Gelées de printemps : éclairages historiques - Annexe 3

De Les Mots de l'agronomie
Date de mise en ligne
19 juin 2021
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Cette annexe se rapporte à l'article Gelées de printemps : éclairages historiques.

Bilan de rayonnement et gelées (Boussingault, 1844)

(Les gras sont de nous)

Refroidissement nocturne, rosée, pluie

Pendant la nuit, lorsque l’atmosphère est calme et le ciel sans nuages, les plantes se refroidissent et acquièrent bientôt une température inférieure à celle de l’air qui les environne. Cette propriété de se refroidir dans cette circonstance, appartient à tous les corps. Mais tous ne la possèdent pas au même degré. Ainsi, les substances organiques, comme la laine, le coton, les plumes, les tissus végétaux, rayonnent considérablement ; les métaux polis ont au contraire un pouvoir émissif extrêmement faible, et l’air, les gaz en général, rayonnent plus faiblement encore.

Puisqu’un corps émet continuellement de la chaleur, sa température ne peut rester stationnaire qu'autant qu’il reçoit des objets environnants, à chaque instant, une quantité de calorique précisément égale à celle qu’il perd par sa surface. Dès que les échanges instantanés ne sont plus dans cette condition d’égalité, la température du corps varie ; il peut même éprouver un refroidissement considérable s’il est exposé, durant une belle nuit, dans un lieu bien découvert. Dans une semblable situation, un corps envoie vers toutes les parties visibles du ciel plus de chaleur qu’il n'en reçoit, car les hautes régions de l’atmosphère sont très froides, comme nous pouvons le supposer par la rapidité du décroissement de la chaleur dans les montagnes. La température interne du globe, qui pourrait tendre à compenser la déperdition éprouvée par le corps qui rayonne, atténue à peine le refroidissement, parce qu'elle ne se propage qu’avec une extrême lenteur à cause du peu de conductibilité des matières terreuses. L’air, enfin, qui environne le corps ne l’échauffe qu'infiniment peu, et plutôt encore par le contact, qu’en envoyant des rayons de chaleur, car les gaz n’ont qu’un pouvoir émissif très borné. C’est même par suite de la faiblesse de ce pouvoir que la couche d'air ne partage pas, à beaucoup près, l'abaissement de température que subit le sol qui la supporte. Aussi, dans les circonstances météorologiques que j’ai signalées, un thermomètre couché sur la terre accuse toujours une température inférieure à celle qui est indiquée par un thermomètre suspendu dans l'air. La différence est d'autant plus forte que la faculté rayonnante des corps exposés est plus prononcée, et qu’elle peut s’exercer sur une plus grande étendue du ciel. Toutes les causes qui agitent l’air, qui troublent sa transparence, qui masquent ou rétrécissent le champ de l’hémisphère visible, nuisent au refroidissement nocturne. Un nuage, comme un écran, compense en tout ou en partie, selon sa température propre, la perte de chaleur qu'un corps terrestre eût éprouvée en rayonnant vers l'espace. Le vent, en renouvelant incessamment l’air qui est en contact avec la surface des objets qui tendent à se refroidir, amoindrit toujours d’une certaine quantité, les effets du rayonnement. C’est donc alors que le ciel est pur, l’atmosphère calme, que le refroidissement nocturne atteint son maximum, et qu’il est le plus nuisible aux cultures.

Dans une nuit qui réunit toutes les conditions favorables au rayonnement, un thermomètre ayant très peu de masse, quand il est placé sur l’herbe, marque après un certain temps, 7° à 8° au dessous de la température de l'atmosphère ambiante[1]. Aussi, sous la zone tempérée, en Europe, comme l’a fait remarquer M. Daniell, par l’effet du rayonnement nocturne, la température des prairies et des bruyères peut s'abaisser pendant dix mois de l’année jusqu’au point de congélation[2]. C'est surtout au printemps et en automne que les effets nuisibles du rayonnement sont le plus à craindre pour les plantes, parce que le refroidissement nocturne amène assez fréquemment leur température à quelques degrés au dessous de zéro. (…)

En France, pendant les belles nuits d’avril et de mai, quand le ciel est serein, les bourgeons, les feuilles, les jeunes pousses deviennent roux, en un mot se gèlent, quoique dans l’air un thermomètre se maintienne à plusieurs degrés au dessus de zéro. Les jardiniers, comme on sait, attribuent cette action fâcheuse à la lumière de la lune des mois d’avril et de mai, à la lune rousse, et ils fondent leur opinion sur ce fait, que par un ciel couvert, quand les rayons de l’astre n’éclairent pas les plantes, les effets destructifs ne se montrent plus, bien que l’atmosphère ait sensiblement la même température. (…) M. Arago a montré que le froid attribué à la lumière de la lune, est simplement la conséquence de la radiation nocturne dans une saison où le thermomètre est fréquemment, pendant la nuit, à 5° ou 6° degrés au dessus de zéro[3]. Dans cette condition la température d’un végétal peut néanmoins descendre au dessous du point de congélation, une culture peut être complètement gelée. Le phénomène se réalisera particulièrement pendant un ciel serein. Or, c’est par un ciel découvert que la lune est visible ; quand au contraire la lune est cachée par les nuages, le temps est couvert et alors la condition principale de la radiation nocturne ne se présente pas ; la température des corps terrestres ne s’abaissera plus au dessous de celle de l’air ambiant, et les plantes ne gèleront qu’autant que l’atmosphère elle-même sera à zéro. Ainsi, comme l’a fait remarquer M. Arago, l’observation des jardiniers n'était point fausse, elle était incomplète. Si le gel des parties molles des végétaux, dans des circonstances où l’air reste à plusieurs degrés au dessus du point de congélation, est réellement du à l’émission des rayons calorifiques vers l’espace céleste, il doit arriver qu’un écran placé au dessus d'un corps qui rayonne, de manière à masquer une portion du ciel, doit en empêcher, ou tout au moins en affaiblir le refroidissement. C’est effectivement ce qui a lieu. D’après les belles recherches de Wells, un thermomètre placé sur une planche d’une certaine épaisseur et élevée d’un mètre au dessus du sol, indique quelquefois, par un temps calme et serein, cinq degrés de moins qu’un second thermomètre fixé sous la face inférieure de la planche[4]. Ainsi s'explique l'utilité des nattes, des châssis, des couches de pailles, en un mot de tous ces abris légers avec lesquels les jardiniers couvrent les plantes délicates. Avant qu’on sût que les corps placés à la surface de la terre deviennent, pendant une belle nuit, plus froids que l’air qui les entoure, on n’apercevait pas la raison de cette pratique, car il était réellement impossible de concevoir que d’aussi minces écrans pussent garantir une plante de la basse température de l’atmosphère. (…)

Quand on réfléchit sur les pertes qu’occasionne aux cultivateurs la gelée causée par le refroidissement nocturne, aux époques où les plantes ont déjà une végétation assez avancée, on se demande s’il n'existe pas un moyen praticable de préservation ? Je vais faire connaître une méthode imaginée et suivie avec succès par des indiens agriculteurs. Les indigènes du haut Pérou qui habitent les plaines si élevées du Cuzco, sont peut-être plus exposés qu’aucun autre peuple à voir leurs récoltes détruites par l'effet du rayonnement nocturne. Les Incas avaient parfaitement déterminé les conditions sous lesquelles on devait craindre la gelée pendant la nuit. Ils avaient reconnu qu’il ne gèle que lorsque le ciel est pur et l’atmosphère tranquille ; sachant par conséquent que la présence des nuages s’oppose à la gelée, ils avaient imaginé pour préserver leurs champs contre le froid, de faire pour ainsi dire des nuages artificiels. Lorsque la nuit s’annonçait de manière à faire craindre une gelée, c’est à dire lorsque les étoiles brillaient d’un vif éclat et que l'air était peu agité, les Indiens mettaient le feu à des tas de paille humide, au fumier, afin de faire de la fumée et de troubler par ce moyen la transparence de l’atmosphère, dont ils avaient tant à redouter. On conçoit au reste qu’il doit être facile de troubler la transparence d’un air calme en faisant de la fumée ; il en serait tout autrement s’il faisait du vent, mais alors la précaution elle-même deviendrait tout à fait inutile, puisque dans un air agité, quand le vent souffle, on n’a plus à craindre la gelée causée par la radiation nocturne. ((Suit citation du texte de Garcilaso de la Vega)).

Le refroidissement des corps occasionné par la radiation nocturne, est toujours accompagné d’un dépôt d’humidité qui s’opère à leur surface sous forme de gouttelettes de rosée. Les ingénieuses expériences de Wells ayant démontré que l’apparition de la rosée suit constamment et ne précède jamais l’abaissement de la température des objets sur lesquels elle se dépose, le phénomène ne peut être attribué qu’à une simple condensation de la vapeur aqueuse contenue dans l’air, comparable en tout point à la précipitation qui s’opère sur les parois d'un vase renfermant un liquide plus froid que l’air[5].

Notes

  1. Arago, Annuaire des longitudes, 1827, p. 149.
  2. Humboldt, Asie centrale, t. III, p. 198.
  3. Arago, Annuaire des longitudes, année 1822.
  4. Arago, Annuaire des longitudes, année 1837, p. 150.
  5. Arago, Annuaire des longitudes, année 1837, p. 160.
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Référence

Boussingault J.B., 1844. Économie rurale considérée dans ses rapports avec la chimie, la physique et la météorologie. Paris, t. 2: 676-688. Texte intégral.


Commentaire

Cette présentation du mécanisme des gelées de printemps est une synthèse presque actuelle. Pour rentrer dans le détail des mécanismes physiques, il n’y manquerait que le rayonnement du corps noir et la loi de Stefan-Boltzmann (1879 et 1884) : le rayonnement de la surface d’un corps est proportionnelle à son émissivité propre et à sa température absolue à la puissance 4.

Comme, dans des passages non repris ici, Boussingault fait des comparaisons avec les zones d’altitude dans le nord (humide) de la Cordillère des Andes, je nuancerai le dernier paragraphe. Il ne se produit en effet de la condensation (rosée, givre ou « gelée blanche »), que sur des surfaces dont la température descend en dessous du « point de rosée » de l’air, qui est d’autant plus bas que son humidité absolue (pression partielle de vapeur d’eau) est faible. Sur l’Altiplano péruano-bolivien, l’air peut être si sec qu’il n’y ait pas de condensation à –15°C. Dans le vocabulaire agricole local, cela conduit à distinguer les gelées blanches, moins dangereuses, des « gelées noires », nommées d’après la couleur que prennent très vite les végétaux atteints.

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