Agronome, agronomie : étymologie - Annexe 6
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Plaidoyer post-mortem pour l’Institut national Agronomique de Versailles (Gasparin, 1854)
Note : Les passages soulignés le sont par nous.
Jusqu'à ces derniers temps, sans faire pour l'instruction agricole, tout ce qu'elle ((l’administration) accordait à d'autres branches de l'agriculture, elle avait créé quelques écoles, distribué quelques encouragements, mais la nécessité d'un enseignement supérieur et complet devenait de plus en plus évidente et il se préparait dans le silence, quand éclata la révolution de 1848.
Au milieu du pêle-mêle d'hommes et de choses qui s'ensuivit, l'agriculture eut le bonheur qui lui avait été refusé pendant la longue durée d'un ordre régulier, elle obtint un ministre, M. Tourret, qui était à la fois un organisateur et un agriculteur, et qui avait assisté aux délibérations du conseil général de l'agriculture, où avait été arrêté le système de l'enseignement agricole. Il présenta et fit adopter une loi qui l'établissait sur une large échelle, et mettait à sa tête une école supérieure d'application. Je n'entrerai pas dans les détails de l'exécution de ce plan. On l'aurait voulu plus mesurée et plus prudente ; mais le ministre connaissait notre pays, il savait qu'il fallait emporter d'assaut, dans le premier moment d'enthousiasme, les moyens d'exécution que l'on dispute et que l'on refuse plus tard quand cette chaleur est passée ; il savait qu'en France le succès dépendait surtout de la grandeur et de l'éclat de l'œuvre que l'on cherchait à édifier ; il pensait enfin que cette grandeur, cet éclat, les sacrifices qui auraient été faits, seraient dans l'avenir la plus sûre garantie de sa conservation.
En effet, l'institut agronomique de Versailles commençait à montrer une culture chaque jour perfectionnée; une collection d'animaux du premier choix, précieux moyen de faire avancer une science encore nouvelle (la zootechnie) ; une réunion d'excellents professeurs produits d'un concours sévère ; et, enfin, les succès des élèves qui avaient déjà suivi deux années d'études théoriques et allaient les compléter dans la pratique des fermes.
C'est dans cette heureuse situation que l'institut a été détruit ; sans doute pour des motifs graves qui n'ont pas été déduits et qui restent dans la pensée du gouvernement. Nous respecterons son silence tout en regrettant de voir tarir une telle source de bonne instruction agricole. Nous ne pouvons admettre d'ailleurs les objections superficielles des hommes du monde que cette institution blessait dans leurs préjugés.
Nous n'avons pas besoin, nous disait-on, de toute cette théorie, il nous faut des écoles pratiques qui forment des hommes propres à mettre la main à la charrue.
Alors, pourquoi vos écoles d'artillerie, de génie, de constructions? Ne suffit-il pas aussi d'être canonnier ou maçon ? La pratique manuelle s'apprend par le travail manuel, fit fabricando faber ; et les élèves de vos écoles pratiques, en retournant chez eux, trouveront un grand nombre de cultivateurs qui, restés dans leurs champs paternels, manieront mieux qu'eux la bêche, la houe, la charrue.
Est-ce une classe ayant un degré de plus d'instruction que vous voulez former? Mais, nous venons de voir que l’instruction agricole dépend de connaissances scientifiques et toutes spéciales à une situation, à un terrain, à un climat donné. Voulez-vous la généraliser davantage? Alors vous tombez inévitablement dans les explications tirées de la science, explications incomplètes, obscures, pour celui qui ne remonte pas aux principes ; que l'on impose à la foi de l'élève, mais qui ne pénètrent pas dans sa raison. Vous lui ferez adopter la charrue Dombasle, mais je vous défie, sans une étude assez avancée de la mécanique, de lui expliquer pourquoi elle est préférable à toute autre ; et ensuite, pourquoi dans d'autres espèces de terrains que celui pour lequel elle a été combinée, elle devra être modifiée.
Non, il n'y a que deux ordres d'enseignements : l'enseignement technique et l'enseignement scientifique. Le premier enseigne à tirer parti d'une situation, et à savoir se rendre compte des résultats économiques de ses travaux. Cet enseignement doit consister dans une ferme bien tenue, dont les élèves soient les ouvriers, dont le chef, exigeant pour le travail, soit complaisant pour expliquer dans de simples conversations la raison de ses procédés et des phénomènes qui se produisent journellement sous les yeux des élèves. Les seules leçons théoriques qui devront accompagner ces exercices, sont l'arithmétique, la géométrie la plus élémentaire et la tenue des livres. Il se formera là les ouvriers et les contremaîtres que vous désirez.
L'autre enseignement doit être scientifique, et ne peut l'être à demi. Pas de pareil fléau, pour eux-mêmes et pour les autres, que ces hommes légèrement saupoudrés de science, ayant appris des mots et non des choses, et exposés sans cesse dans la pratique à faire de fausses applications de principes mal compris, et à décrier une science que l'on juge d'après leurs erreurs et leur présomption. C'est une instruction plus complète qu'il faut à ceux qui sont appelés à diriger le mouvement agricole du pays, bien plus encore qu'à montrer leur habileté dans l'exploitation limitée d'une ferme.
Il y a, en effet, une classe tout entière d'hommes qui, ne devant pas devenir ouvriers, mais ayant, comme propriétaires ou tenanciers, une grande influence sur la marche de l'agriculture, doivent posséder cette instruction avancée et sérieuse. Ceux-ci n'entreprendront rien que sur un plan bien médité, inspiré par des principes certains, mais ils sauront aussi s'aider du savoir pratique du pays où ils opèrent, et en démêler les avantages comme les défauts; quand ils tenteront une opération, c'est que son succès aura de grandes probabilités, et ils sauront ainsi pousser et avancer les indécis par leur hardiesse calculée, et inspirer la confiance par leur prudente retenue. Qu'on se persuade bien que c'est par la tête que l'on instruit la société ; il faut que le fanal soit placé haut pour être vu de loin. Une école comme était l'institut agronomique, en disséminant sur la surface du pays des hommes complètement instruits, aurait plus fait en vingt ans pour les progrès de l'agriculture que ne feraient dix générations de petites écoles où l'on instruit incomplètement un ouvrier sur cinq mille, lequel, s'il a réussi, va renfermer ses influences dans le recoin obscur de quelque ferme isolée. Mais cette école supérieure aurait eu encore un effet que l'on ne peut trop regretter. En parcourant les Annales de l'agriculture, on est étonné du petit nombre de savants qui ont appliqué leurs connaissances à cette science. Qu'un propriétaire s'adonne dès son jeune âge aux études scientifiques, entraîné vers quelque objet spécial de recherches, il perdra de vue ses champs, sera géomètre, physicien, chimiste, selon le penchant de son époque. C'est un pur hasard qui fera naître un Duhamel ou un Thaër.
Voulez-vous qu'une branche de connaissance soit cultivée? Créez un intérêt et un devoir pour ceux qui s'y consacreront; ouvrez-leur une carrière, ils s'y engageront et voudront s'y distinguer. C'est ainsi que les professeurs de l'institut agronomique travaillaient, chacun de son côté, à créer, à perfectionner les méthodes de leur enseignement. Chaque année ils lui apportaient un nouveau tribut, et chaque année nous aurions vu diminuer la liste trop nombreuse des problèmes non résolus de la science agronomique. Ainsi, une semblable institution était à la fois un stimulant énergique du progrès scientifique, par ses professeurs et ceux qui auraient aspiré à le devenir, par ses élèves qui l'auraient répandu dans l'opinion et dans la pratique.
On pardonnera cette oraison funèbre de l'institut à celui qui, ayant accepté la mission pénible de présider à son organisation définitive, ne s'y était décidé que sur des instances pressantes et réitérées qui semblaient lui en garantir la durée.
Ai-je besoin d'avertir que pour aborder avec fruit l'étude de l'agronomie, il faut posséder les connaissances qui lui servent de point de départ ? Une explication deviendrait obscure et interminable s'il fallait commencer par en définir tous les termes, il faut savoir la langue qu'elle emploie pour en profiter. Je ne suis pas très touché des plaintes de ceux qui trouvent les abords de la science pénibles et difficiles. Il n'y aura toujours que trop de ces ouvrages où l'on cache la difficulté pour n'avoir pas à la résoudre, et où des lieux communs sont présentés à ceux qui croient y trouver de la science, parce qu'ils y trouvent des mots scientifiques, et se croient savants parce qu'ils ont appris à prononcer ces mots sans en comprendre le sens vrai. Je conçois que des livres de pratique locale, des manuels spéciaux, où l'on trace une ligne de conduite pour une situation et des circonstances données, puissent être mis à la portée du grand nombre; ces livres sont utiles et nécessaires et ne doivent pas être considérés comme la science agronomique, de même que l'instruction sur l'exercice de l'infanterie n'est pas un traité de tactique ; mais quand il s'agit d'aborder les phénomènes dans leurs généralités, de les observer, de les décrire, de les expliquer quand cela se peut, il est impossible de se passer de tous les instruments de recherches qu'offrent les sciences naturelles et physiques, et c'est se faire une étrange illusion, que d'attribuer la moindre valeur pour les progrès de l'agronomie, à cette science mise à la portée de tout le monde, qui paraît être la seule que l'on veuille encourager aujourd'hui.
Référence :
Gasparin A. de, 1854. Principes de l’agronomie. Paris, 232 + 42 p. : 8-14. Texte intégral sur Gallica.