Routine - Annexe 3
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Au XXe siècle encore…
… des auteurs reproduisent les reproches de routine, arriération, etc., sans tenir compte des nuances et critiques que leurs prédécesseurs en avaient faites. Trois exemples commentés :
Rémi Dumont, 1913. Routine et progrès en agriculture
((Disons tout de suite que cet ouvrage – une remarquable synthèse, souvent visionnaire, des connaissances de l’époque – vaut beaucoup mieux que les phrases qui suivent.))
Je voudrais, au cours de cette étude, faire toucher du doigt les pratiques culturales vicieuses et le moyen d’y remédier ; je voudrais secouer la torpeur des cultivateurs indolents, vivant au jour le jour, et des adorateurs fervents de sainte Routine ; (…) je n’essaierai pas tant de solutionner entièrement les questions que d’éveiller la curiosité du paysan, de stimuler son amour-propre, de lui faire voir ce qu’il perd en suivant les errements du passé, ce qu’il pourrait gagner en s’engageant dans la voie du progrès.
« Auprès des cultivateurs de pareilles terres, s’immobilisant dans le passé, c’est une croisade qu’il faudrait entreprendre (…) » (Schribaux).
J’étonnerai plus d`un lecteur en lui montrant la force d’inertie dont est capable un paysan qui ne veut pas suivre le progrès. Depuis vingt-cinq ans, je réclame, chez mes parents, à Rubécourt (Ardennes), la construction d’une fosse à purin et je n’ai pu l’obtenir. Chaque année je reviens à la charge sans plus de succès. Et cependant j’ai affaire à de bons cultivateurs qui travaillent bien le sol, emploient largement les engrais chimiques, font des sacrifices pour les semences, ne craignent pas d’acheter les machines les plus perfectionnées. J’ai éprouvé les mêmes difficultés pour faire bien nourrir le bétail et je n`ai pas encore obtenu gain de cause complet. Si des cultivateurs entendus, abonnés aux revues agricoles, mettent autant de temps à progresser, il n’y a pas lieu de s’étonner que le paysan peu lettré soit absolument réfractaire aux idées modernes. (…)
Les semences préférées et les mauvais calculs du cultivateur routinier. – Le cultivateur regarde plutôt à la dépense à faire qu’à la qualité de la marchandise à acheter. L’essentiel pour lui c’est de dépenser peu d’argent. S’agit-il de céréales ? Un lot tout-venant, ni criblé ni trié, souvent carié, est presque toujours préféré à un lot de choix, coûtant 5 à 6 francs de plus au quintal. C’est du grain, dans un cas comme dans l’autre, et ça fera toujours de la semence, ajoute-t-il. Ce grain est confié au sol tel quel, sans avoir été sulfaté et sans grand soin de recouvrailles. Que se passe-t-il en opérant ainsi ? Les grains cassés ne lèvent pas, les petits grains donnent des plantes rabougries, les oiseaux granivores en mangent une partie et le charbon ou la carie détruit une portion de ce qui a pu lever. Au battage, le rendement est bien faible, le grain carié ou charbonné ne trouve preneur qu`à 1 ou 2 francs au-dessous du cours. En voulant économiser 5 à 6 francs sur un quintal de blé de choix, le cultivateur routinier a perdu plus de 50 francs. Les semences d’avoine ou d’orge ne sont pas l’objet de plus de soin : au lieu de renouveler sa semence, on va chercher dans son grenier une avoine que feu son grand-père semait déjà, une semence abâtardie, dégénérée, infestée de graines de moutarde et de ravenelles. (…)
Le cultivateur routinier, qui n’amende pas son sol, qui ne le travaille pas profondément, qui n’use pas des engrais chimiques, qui emploie des semences de rebut, a tort de se plaindre. S’il réussissait ce serait la négation du progrès. (…) Le cultivateur travaille un an pour obtenir du froment et il est assez sot pour semer des impuretés, des graines de plantes nuisibles ! (…)
Les aliments du bétail se chiffrent par près de 6 milliards en France. Il est triste de constater que cet énorme capital est souvent mis en œuvre sans le moindre raisonnement, sans le moindre calcul, sans la moindre pesée. (…)
(...) je veux attirer l’attention des cultivateurs, fermiers et fermières, sur l’incurie et la malpropreté qui règnent trop souvent à la ferme. (…)
Voici les causes principales qui paralysent tout progrès on agriculture :
- 1° L’esprit routinier et les préjugés populaires ;
- 2° Le défaut de connaissances professionnelles ;
- 3° L’acquisition ou la culture de trop grands domaines ;
- 4° Le manque de capitaux d’exploitation ou leur mauvais emploi ;
- 5° Le morcellement exagéré du sol ;
- 6° La monoculture :
- 7° Les déboisements inconsidérés ;
- 8° La pénurie de main-d’œuvre ;
- 9° Les plantes nuisibles, parasites ou cryptogamiques ;
- 10° Les animaux et insectes nuisibles.
1° L’esprit routinier et les préjugés populaires. – La culture progresse avec plus de lenteur que le commerce et l’industrie, parce qu’elle est la plus ancienne des professions. Ses procédés, transmis de génération en génération, consacrés par une tradition routinière, par un usage séculaire, s’imposent d’autant plus qu’ils sont enracinés depuis plus longtemps : « Une vieille erreur a toujours plus de force qu’une jeune vérité. »
Il m’est arrivé de pousser un paysan dans ses derniers retranchements en lui vantant une pratique culturelle. « Que voulez-vous, me disait-il à bout d’arguments, mon père a fait comme cela et il s’en trouvait bien. » Bien mieux, on surprend parfois le même raisonnement chez d’anciens élèves de nos grandes écoles d’agriculture, tant sont puissantes et fortes la tradition et l’habitude ! (…)On ne peut s’attarder dans la contemplation du passé (…) Mais avant que d’en arriver là, que de préjugés, que d’erreurs, que de recettes empiriques, de croyances superstitieuses à déraciner encore chez bon nombre de nos paysans ! (…) On voit, par ces quelques considérations, quel chemin il reste à parcourir pour que le progrès puisse s’installer en maître dans nos campagnes, en chasser les erreurs, les préjugés, les pratiques superstitieuses et la routine. »
((Comme nombre de ses prédécesseurs, Dumont nuance, voire contredit parfois, ces jugements définitifs))
« Jacques Bujault disait aussi qu’il ne faut pas essayer de changer brusquement les habitudes agricoles d’une contrée, qu’on fait toujours bien et à bas prix ce qu’on fait depuis longtemps »
« Toutes les fermes n’ont pas un hangar pour abriter les instruments. A ce sujet, les propriétaires sont seuls responsables, ainsi que du manque de fosse à purin, de caniveaux dans les écuries, de greniers à fourrage. Beaucoup sont bien mal venus à se plaindre que leurs fermiers sont des routiniers. Qu’ont-ils fait pour leur montrer le bon exemple et les aider à sortir de l’ornière ? Poser la question c’est la résoudre. »
« Pour que notre agriculture soit prospère, il ne faut pas la faire ployer sous un fardeau trop pesant. “ Il n’y a pas de bonne pratique agricole sans une bonne situation économique ” (Léonce de Lavergne.) »
Gatheron, 1947. Une introduction expérimentale à la modernisation agricole et à l'exploitation rationnelle des territoires
Dans les régions de l’Europe Occidentale, la connaissance empirique du milieu naturel s’est traduite par certaines règles traditionnelles précisant les conditions d’une exploitation normale. Ces règles ont été finalement recueillies dans un type de document à cet égard d’une haute valeur : le bail à ferme. Malheureusement, l’engagement du preneur de cultiver en « bon père de famille » limitait les expériences et ralentissait le progrès. La tradition s’est trop souvent transformée en routine. A cet égard, et si, par ailleurs, la propriété a eu des conséquences parfois malheureuses sur la vitalité des populations et sur la structure agraire, libérée des obligations contractuelles du bail, elle a grandement facilité le progrès. (…)
Certes, cette installation dans le mouvant n’est pas synonyme de divagation et de désordre. Elle doit se faire sous le signe de l’esprit scientifique qui n’est qu’un quotidien repentir intellectuel. Les études seront donc conduites en réaction contre l’accoutumance et l’habitude, contre la routine, contre les concepts immuables et cristallisés considérés comme seuls guides de l’action
Boulaine, 1996. Histoire de l’agronomie en France. 2de édition
Citation
La production des céréales, qui est le pivot de l’alimentation, reste routinière : charrue sans versoir, semailles approximatives, absence de sélection des variétés, inexistence des traitements phytosanitaires, etc.
Un autre frein au progrès est l’esprit de routine des paysans et des propriétaires français. Il est peut-être de tous les pays et de toutes les époques mais les cahiers de doléances de 1789 en font état que l’auteur du livre 1789 – Les Français ont la parole en a fait le sujet de son chapitre 8 « La France routinière », pp. 121-132 (Goubert P. et Denis M., 1964).
Par exemple :
- Le défrichement enlève aux villageois la seule ressource qu’il avait de faire des élèves.
Et encore :
- Les forges, verreries et autres (…) salines occasionnent une consommation de bois telle que la province éprouve une disette progressive (…) etc.
Et au sujet des expériences sur les prairies naturelles, après une page de critiques :
- Toutes ces créations nouvelles ne roulent que sur un pivot chimérique. Nous étions dans l’ordre de la nature et nous étions bien. On veut nous dénaturer que l’on change donc notre sol et notre climat.
On croirait un écologiste de 1970 : c’est un cahier de doléance de 1789 ! »
Commentaire
Il faudrait d’abord savoir quelle représentativité ont ces trois citations dans les milliers de pages des cahiers de doléances, écrits par des lettrés qui y ont introduit leurs idées et leurs mots, à une époque où bien peu de gens à la campagne savaient lire… Il faudrait ensuite montrer qu’elles illustrent un « esprit de routine » !
Références
- Boulaine J., 1996. ‘’Histoire de l’agronomie en France. ‘’2de édition revue et augmentée. Lavoisier, Paris, 437 p.
- Dumont Rémi, 1908. ‘’Routine et progrès en agriculture’’. Larousse, Paris, 224 p. Réédition 1913, 223 p.
- Gatheron J.M., 1947. Une introduction expérimentale à la modernisation agricole et à l'exploitation rationnelle des territoires. ‘’Bulletin Technique d’Information des Ingénieurs des Services agricoles’’, 23-24 : 5-18