Sillon - Annexe 4

De Les Mots de l'agronomie
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Les noms du sillon en Europe (Baulig, 1949, extraits)

Référence
Baulig H., 1949. La perche et le sillon : mots et choses. In : Mélanges de Philologie romane et de Littérature médiévale, offerts à Ernest Hoepffner… Les Belles Lettres, Paris, 1949 : 139-149. Texte intégral sur BooksGoogle.

Ndlr : Baulig n'était pas linguiste mais géographe - fin connaisseur du travail agricole. A l’inverse de la thèse de Jud (1937), suivie par Sigaut (1972, 2005), Straka (1982) et nous-mêmes, il affirme que le sens originel du mot sillon est celui de ligne creuse, et que celui de bande large sur laquelle on sème est un dérivé « tardif » (Moyen âge) : or, une fois admise l'existence d'homonymies, les arguments qu’il invoque sont plus convaincants en sens inverse ! Mais peu importe, ce qui compte ici est la richesse de sa documentation qui porte tant sur les variétés du français que celles d’autres langues européennes. Pour la clarté de la lecture, nous avons explicité des abréviations ; remplacé les guillemets par des italiques pour les mots anciens, patois ou étrangers ; remplacé, par exemple, « quatre-vingt dix mètres » par « 90 m » ; et retiré la plupart des références bibliographiques.

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A cette liste déjà longue il faut ajouter des mots qui, ayant primitivement désigné la raie de labour, ont été pris ensuite au sens de planche. Le plus remarquable est le mot sillon qui, commun dans les textes français dès le XIIe siècle et plus encore en anglo-normand et en anglais moderne, sous la forme selion, mais uniquement au sens de planche, ne reparaît au sens de raie qu’avec la Pléiade. Reparaît, car le sens primitif n’est pas douteux : sillon se rattache au verbe siller, seiller, souvent écrit ciller, que Scheler dérive de *seculare, dimin. de secare[1], et dont le sens, distinct de scier, apparaît clairement dans un texte lorrain : « Li abbes puet soier ces bruels et seilier ces crooes quant il vuet ». D’ailleurs, on a les dérivés : sillée, fosse dans laquelle on plante la vigne (Littré) ; seilleur, silleur, moissonneur ; seilleure (1542), sillage d’un navire, sens que l’italien rend par un mot de même sens, quoique de forme tout autre, solco ; enfin, peut-être (malgré l’étymologie généralement admise exilium), essil, bardeau, essendole, planche mince de bois fendu servant de tuile. Diez, signalant le nom de la charrue en piémontais, sloira, et en lombard, sciloira, en avait déduit le vieux français *silleoire, *silloire : or, l’Atlas linguistique donne séluire, charrue [J. Jud (p. 161, note 1) doute de cette parenté]. – D’ailleurs, la série sémantique siller (couper), seilleure (coupure, sillage), seillon est exactement parallèle à la série couper, coupure (trace laissée par l’acte de couper), coupon d’étoffe, de rente (la portion détachée) : on remarquera que coupure(de billets de banque) a aussi ce sens ; Le sens primitif de sillon n’est donc pas douteux, et s’il n’apparaît pas dans les textes du Moyen Age, c’est qu’il n’intéressait pas les rédacteurs de ces documents, presque exclusivement économiques et juridiques, alors que le sens mesure de terre, parcelle offrait pour eux un intérêt évident.

Quoi qu’il en soit, le mot sillon, au sens primitif, semble avoir complètement disparu – il reparaîtra peut-être sous l’influence de la langue écrite – devant le mot raie, sous des formes diverses : roie, rayon, reille, rège et règue ; puis, par contamination avec arer, arée ; puis rase, raize, rasure' ; et enfin, dans le Nord, rue, à rapprocher de ruotage, enrue, desrue (dérayure). L’évolution devait être avancée au XVIe siècle, mais non achevée, car Robert Estienne (1549) donne les deux sens : « terre eslevee en ung champ entre les rayons…» et « rayon pour esgoutter l’eau ». – Et Olivier de Serres (1603) écrit (II, 2, 1) : « En Beauce, et ailleurs, les terres sont divisées par grands sillons de cinq à six pas de large, enfermés au milieu de deux lignes [raies] parallèles, la terre d’entre deux amoncelée en voussure ou rond » ; mais ailleurs (IV, 9, 3), il parle de « quelque bœuf de si méchante nature qu’il se couche dans le sillon… »

Même dans son sens dérivé de planche et par suite de mesure agraire, le mot sillon est en pleine décadence. Il n’est plus guère vivant qu’en Bretagne, où il traduit le breton ero, et dans la moitié méridionale de la France : mais ici, c’est avec le sens exclusif de planche d’ensemencement. En effet, l’araire labourant à plat, le champ prêt à recevoir les semences présente une surface uniforme : le semeur (à la volée) doit donc marquer la bande qu’il couvrira de grain en un voyage aller et retour. D’ailleurs, si le laboureur a fait des planches, il est tout naturel qu’il leur donne la largeur convenant au semeur (en Italie, la säebreite se distingue mal de la porca). La bande ainsi marquée est le sillon[2]. A. Devaux la définit « largeur de la semée (six pas), étendue de terre couverte par le jet du semeur », qui s’appelle aussi embrassée n°541) et, ailleurs, essanée, de sanner, semer ou échaumée. Les jalons sont les alayons ou les veillons. Le mot sillon se retrouve, avec le même sens, à Vaux-en-Bugey, à Aurillac, à Ambert, dans le Rouergue et aussi, d’après des renseignements oraux, à Auzances (Creuse), à Saulzet (Allier), à la Chapelle-Agnon et à Chanat-la-Monteyre (Puy-de-Dôme), à Blesle (Haute-Loire). La même idée, sous des noms différents, apparaît à Ste-Eulalie (Cantal) : ourdai, ourdrai, à Blonay (Suisse) : ésin, à Tournus : ensain.

Quand le blé qui lève a été semé inégalement, on dit qu’il sillonne (la Chapelle-Agnon), qu’il veillonne (Terres-Froides), qu’il ronsille (Aveyron). – Les jalons employés pour sillonner sont tantôt des ramilles : d’où brancher pour sillonner (Doubs) et peut-être ramées pour planches de labour ; – et tantôt des bouchons de paille : d’où paillonner à Estandeuil (Puy-de-Dôme, renseignement oral), dans l’Aveyron (poillouná) ; à St Pierre de Chirac (Dordogne), la planche semée s’appelle paillade. – signalons en passant que la sadon, mesure de terre gasconne, (satio, sazon), n’était autre chose à l’origine que la planche d’ensemencement : ce mot, très usuel au XIIIe siècle, désignait une bande de terre de 10 pas de large, sur une longueur qui devait être celle de la raie, car au XVIIIe siècle elle était fixée à 100 pas, soit environ 90 m.

Du sens de planche, de labour ou d’ensemencement, on passe aisément au sens de bande en général. Dans l’Aveyron, sillouná signifie « moissonner par bandes égales » ; à Bonneval (Eure-et-Loir) l’andain s’appelle sillon ; à Lastic (Puy-de-Dôme) on couvre les toits de sillons ou bandes de paille de 50 cm de large. En Bretagne, sillon, traduisant ero, désignera une levée de galets ou de sable, ce que les géographes appellent une flèche ou un cordon littoral : Sillon de St Malo, Sillon de Talbert, sillon de galets (Ero vili) de la baie d’Audierne, – comme d’ailleurs l’anglais balk ; ou encore une jetée de port, à Camaret par exemple, ou même un plateau allongé dominant deux dépressions : le Sillon de Bretagne, au Nord-Ouest de Nantes.

Des synonymes de sillon ont, par un glissement de sens analogue, passé au sens de planche et, éventuellement, de mesure de terre. Quelques exemples suffiront. Du Cange donne la définition « riga : striga, sulcus terrae » (or la striga des arpenteurs romains est une bande) et cite un glossaire : arcola (plate-bande), riga hortorum. Godefroy, au mot Roie, donne les citations suivantes : « le roye c’on dist à Blankart, ki contient VIII bonniers, aviestie de blet » (Tournai, 1325) et « une pièce de vigne contenant VI desrues » (1356). – Dans l’Aveyron, la raysso est « une planche ou ruban de terre ». En Gascogne, la rège ou règue a désigné d’abord la raie de labour ou le rang de vignes, puis une largeur d’un pas ou d’une latte, et enfin une superficie de dix pas sur cent ou d’une latte sur seize. (…) Le mot raie a même désigné, dans l’assolement triennal, chacune des trois soles ou saisons consacrées chaque année et à tour de rôle aux grains d’hiver, aux marsages et à la jachère. En allemand, Furche, qui est le terme à peu près général pour raie, peut signifier aussi bande de terre (Streich) et ados (Erderhöhung) et la sole de jachère (Brachfeld), qui est labourée à plusieurs reprises.

En italien, solco (lat. sulcus), qui signifie ordinairement raie de labour, peut aussi désigner une planche : on lit dans le Vocabulario della Crusca (1612), au mot Quaderno, que, de même que les champs de blé sont divisés en quaderni, de même les jardins le sont en solchi (plates-bandes). Et l’Atlas indique en plusieurs points de la Vénétie l’expression séa a solc pour faucher en faisant des andains. Enfin, le mot aiuola, qui, d’après le Vocabulario della Crusca, équivaut à porca, n’est pas un diminutif de aia, aire, mais bien le latin alveolus qui, chez Columelle, désigne le creux du sillon ou bien la tranchée où l’on couche les sarments. Sur le sens primitif de l’anglais (d’Écosse et d’Irlande) rig, voir supra, note.

Dans le groupe des langues slaves, le mot *lĕcha, répondant au lat. lira, présente toutes les variétés de sens reconnues précédemment : raie, ou plutôt dérayure, Ackerfurche (en russe seulement) ; – planche de labour (dans toutes les langues et dialectes examinés) ; – planche d’ensemencement (Saratov : « bande de terre large d’environ deux sajènes [soit 4,27 m] susceptible d’être ensemencée par un seul semeur » ; et blanc-russe) ; – une bande à moissonner (polonais dialectal) ; – mesure de terre (notamment Kazan : 4 sajènes sur 80, soit 8,75 m sur 170 : c’est à peu près le furrow, le quart de l’acre).

Il peut être intéressant de suivre, dans différents groupes de langues, l’évolution sémantique de deux racines indo-européennes représentées en latin par lira et par porca. Lira désigne la raie et porca la planche ; mais il n’est pas sûr que ce dernier sens soit primitif, car porca se rattache peut-être à l’idée de fouir (cf grec ύννις, ύννν, soc de la charrue, qu’on relie à ύς, lat. sus, porc). En tous cas, à porca répond vha. furh, furuh (cf. farah, farh, porc et nha. ferkel, porcelet) et nha. furche, angl. furrow, au sens à peu près exclusif de raie. D’autre part à lira correspond vha. leisa, mha. leis, leise, nha. geleise, gleis, toujours au sens de trace, ornière, glissière, voie, tandis que le slave *lĕcha a passé au sens de planche. (…)

Si ce modeste essai autorisait une conclusion générale, ce pourrait être que les groupes humains, grands ou petits, appartenant à un même cercle de culture sont amenés, en dépit des différenciations linguistiques, à exprimer les mêmes idées par des métaphores identiques ou du moins très semblables, et que ces expressions à leur tour subissent, presque inévitablement, des glissements de sens parallèles.

  1. J. JUD ne discute pas cette étymologie, pourtant séduisante. Considérant l’extension géographique de la racine selj, il y voit un mot pré-roman, plus précisément gaulois. Cependant, la raie de labour se disait en gaulois raia ou *rica (irlandais rech ; gallois. rhych).
  2. Sur la technique des semailles en pays d’araire, voir dans Jud, p. 156, 157, les citations de Sauvages et Rokseth. Le mot sillon, ou ses équivalents, en vient à signifier : la planche, les jalons, une étendue à couvrir par un certain travail, l’équipe chargée de ce travail.

Références citées

  • Devaux Mgr. A., 1935. Les patois du Dauphiné. T. 1 Dictionnaire des patois des Terres-Froides. Lyon, Faculté Catholique, xc-335 p.
  • De Serres O., 1603. Le théâtre d’agriculture et mesnage des champs. 2e édition.
  • Du Cange, 1678. Glossarium mediæ et infimæ latinitatis, 1678-1887 (nombreuses rééditions augmentées). 1883-1887, édition de Favre, 10 vol. : consultable et cherchable en mode texte par l'École nationale des chartes.
  • Du Cange, 1688. Glossarium ad scriptores mediæ et infimæ græcitatis; accidit appendix ad glossarium mediæ et infimæ latinitatis, una cum brevi etymologico lingæ gallicæ ex utroque glossario. Paris, 1688, 2 vol.
    • Estienne R., 1549. Dictionarium latinogallicum. Paris. Texte intégral sur le site de l'Université de Toronto ; [1] Texte intégral
    • Godefroy F., 1881. Dictionnaire de l'ancienne langue française et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle. Vieweg, Paris, 8 + 3 t. Consultation alphabétique Consultation alphabétique
    • Jud, J. 1937. Sils, seglias, sillon. In : Donum natalicum Carolo Jaberg messori indefesso sexagenario, Leipzig, Max Niehaus. Romanica Helvetica, IV : 147-162.
    • Sigaut F., 1972. Les conditions d’apparition de la charrue. Contribution à l'étude des techniques de travail du sol dans les anciens systèmes de culture. Journal d'agriculture tropicale et de botanique appliquée, 19 (10-11) : 442-478. Texte intégral sur le site de Persée.
    • Sigaut F., 2005. Labourer, pour quoi faire ? In : dossier de documents préparatoires contenu dans le DVD accompagnant l’ouvrage : Bourrigaud R, Sigaut F., dir., 2007. Nous labourons. Actes du colloque « Techniques de travail de la terre, hier et aujourd’hui, ici et là-bas », 25-28 octobre 2006. Centre d’histoire du travail, Nantes, 400 p. + DVD.
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