le pied et l’enfonçait dans le sol. »
(trad. Poret, Paris, 1861 : 143)
« (...) the most complicated instrument used by the Quechua agriculturist is nothing more than a primitive digging stick whose only concession to modernity is the fact that it possesses an iron blade » (Mishkin, 1946). « (...) l'instrument le plus compliqué utilisé par l’agriculteur quechua n'est rien de plus qu'un primitif bâton fouisseur dont la seule concession à la modernité est d'être muni d'une lame en fer ».
« Fait singulier, le Pérou incasique n'a guère dépassé le bâton à fouiller. Il faut avoir tenu, soi-même, quelques heures, ce bâton pointu pour savoir combien son maniement est pénible et peu efficace. Quoique modifié par les Péruviens puisqu'il comportait une lame de quelques centimètres de large et une barre latérale pour poser le pied, il reste surprenant de comparer les résultats obtenus par ce peuple, dont l'économie était foncièrement agricole, avec le caractère dérisoire de cet outil. Ce bâton péruvien est pourtant presque une bêche (...) » (Leroi-Gourhan, 1945 : 124 ou 1973 : 119-120.).

Aussi étonnant que cela paraisse, c’est bien du même outil que tous ces textes parlent ! Mais ils le rattachent à des catégories fort différentes : « pelle », « bâton fouisseur (ou à fouiller) », - « presque une bêche », « pieu », « charrue »... Et comme chaque nom suggère d’autres choses, différentes suivant le lecteur ou l’auditeur, on arrive à d’insolubles contradictions.


« Traduttore, traditore »

Reprenons en entier et traduisons le passage où Garcilaso (1609, lib. V, cap. 2) décrit la chaquitaclla et son utilisation :

« Traen por arado un palo de una braza en largo; es llano por delante y rollizo por detrás; tiene cuatro dedos de ancho; hácenle una punta para que entre en la tierra; media vara de la punta hacen un estribo de dos palos atados fuertemente al palo principal, donde el indio pone el pie de salto, y con la fuerza hinca el arado hasta el estribo. Andan en cuadrillas de siete en siete y de ocho en ocho, más y menos, como en la parentela o camarada, y, apalancando todos juntos a una, levantan grandísimos céspedes, increíbles a quien no los ha visto. Y es admiración ver que con tan flacos instrumentos hagan obra tan grande, y la hacen con grandísima facilidad, sin perder el compás del canto. Las mujeres andan contrapuestas a los varones, para ayudar con las manos a levantar los céspedes y volcar las raíces de las yerbas hacia arriba, para que se sequen y mueran y haya menos que escardar. » « Ils ont pour charrue un bâton long d'une brasse et large de quatre doigts ; il est plat par devant et rond par derrière ; ils lui font une pointe pour qu'il entre dans la terre. A une demi-aune de la pointe, ils font un étrier avec deux bouts de bois fortement attachés au bâton principal, où l'indien pose le pied en sautant, et grâce à cet élan il enfonce la charrue jusqu'à l'étrier. Ils travaillent en équipes de sept ou huit, environ, selon les liens de parenté ou de camaraderie, et, faisant levier tous ensemble, soulèvent des blocs de gazon énormes, incroyables pour qui ne les a pas vus. Il est admirable qu'avec d'aussi frêles instruments ils fassent un si grand ouvrage, et ils le font avec une très grande facilité, sans perdre le rythme du chant. Les femmes se placent en face des hommes, pour aider à soulever avec les mains les blocs de gazon et retourner en l'air les racines des herbes, afin qu'elles sèchent et meurent et qu'il y ait ainsi moins à sarcler ».

Dense et précis, ce texte décrit en quelques lignes l’outil : forme, dimensions, matériaux ; puis son maniement en équipe, en incluant donc des aspects sociaux ; il termine par les objectifs agronomiques du travail. La dernière phrase, avec le vocabulaire utilisé, indique sans aucune équivoque qu’il s’agit de labourer des gazons, c’est à dire de l’herbe rase, pâturée par du bétail. Les hommes, travaillant à reculons, découpent puis soulèvent de grosses mottes de gazon que la ou les femmes, en face d’eux, retournent à la main (photos 1 à 3).


Photo 1 : Labour à la chaquitaclla sur l'Altiplano péruvien.
Photo copyright P. Morlon
Photo 2 : Labour à la chaquitaclla sur l'Altiplano péruvien.
Photo copyright P. Morlon
Photo 3 : Labour à la chaquitaclla sur l'Altiplano péruvien.
Photo copyright P. Morlon

Contemporains du texte de Garcilaso (ca. 1615), deux dessins de Guamán Poma de Ayala peuvent illustrer le travail en équipe tel qu’il se pratiquait à l’époque : quatre hommes côte à côte avec trois ou quatre femmes en face d’eux (fig. 1 & 2).

Fig. 1 : Labour à la chaquitaclla, par Guaman Poma de Ayala (ca. 1615).
Fig. 2 : Labour à la chaquitaclla, par Guaman Poma de Ayala (ca. 1615).

Pendant plus d’un siècle, aux USA et en Europe, ce texte de Garcilaso a été connu par la paraphrase qu’en avait donné en 1847 l’historien US William Prescott dans son « History of the Conquest of Peru », ouvrage de référence maintes fois réédité et traduit dans d’autres langues :

« The instrument which they used was a strong, sharp-pointed stake, traversed by a horizontal piece, ten or twelve inches from the point, on which the ploughman might set his foot and force it into the ground. Six or eight strong men were attached by ropes to the stake, and dragged it forcibly along,- pulling together, and keeping time as they moved by chanting their national songs, in which they were accompanied by the women who followed in their train, to break up the sods with their rakes. The mellow soil offered slight resistance ; and the laborer, by long practice, acquired a dexterity which enabled him to turn up the ground to the requisite depth with astonishing facility » (Prescott, 1847). « L’instrument dont ils se servaient était un fort pieu fort à pointe aiguë, traversé à dix ou douze pouces de la pointe par une pièce horizontale, sur laquelle le laboureur pouvait appuyer son pied pour l’enfoncer dans la terre. Six ou huit hommes robustes étaient attelés au pieu par des cordes, et le traînaient avec force, - tirant à la fois, et marquant la cadence en chantant leurs airs nationaux, accompagnés par leurs femmes qui venaient derrière eux pour briser les mottes de terre avec des râteaux. La terre meuble offrait peu de résistance, et le laboureur par une longue habitude, acquérait une adresse qui le rendait capable de retourner la terre à la profondeur nécessaire avec une facilité étonnante ». (traduction par H. Poret, Paris, 1861 : 143)

Prescott était aveugle. Il n’a jamais pu voir des paysans indiens des Andes labourer à la chaquitaclla. Il se faisait lire les textes des chroniqueurs anciens et dictait le sien. Il a interprété en termes de forme et maniement le mot espagnol arado, utilisé par Garcilaso pour indiquer une fonction – labourer, ce qui ensuite le conduit à une autre erreur sur la facilité du travail : l’épuisant labour à la chaquitaclla est en fait un travail réservé à des gazons (sod) durs, fibreux et compactés !

Et voici maintenant la « traduction » de la « Première édition critique traduite et établie par Alain Gheerbrant » (1959) :

« Ils labouraient avec un bâton, long d’une brasse environ, large de quatre doigts, plat par-devant et arrondi par-derrière. A un pied et demi de son extrémité, deux autres bâtons, bien attachés, forment un étrier, où le laboureur pose le pied pour enfoncer en terre cette sorte de bêche qui leur tenait lieu de charrue. Ils travaillaient ensemble, par bandes de sept ou huit, et c’était merveille de voir tout le travail qu’ils faisaient avec de si pauvres instruments, tout en chantant sans jamais perdre la mesure. Les femmes allaient près des hommes, arrachant les mauvaises herbes avec leurs mains »

Gheerbrant introduit dans le corps du texte un commentaire explicatif (cette sorte de bêche qui leur tenait lieu de charrue), certes utile mais sans marque distinctive ; par contre il supprime du texte ce qui en fait précisément l’intérêt, d’où enfin un contresens monumental sur la position des femmes et la nature de leur travail !

« Traduttore, traditore » (« Traducteur, “trahisseur” »), disent les Italiens...


Matière, forme, maniement, fonction...

Un outil peut être désigné - entre autres - selon son matériau, sa forme, son maniement ou sa fonction.

En langue quechua, cet outil s’appelle communément chaquitaclla. Chaqui est le pied. Taclla désigne à l'origine un bâton, donc le manche de l'outil ; et taqllay veut dire frapper. Le nom indigène indique ainsi qu’il s’agit d’un outil en forme de bâton, ou composé principalement d’un bâton, qu’on enfonce (en terre) en frappant avec le pied : de quoi est fait l’outil et son maniement...

Le conquistador espagnol Zárate le nomme d’après sa ressemblance formelle avec un outil qu’il connaît, la pelle, en précisant aguda, qui veut dire pointu ou tranchant. Mishkin et Leroi-Gourhan, eux aussi, d’après la ressemblance formelle avec un autre type d’outil, le bâton à fouir. Mais le maniement d’une chaquitaclla n’est ni celui d’une pelle, ni celui d’un bâton fouisseur, c’est celui d’une bêche ! Il me semble que, pas plus que Prescott, Leroi-Gourhan (mieux inspiré ailleurs) n’a vu de paysans des Andes labourer à la chaquitaclla, ni même de chaquitaclla entière...

Garcilaso, métis né au Pérou et écrivant en Espagne, va directement à la fonction : il s’agit de retourner des gazons, ce qu’en Europe on fait avec ce qui s’appelle en espagnol arado (charrue ou araire). Mais, pour des lecteurs non avertis, ce terme renvoie à un outil attelé, d’où le contresens de Prescott.

Très sommairement exposé, le cas de la chaquitaclla illustre les grands risques d’incompréhension entre personnes de cultures différentes à propos du vocabulaire technique agricole. Et cela parfois dans une même langue, sans problème de traduction : en français, des termes comme pré ou génisse ne désignent pas forcément la même chose pour un éleveur et pour un agronome ou zootechnicien. D’où la nécessité de ne pas passer trop vite en croyant qu’on comprend ou qu’on se comprend...

Quelques autres traductions

  • Allemand: Hakenpflug (charrue à crochet)
  • Anglais: footplough (charrue à pied)
  • Espagnol : arado de pie (charrue de pied)

Références citées

  • Gheerbrant A., 1959. Les Commentaires Royaux, ou l’histoire des Incas de l’Inca Garcilaso de la Vega. Paris, Club Des Libraires De France, 339 p.
  • Guamán Poma de Ayala F., ca. 1615. Nueva Corónica y buen Gobierno. Ed. facsmil, Paris, Institut d'Ethnologie, 1936, XXVIII + 1179 p. Transcription moderne : siglo XXI, México, 1980.
  • Leroi-Gourhan A., 1945. Milieu et techniques. Albin Michel, Paris, 512 p. Rééd. 1973 : Albin Michel, Paris, 475 p.
  • Mishkin B., 1946. The contemporary Quechua. In Steward J.H. (ed), Handbook of South American Indians. Washington, Smithsonian Institution, Bull. 143, 1949, p. 411-470.
  • Morlon P., Bourliaud J., Reau R., Hervé D., 1992. Un outil, un symbole, un débat : la "chaquitaclla" et sa persistance dans l’agriculture andine. In P. Morlon (coord.), Comprendre l'agriculture paysanne dans les Andes Centrales (Pérou-Bolivie). INRA Editions : 40-86. Présentation sur le site de Quae.
  • Prescott W.H., 1847. History of the Conquest of Peru. Harper & Brothers (USA), Bentley (GB), 315 p.
  • Zárate A. de, [1555] 1947. Historia del descubrimiento y conquista del Perú, y de las guerras... Biblioteca de Autores Españoles, Ediciones Atlas, Madrid, 26 : 459-574.

Pour en savoir plus

  • Pour observer le maniement de la Taccla Ocongate (vidéo) : suivre ce lien, en ouvrant de préférence un nouvel onglet (clic droit de la souris). Labour à la chaquitaclla près d'Ocongate (département de Cuzco, Pérou), avril 2012. Auteur : Bernard Huguiès.

Notes


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