Remembrement, la genèse - Annexe 1
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Le morcellement des terres, ses inconvénients et remèdes (textes choisis, 1750-1810)
Pattullo (Écossais réfugié en France), 1758. Essai sur l’amélioration des terres
Plusieurs fermes sont rassemblées en un même village, tandis qu’une partie des terres en sont à une grande distance, comme d’une lieue & plus ; ce qui nécessairement en rend la culture désavantageuse, au point que les Fermiers se contentent la plupart du temps de labourer les terres les plus voisines; le reste qui en est souvent la plus grande partie, demeure inculte, & forme en plusieurs Provinces de vastes plaines rases, où on ne trouverait pas un arbre ni un buisson pour donner aux bestiaux le moindre abri ; coup d’œil véritablement révoltant en un climat tel que celui de la France.
Il faudrait que toutes les terres appartenant à un gros Village fussent divisées en fermes séparées, & le Fermier logé au centre de chacune ; qu’ensuite elles fussent encloses & divisées par des fossés munis de haies, & cultivées comme il vient d’être décrit. On verrait alors ces vastes terrains qui ne sont à présent presque d’'aucune valeur aux Fermiers, & encore moins aux Propriétaires, rendre en herbages ou en grains 40, 50 ou 60 liv. l’arpent ; & ces déserts si choquants a la vue, changés bientôt en paysages agréables & abondants.
[...]
Les terres de quantité de Villages & de Paroisses que j’ai eu occasion de voir par moi-même, sont distribuées d’une manière si désavantageuse pour leur culture qu’on n'aurait pu faire pis si on l’avait fait exprès. Naturellement on se serait attendu à trouver les terres de chaque propriétaire rassemblées en un même lieu ; mais loin de là, si un héritage est de cent arpents, il faut les aller chercher en trente ou quarante places différentes ; quelquefois à une grande distance, où ils sont mêlés avec d’autres par morceaux d’un petit nombre d'arpents : c’est un extrême inconvénient pour tous ; car il faut que réciproquement chacun passe journellement sur les terres de son voisin pour labourer, semer, moissonner les siennes. Les labours se croisent en différents sens, formant de tous côtés des pointes & des haches qui augmentent le travail & perdent toujours du terrain : quelques morceaux même sont si petits qu’ils ne valent pas la peine d’y transporter les charrues aussi souvent qu’il serait nécessaire.
Il n’y a donc point de Propriétaire qui ne gagnât beaucoup à changer tous ces morceaux contre d’autres, de manière que tout son bien fût rassemblé ; car quand même le terrain contre lequel il les échangerait ne serait pas foncièrement aussi bon, du moins dans les premiers temps, la liberté que chacun aurait de cultiver, enclore & bâtir sur son terrain à sa fantaisie, le rendrait bientôt d’une toute autre valeur qu’il n'est, & qu’il ne peut être, étant morcelé comme ils sont la plupart.
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On sent bien que cette mauvaise distribution s’est établie depuis un temps immémorial, selon que différents hasards ont partagé, retranché, augmenté, réuni les divers héritages ; cela est arrivé par toute l’Europe comme en France ; mais quoiqu’on en ait partout senti l’inconvénient, il n’est nulle part aussi facile d’y remédier qu’on pourrait l’imaginer : car tandis que l’intérêt de chaque Propriétaire les devrait concilier & porter d’eux-mêmes aux échanges ; tel est d’un autre côté l’attachement naturel des hommes au lot de terre que chacun peut avoir reçu de ses pères, qu’il a toujours été nécessaire d’y faire intervenir l’autorité législative.
C’est ce qu’elle a fait avec succès en Angleterre & en Écosse : on peut s’informer du détail des diverses ordonnances qui y ont été faites pour y parvenir, ainsi que pour partager de vastes communes qui appartenaient à des Villages & ne leur rendaient pas la dixième partie de ce qu’elles ont fait après leur division. Le Gouvernement travaille actuellement à en faire autant en Suède, & à diviser les possessions & fermes trop étendues en plus petites. Il serait bien à désirer qu’il rendît en France le même service à l’agriculture, en facilitant l’échange des morceaux de terre & le partage des communes, & ce ne serait pas une opération aussi compliquée qu’on pourrait l'imaginer.
Il ne faudrait peut-être qu’ordonner la suspension entière de tous droits de ces échanges, tant envers le Roi qu’envers les Seigneurs durant un certain temps, & exhorter tous les habitants de chaque lieu d’en profiter pour réunir leurs possessions, en nommant entre eux un certain nombre d’arbitres & experts Laboureurs qui rassemblassent tous les divers morceaux de chaque propriétaire en un seul ou plusieurs à sa portée & convenance, autant que les circonstances le pourraient permettre ; moyennant quoi il se ferait tout naturellement & à l’amiable une grande partie de ces échanges.
D’ailleurs aucune amélioration considérable ne pouvant se faire sans enclore, & les enclos de quelque étendue n’étant guères possibles sans réunir des morceaux détachés, ou sans échanger ceux qui peuvent s’y trouver enclavés ; ce serait aux gros habitants, qui y auraient plus d’intérêt, à faire aux petits tel avantage en quantité ou qualité de terrain, ou même en argent qui pût les déterminer à l’échange.
L’avantage qui en résulterait pour l’agriculture serait plus grand & plus durable que peut-être on ne l’imaginerait : car tous ces petits morceaux étant une fois rassemblés en de grandes pièces de terre que la plupart feraient bientôt enclore, ne se diviseraient plus ; on ne se fait aucune difficulté de vendre un morceau détaché de son héritage, & comme ils sont presque tous composés en entier de ces morceaux détachés, d’autres ne s’en font point de les acheter ; mais personne ne coupera la moitié de son champ & encore moins de son enclos pour le vendre, & personne non plus ne se soucierait de l’acheter ; les héritiers pareillement dans leurs partages se feraient raison en argent ou en rentes plutôt que de couper leurs champs ou enclos par morceaux, & ainsi sans aucune contrainte pour l’avenir, l'arrangement ne laisserait pas d'être permanent.
Le partage des communes se pourrait de même ordonner & exécuter par des arbitres : il y en a d’immenses en diverses provinces, & c’est un dommage inestimable pour l’agriculture & pour le public : en Angleterre & en Écosse, quand la plus considérable partie des intéressés est d’avis du partage de ces communes ou de l’échange des terres, le reste est obligé d’y souscrire, & on nomme des arbitres à cet effet. (p. 189-200)
Duhamel du Monceau, 1762. Éléments d’agriculture.
On a souvent dit, & avec grande raison, que l’établissement des prés artificiels était un des plus sûrs moyens d'augmenter le produit des terres ; mais comment parvenir à avoir des prés de cette espèce dans des pays où les terres sont tellement morcelées & divisées entre les habitants, que la plupart des pièces n’ont qu'une petite quantité de perches de largeur : dans ce cas on emploie autant de temps à tourner la charrue ou à la transporter successivement dans tous ces petits champs, qu’à labourer. Cet inconvénient est considérable ; mais c’en est encore un plus grand, que tous les Propriétaires soient forcés de suivre une même méthode de culture. Si, pour de bonnes raisons, un Laboureur veut mettre en grain ou en pré artificiel un de ces petits champs, les champs voisins étant ouverts au bétail, sa petite portion de terrain sera immanquablement dévastée ; & toutes les ressources de son industrie lui deviendront infructueuses. Il est donc forcé de suivre la routine du pays, & d’agir servilement comme ses voisins. (t. 2 : 375-376)
Les moineaux font beaucoup plus de dégât dans le temps des moissons, par la prodigieuse quantité de grains qu'ils mangent : il arrive souvent qu'ils détruisent un tiers ou une moitié des récoltes dans les pièces détachées, & qui se trouvent auprès des bois, ou dans le voisinage des maisons. (…) Le dégât que causent les oiseaux est peu sensible sur une pièce de quatre ou cinq cents arpents ; mais une récolte d'un ou deux arpents isolés est entièrement détruite. (t. 1 : 297-298).
Anonyme, 1763. Réflexions sur le morcellement, ou la trop grande subdivision des Terres
[...] un Laboureur ordinaire, qui dans l’arrangement actuellement le plus suivi en ce Royaume, a trente arpents par sols à cultiver, les prend en plus de cent pièces différentes, considérablement éloignées les unes des autres. D’où il résulte qu’on se trouve forcé d’employer autant & plus de temps à tourner & retourner la charrue dans chaque pièce, ou à la transporter successivement dans tous ces petits champs, qu’à faire le vrai labour. D’ailleurs les labours se croisant nécessairement en différents sens sur tous ces petits champs qui s’avoisinent, forment de tous côtés des pointes & des haches qui augmentent le travail, & font toujours perdre beaucoup de terrain. Or quelle perte pour l’Agriculture, que tous ces espaces éraillés où la semence ne mord point, & périt faute de profondeur dans le labour. Et en outre que de temps perdu ; & dès lors quel désavantage. Mais un inconvénient encore plus considérable, est d’un côté que chaque champ se trouve perpétuellement traversé, piétiné & ainsi dégradé dans ses préparations par le passage des charrois & des charrues, qui ont à y passer pour aller sur ceux dans le chemin desquels ils se trouvent. Et à combien de fraudes ces sortes de passages ne conduisent-ils pas. Combien de fois n’ai-je pas aperçu moi-même des paysans charger leur voiture à moitié dans leurs cours, & la descendre pleine sur leur champ, au moyen des rapines qu’ils faisaient à chaque tas de fumier qu’ils trouvaient sur leur passage. Si ces morcellements de terres entraînent déjà de semblables dommages, quel n’est pas celui qui en résulte d’un autre côté ? Tous les propriétaires d’un même canton, d’un même territoire, se trouvant forcés, au moyen de ce morcellement, à suivre une même méthode de culture, il faut absolument que chacun d’eux adopte malgré soi, malgré ses propres besoins, même malgré la nature de son champ, l’usage des sols du canton. Telle année est nécessairement pour tel grain, telle année pour tel autre, la troisième pour la jachère. Il faut qu’il moissonne sa pièce au moment même que ses voisins font entrer les ouvriers dans les leurs. Sans cela son grain serait mis au pillage, tant par les glaneurs, que par les voitures qui vont enlever les gerbes.
Guerchy, 1787. Mémoire sur les obstacles qui s’opposent au parcage des Bêtes à laine en Brie.
Le troisième obstacle qui n’est pas aisé à surmonter, en ce qu’il tient à la chose publique, & ne dépend pas du Cultivateur, vient de la grande quantité de petites pièces dont sont quelquefois composées les fermes en Brie. Un Fermier qui a une exploitation de deux à trois cent arpents, aura quelquefois des pièces de terre d’un quartier ou d’un demi-arpent qui, étant en long, ne contiennent souvent que trois ou quatre sillons de large ; il est impossible de parquer une pièce aussi étroite, sans entrer sur le terrain de son voisin
Delpierre jeune, 1800. Mémoire sur les moyens d’amener graduellement, et sans secousse, la suppression de la vaine pâture, et même des jachères…
Dans une portion considérable de la France, le bien rural le plus chétif se compose de cinquante, quelquefois de cent lambeaux de terre imperceptibles, placés à de grandes distances les uns des autres, sur lesquels le cultivateur est obligé de se porter successivement pour labourer, fumer, semer et recueillir. On conçoit combien ces découpures donnent de voisins usurpateurs, et par conséquent enfantent de querelles et de procès ; combien par l’interruption qu’elles causent dans les travaux, elles font faire des pas inutiles et consument de temps précieux ; combien enfin les frais de confection et d’entretien des nombreuses clôtures qu’elles rendent nécessaires, nuisent aux succès des plantations et des cultures diverses que l’agriculteur a intérêt d’entreprendre. (p. 2-3)
François de Neufchâteau, 1806.
[…] ces propriétés sont morcelées à un excès qui découpe en petits lambeaux le territoire des communes, et qui offre partout les incidents les plus bizarres. La répartition entre tous les propriétaires est en effet si vicieuse, qu’un territoire (ou ce qu’on nomme un finage, dans le pays), s’il est de cinq cents hectares en tout, est formé ordinairement de cinq à six mille parcelles, qui appartiennent à cinquante ou soixante particuliers. […] Par l’effet des morcellements et des partages successifs, les champs ont reçu les figures les plus défavorables ; leur longueur excède souvent cent fois leur largeur. Il y a des propriétés qui ne contiennent que deux ares : il en est de moindres encore. (p. 30-31)
Références
- Anonyme, 1763. Réflexions sur le morcellement, ou la trop grande subdivision des Terres. Journal Œconomique, février : 61-64. Texte intégral sur Gallica.
- Delpierre jeune, 1800. Mémoire sur les moyens d’amener graduellement, et sans secousse, la suppression de la vaine pâture, et même des jachères, dans les départements qui sont grevés par ces usages, en leur procurant la ressource des prairies artificielles et autres plantations, sans forcer les cultivateurs de recourir à la voie dispendieuse des clôtures particulières. Paris, Imprimerie Nationale, 19 p. Texte intégral sur Gallica.
- Duhamel du Monceau H.L., 1762. Éléments d’agriculture, t. 2. Paris, 412 p. Texte intégral sur Gallica.
- François de Neufchâteau N., 1806. Voyages agronomiques dans la sénatorerie de Dijon. Paris, XII + 260 p. Texte intégral sur Gallica.
- Guerchy, 1787. Mémoire sur les obstacles qui s’opposent au parcage des Bêtes à laine en Brie. Mémoires de la Société Royale d’agriculture, trimestre d’hiver, p. 46-51. [Texte intégral sur Gallica.
- Pattullo H., 1758. Essai sur l’amélioration des terres. Paris, 1758, 287 p. + planches. Texte intégral sur Gallica.